Gonflé

Gonflé

– Ça ne marchera jamais. Mais bon Dieu il faut que ça marche ! 

– Je vois qu’on fait dans la citation historique de bon matin. Bravo. Voilà le Sam que j’aime. Un constant engagement de l’auteur, concentré, engagé dès l’aube sur son rude labeur et…

– Mais de quoi tu parles ? Je suis en train de m’énerver contre cette putain de machine à café qui décartonne encore parce que quelqu’un a encore oublié de nettoyer le calcaire.

– Oh.

– Ça pisse trois gouttes. Et j’ai besoin de beaucoup plus de trois gouttes de café le matin, bordel de cul.

– Pour être affable, souriant, de bonne humeur et tout.

– Voil… Hey.

– En tout cas tu fais dans la citation historique par reconstruction aléatoire, c’est original.

– Enfin pardon mais ce n’était pas non plus du Thucydide.

– Non, mais tu as retrouvé les mots exacts de Sir Alan Brooke.

– Il avait un problème de machine à café ?

– Noooon, pas si grave. Il était seulement responsable du Chiefs of Staff Committee.

– Et c’est quoi, ça ?

– L’organe qui réunit les principaux chefs d’état-major des Forces armées britanniques pendant la seconde guerre mondiale.

– Ah oui. Des gens un peu stressés, j’imagine.

– Un peu. Et fin 1943, ça commence à monter encore un peu plus en pression.

– Parce que ?

– Parce que 1943 a largement changé la donne. Les échecs allemands se sont multipliés sur plusieurs fronts et à l’Ouest, la perspective d’un débarquement majeur sur les côtes françaises tient plus de la certitude que de l’éventualité. Tout le monde sait que les Alliés s’apprêtent à tenter une opération de grande envergure, à commencer par le renseignement allemand.

– Faut dire que ce n’est pas loin, les côtes anglaises.

– Et que les espions allemands sont tout sauf des truffes. La concentration d’hommes et de troupes nécessaires à un débarquement aussi important ne passe pas franchement inaperçue, et c’est toute une logistique en soi. Pour préparer l’opération Overlord, il en faut une autre : Round-Up.

– Comme dans “round up the usual uspects” ?

– Exactement, ça signifie rassemblement. Et le mot est faible : il faut acheminer des dizaines de milliers d’hommes et de centaines de milliers de tonnes de ravitaillement, de matériel et de munitions en Angleterre avant de déchaîner les feux de l’enfer sur les défenses allemandes.

– Pourquoi tu prends une voix grave de bande-annonce hollywoodienne ?

– Aucune idée, je trouve que ça donne un truc en plus. Bref : dans les hautes sphères de l’état-major allié, on ne trouve pas beaucoup de naïfs. Chacun a conscience que les Allemands savent très bien qu’une opération aéroportée et amphibie de grande envergure s’annonce contre leur de défense côtière aménagée, le Mur de l’Atlantique. Impossible de dissimuler complètement Round-Up – en revanche, on peut tenter d’enfumer les nazis sur le lieu exact du débarquement initial.

– Celui qui doit servir de tête de pont aux forces alliées.

– Exactement. À Londres, les responsables des opérations d’intoxication, ou « deception », dans la langue de Shakespeare et de Boris Johnson, se voient confier une double mission, dirigée par la Section de contrôle : l’Opération Fortitude.

Oui enfin on nous la fait pas, on sait aussi que Wolverine est concerné quelque part là-dedans.

– « Force d’âme » ?

– Quelque chose comme ça, oui, un mélange de courage et de détermination. Premier objectif de Fortitude : convaincre l’état-major du Reich que le futur débarquement n’aura pas lieu en Normandie mais plus au nord.

– Dans le Pas-de-Calais, oui, c’est connu.

– Entre autres, mais Fortitude cherchait aussi à faire cogiter les nazis sur l’idée d’un débarquement en Norvège, où le Reich avait tout de même positionné quelque chose comme 17 divisions.

– Et les Allemands, ils en sont où ?

– Fin 1943, Hitler est convaincu que les Alliés vont attaquer en Norvège. Les officiers supérieurs de la Wehrmacht ne sont comme souvent pas franchement d’accord avec le Führer et penchent plutôt pour la première hypothèse : le Pas-de-Calais. C’est de loin l’idée la plus logique : les plages du département sont géographiquement les plus proches des côtes anglaises et c’est d’ailleurs là que les armées française et anglaise avaient réussi un vrai tour de force logistique en 1940 avec l’Opération Dynamo, qui avait permis de rapatrier in extremis une grosse partie des forces franco-anglaises à Dunkerque.

