Calculs foireux

Calculs foireux

– A ton avis, la douleur la plus aigüe possible dans la catégorie maladie, c’est laquelle ?

– Ah mais je vois que tu es tout à fait dans l’esprit de Noël, toi, dis-moi ?

– Ce n’est pas moi quoi t’apprendrai que le Noël chrétien n’est qu’une des nombreuses variantes de fêtes du solstice d’hiver qui pouvaient s’avérer particulièrement riches en rituels chelous et en sacrifices sanglants, Sam. Tes grands yeux naïfs ne trompent personne.

– Cette idée de palmarès de la souffrance est complétement débile mais je dirais que la rage de dents ne doit pas rater le podium de beaucoup.

– Ça s’entend mais…

– Après, je dirais que côté venins, la piqûre de Paraponera se classe médaille d’or.

« Le truc qui vous grimpe dans le cou ? C’est moi. »

– Eh ben heureusement que t’as jamais creusé la question, dis-moi.

– Je… lis des trucs. Des machins. Par ci par là, tu vois, à l’occasion. Quand ça me tombe sous le nez par hasard.

– C’est ça, oui. Reste que si elles ne sont pas nulles, tes chances de te faire mordre le fion par une fourmi d’Amazonie restent modestes. Il y a de bonnes chances qu’une des douleurs les plus difficiles à encaisser se range donc plutôt dans la catégorie colique néphrétique. Les bons vieux calculs, tu vois ? Des concrétions minérales qui viennent se foutre dans les reins et l’appareil urinaire, d’où le vieux nom de maladie de la pierre.

– Attends, ce n’est pas un truc de vieux, ça ?

– Du tout. Généralement, les quelques 10 % de la population touchés en Occident par cette cochonnerie se tapent la première crise autour de trente ans. Quand le concrétion se… coince, ça provoque une douleur en coup de poignard sympathique au niveau des reins, d’autant qu’il n’y a aucun moyen de la soulager en se plaçant dans une autre position.

– Argh.

– Chauffé au rouge, le poignard. Et ça insiste jusqu’à ce que le caillou en question passe spontanément ou grâce au secours de la médecine miséricordieuse. Et crois-moi, tu remercies la science contemporaine qui réussit en général à résoudre le souci à peu près aisément.

– J’adore entendre des histoires dégueulasses et pas stressantes pour un sou, mais pourquoi tu me parles de ça ?

– Disons que j’avais envie de t’expliquer comment on faisait AVANT la science contemporaine.

– Mais qu’est-ce que je t’ai fait ?

– Pour une fois rien, mais je vais quand même te raconter tout ça pendant que tu finis tes rognons. Le truc touchant avec les calculs rénaux, c’est que ça tisse un lien ténu mais solide avec l’humanité jusqu’à des périodes reculées : les archéologues en retrouvent régulièrement sur les corps qu’ils exhument. A ma connaissance, la prime à l’ancienneté est actuellement détenue par un malheureux Egyptien qui a dû la sentir passer il y a sept millénaires de ça, d’autant qu’il n’y avait a priori pas grande chose pour le soulager dans la pharmacopée des Pharaons, en dehors de traitements par les plantes qui impliquaient surtout beaucoup de pavot.

–  S’y connaissaient en gros cailloux, pourtant.

De fait.

– Nettement moins sur les moyens de faire passer spontanément une caillasse de deux centimètres de large par ton urètre. T’es tout pâlichon, minou, tout va bien ?

– En dehors du fait qu’un certain malade mental parle de faire passer d’énormes rochers dans un organe que j’ai toujours préféré voir sous l’angle génital plutôt qu’urinaire ? Impeccable.

– Bon, poursuivons. Pour commencer à vraiment s’amuser, faut se tourner vers les Grecs, des gens qui savaient rire.

– Sont réputés pour être forts en calculs, les Grecs.

– C’est nul, bordel, je suis effondré. Mais ça ne va pas m’empêcher de te parler d’Hippocrate, l’un des premiers à dresser un tableau clinique de la pathologie en question… tout en précisant que les médecins de son temps avaient tendance à refiler le bébé à des professionnels spécialisés plutôt que de s’en charger eux-mêmes.

– Ah ben sympa.

– C’est même écrit mot pour mot dans le texte original du fameux serment, figure-toi : « je ne pratiquerai pas l’opération de la taille, je la laisserai aux gens qui s’en occupent ». Ce qui suggère deux choses. Et d’une, la taille, autrement dit l’intervention qui consiste soit à extraire les pierres à l’aide d’une petite curette de bronze, soit à découper ou à écraser les calculs trop gros en insérant un crochet dans la vessie, c’est une affaire de spécialistes. Et de deux, c’est une affaire risquée, au point qu’il faudra attendre deux siècles qu’un médecin d’Alexandrie s’affranchisse du serment de son glorieux confrère. Ce qui lui vaut de rester dans les mémoires comme Ammonius le Lithotomiste, autrement dit le Coupeur de pierres.

– Un cantonnier un peu spécialisé, quoi.

– Voilà. Et pour ce qui est de la description de l’opération, il faut attendre l’époque d’Auguste, à Rome, et farfouiller du côté du De Re Medica de Celse, premier praticien à fournir un protocole précis pour l’opération de la taille.

– Et ?

– Et il ne recommande pas du tout, vu les risques. Mais alors du tout. C’est vraiment l’opération de la dernière chance, vu les complications possibles en un temps où on maitrise mal certaines notions de bases en matière de champ stérile et de désinfection.

– Quel genre, les complications ?

– L’hémorragie, déjà, pas franchement improbable quand on t’enfonce par exemple des tiges d’airain de ce genre dans la biroute.

Oui, on a tous serré les jambes par réflexe avec une petite grimace.

– Argh.

– Mais il y a mieux.

– Mieux que de pisser le sang par le chibre ?

– La gangrène.

– Ecoute tu vas me laisser là, continue tout seul.

– Pas moyen. Bref, c’est vraiment l’ultime recours. Et franchement, bon courage au patient parce que l’opération a l’air d’être un vrai bonheur quand on se souvient que l’anesthésie n’existe pour ainsi dire pas.

– Je ne veux pas savoir, tu sais ?

– Tout commence par un toucher rectal.

– MAIS ARRÊTE.

– C’est conçu pour « pousser » la pierre préalablement localisée au toucher vers la surface du corps avant de procéder de l’autre main à une incision du périnée, de la prostate et du col de la vessie pour l’extraire avec un crochet.

– J’espère sincèrement que les patients tombaient dans les pommes.

– Moi aussi, mais ça n’est manifestement pas toujours le cas. Pour citer Celse, le bon spécialiste de la taille doit « pouvoir utiliser aussi bien la main gauche que la droite, disposer d’une excellente vue et agir avec courage et détermination sans vaciller pour guérir son patient en dépit de ses cris. »

– Je.

– Et on a continué de soigner les gens de cette manière pendant un bon petit millénaire, et encore, dans le meilleur des cas, l’Europe médiévale ayant perdu une bonne partie du savoir gréco-romain en matière de médecine. La Renaissance change tout ça, avec une phase de développement scientifique et culturel qui s’appuie sur la redécouverte des textes antiques d’une part sur le développement de nouveaux savoirs d’autre part.

– Ouf.

– T’emballe pas, ça reste encore assez sommaire. Et ce n’est pas moi qui le dit, c’est Montaigne, qui s’y connaissait en calculs.

– Ah ? Je le voyais plutôt littéraire, ce garçon.

– Patate. Le pauvre a commencé à douiller à 40 ans et… Ecoute, le mieux, c’est de le laisser causer : « l’opiniâtreté de mes pierres, spécialement en la verge, m’a parfois jeté en longues suppressions d’urine, de trois, de quatre jours, et si avant en la mort que c’eut été folie d’espérer l’éviter, voire désirer vu les cruels efforts que cet état m’apporte (…) on me voit suer d’ahan, pâlir, rougir, trembler, vomir jusques au sang, souffrir des contractions et convulsions étranges, dégoutter parfois de grosses larmes des yeux, rendre des urines épaisses, noires et effroyables, ou les avoir arrêtées par quelque pierre épineuse et hérissée qui te point, et écorche cruellement le col de la verge…»

« J’ai pas l’air comme ça, mais je suis à deux doigts de me laisser aller à pousser de légers hurlements ».

– Marrant, je n’ai pas eu ce texte au bac de français.

– Et pourtant, tu le trouves en deux parties dans les Essais, III, 4 et III, 13. Bref : progrès de la médecine ou non, rares sont ceux qui osent opérer. Même Ambroise Paré, qui n’avait pourtant pas froid aux yeux au moment de tester des trucs, préfère éviter le plus possible d’opérer. Il privilégie une extraction en douceur lorsque la pierre n’est plus dans la vessie.

– … Définis « en douceur », pour voir ?

– « La pierre en étant sortie ou étant demeurée au col d’icelle ou à la verge, lors faut que le chirurgien se garde bien de la repousser au dedans, mais la mandera tant que faire se pourra avec les doigts à l’extrémité de la verge, en y mettant huile d’amandes doulces ou autres choses lubrefiantes. Et si elle descend jusqu’à l’extrémité de la verge et qu’elle y demeure, la faut tirer avec petits crochets. Et si on ne peut par de tels crochets l’extraire, on mettra cet instrument nommé tire-fond avec sa canule en la verge jusqu’auprès de la pierre. Puis on le tournera doucement, à fin qu’il la mette en petites portions… »

– C’est en douceur, ça ?

– Par rapport à une opération à bistouquette ouverte ? Tu m’étonnes. Tu veux la description ?

– Absolument pas.

– Parfait. « Posant le cas que [la pierre] fut si grosse ou ayant des aspérités, adonc faut faire incision (…) sur le côté de la verge qui est une partie plus charnue. Mais tu dois icy noter qu’avant que faire l’incision, il te faut lier la verge au-dessus et bien près de la pierre, pour la tenir contrainte puis tirer assez fort vers toi le prépuce à fin qu’après l’incision, le cuir étant relâché et retourne et couvre ladite incision, dont plus aisément & brièvement l’union & consolidation de la playe puis après se fera ».

– C’est atroce, bordel.

– D’autant que la douleur ne garantit pas une issue heureuse : les chances de survie se situent entre 30 et 50 %, jusqu’au début du 18e siècle au moins. Ce qui explique qu’il vaut mieux avoir affaire à de fins praticiens comme Paré, ou à un des spécialistes itinérants de la taille qui parcourent l’Europe du 16e au 18e siècle en proposant leurs services. Comme ils viennent souvent de pays germaniques, ils portent le nom de Steinschneider, les coupeurs de pierres. Et tu te rappelles des complications dont je parlais ?

– J’essaie surtout de les oublier.

– Il y en a d’autres.

– Allons bon.

– L’impuissance, par exemple, ou l’apparition de fistules urinaires. Bref, c’est tellement effrayant que la plupart des patients voient l’opération comme une condamnation à la torture et à la mort. Tu te souviens du livre et du film Tous les matins du monde ?

– Trois heures avec Depardieu qui joue de la viole de gambe tartiné de fond de teint blafard ? Comment oublier.

« J’ai faim. »

– Il est consacré à la vie de Marin Marais, élève de Lully et futur violiste du roi. Et immortel compositeur d’une œuvre musicale directement consacrée aux calculs rénaux.

– Pardon ?

– Si si. Il a écrit une pièce de viole de gambe directement inspirée de l’opération : le Théâtre de l’Opération de la Taille.

– M’enfin.

– Ben c’est le genre d’opération qui marque un peu les esprits, si tu veux, quand tu regardes dans le détail.  

– … NON tu ne vas pas la décrire, NON.

– Mais si, mais si.  En fait, tu as deux opérations distinctes : le grand appareil, pour la taille latérale, et le petit appareil.  

– Je me vengerai.

– J’espère bien. Pour le petit appareil, tu as seulement besoin d’un chirurgien et de deux aides. Le premier assistant, faut choisir un grand costaud qui prend le patient sur ses genoux et lui écarte de force les deux bras pour le faire tenir tranquille pendant que le deuxième se consacre à une mission essentielle.

– Qui consiste en quoi ?

L’air serein du patient est non contractuel.

– Essentiellement à écarter les glaouis du malade pour que le chirurgien y voit quelque chose au moment de lui enfoncer des trucs en métal par-ci par-là. Mais c’est pour le grand appareil que ça devient un peu technique. Et cette fois, il te faut cinq complic…. assistants.

– Ah.

– On commence par aménager un plan incliné, disons une simple table adossée à un matelas. On adosse ensuite le malade à la table et on lui attache les bras, les cuisses et les jambes. Trois valets sont mobilisés pour le faire tenir bien sage. Un quatrième se charge de relever le scrotum d’une part, de maintenir le cathéter d’autre part. Le cinquième joue les assistants en tendant au chirurgien les instruments dont il a besoin. L’opération elle-même ne prend que quelques minutes quand tout se passe bien…

– Et quand ça se passe mal ?

– Tu l’auras voulu, sur ce coup. Ça ressemble à ça, pour citer un témoin du temps : « La pierre échappa plusieurs fois à la tenette ; on faussa plusieurs tenettes ; plusieurs chirurgiens s’y fatiguèrent. Un des spectateurs représenta qu’on devoit adhérer à la prière du malheureux malade, qui supplioit à grands cris qu’on le laissât, et qu’on le remit dans son lit (…)  mais l’opérateur ne voulut abandonner ni l’autel, ni la victime. (…) Enfin, le malade épuisé, ne poussoit plus que de faibles cris (…) quand après deux heures d’horribles tourmens, on voulut bien le délier et le remettre dans son lit où il expira environ une heure après ».

– Une réussite.

– Tu peux remercier les progrès de la médecine, Sam. L’anesthésie et l’antisepsie se sont développées à partir du milieu du 19e siècle, les techniques chirurgicales se sont précisées et l’urologie est devenue une spécialité à part entière. Sans dire qu’une colique néphrétique est une partie de plaisir aujourd’hui, ce genre de massacre n’existe plus…

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