– … surtout anglaises…

– Oui, d’accord, surtout anglaises, mais aussi quelques dizaines de milliers de Français tout de même, pour être honnête. Mais éteignons les vieilles rancœurs, Sam.

– Mon cul, oui.

Que quelqu’un fasse quelque chose, pitié, il est comme ça depuis ce matin.

– … D’accord. Revenons à Fortitude, alors ?

– D’accord.

– A une date où la Normandie a déjà été choisie pour accueillir les premiers éléments alliés, le but consiste non pas à donner une certitude aux Allemands mais bien à laisser planer l’ambiguïté.

– Pour forcer le Reich à disperser ses forces.

– Ou à les renforcer au mauvais endroit, oui. Mais Fortitude a un autre objectif : continuer d’intoxiquer les généraux du Reich après le D-Day.

– Ah bon ?

– Eh oui. La réussite du Débarquement en lui-même – l’Opération Neptune, pas Overlord – est impérative mais ce n’est que la première phase de l’invasion. Il s’agit de débarquer autant d’hommes et de matériel que possible pour résister à une contre-offensive allemande qui s’annonce non seulement inévitable, mais meurtrière vu que, la 15e armée allemande, postée dans le Pas-de-Calais, compte 150 000 hommes. Contrarier l’arrivée de ces renforts en Normandie est absolument essentiel pour donner le Temps aux Alliés de conforter leurs positions. Ce qui suppose de convaincre l’Allemagne qu’en dépit de son intensité, le débarquement de Normandie n’est qu’un leurre, et que les Alliés s’apprêtent à frapper ailleurs et plus fort.

– Tu m’étonnes qu’il doit y avoir un peu de jus de crâne qui se perd dans les QG.

– Le défi est d’autant plus complexe que tu ne trompes pas les services allemands comme ça, ce qui pose un autre souci : comment réussir à les entuber sans gaspiller trop de ressources pour une opération fantôme ?

– Et alors, comment ?  

– La réussite de Fortitude ne peut pas se résumer à un unique canal. Il faut aveugler l’ensemble des services de renseignement allemand, de la cinquantaine d’espions identifiés par les services anglais et soigneusement laissés en liberté, jusqu’aux agents chargés de suivre les communications radio en passant par les aviateurs de la Luftwaffe.

– Et encore, on n’avait pas Internet.

Mais ça si ça se trouve on a déjà des hackers à capuche.

– Voilà. Tandis que les services de renseignement s’emploient à retourner les espions allemands, l’armée anglaise se charge du premier volet de l’opération, baptisé « Skye » : le déploiement au sud de l’Ecosse et en Irlande d’une 4e armée britannique parfaitement fictive, censée s’entraîner à débarquer en Norvège. Au sud de l’Angleterre, on lance le second volet, le plus massif : « Quicksilver », confiée au général américain Patton. Son but est de masser une deuxième armée tout aussi factice au plus près des côtes françaises, de l’autre côté du Channel, le First United States Army Group (FUSAG), qui compte en tout et pour tout un seul soldat.

– Patton ?

« J’ai cru entendre un sacré fils de rien dire que ça ne suffirait peut-être pas. Je veux qu’il sorte du rang immédiatement. »

– Lui-même. Dans les deux cas, la Royal Air Force est priée de laisser les appareils d’observation du Reich survoler les îles britanniques tranquillement – enfin, plus ou moins tranquillement.

– Histoire de rester crédibles.

– Voilà. Et ce que photographient les aviateurs allemands a de quoi sidérer l’état-major nazi. Au sud de l’Ecosse comme dans le sud-est de l’Angleterre, la campagne anglaise paraît littéralement recouverte d’avions et de tanks prêts à l’action. Mais tandis que du ciel, l’illusion est parfaite, la réalité est bien différente au sol où les Alliés se sont contentés d’aligner des… répliques gonflables de chars, de canons, de chasseurs et de bombardiers, postés près de faux hangars en carton-pâte. C’est le volet le plus connu et pour être honnête le plus drôle de Fortitude, et les archives ouvertes bien plus tard ne manquent pas de clichés de soldats rigolards transportant à dos d’homme des répliques de tanks dont l’original pèse plusieurs dizaines de tonnes.

« Je vous le dépose sur le perron ? Parce que ça rentre pas dans la boite aux lettres. »

– Une armée gonflable.

– Une GROSSE armée gonflable : l’équivalent de onze divisions, avec leur propre terminal pétrolier factice, des Spitfire en carton et des P-51 Mustang en contreplaqué, et des tanks en caoutchouc qu’on déplace régulièrement.

– Le dispositif est élastique.

– Je devrais te sanctionner pour celui-ci, mais je suis une grande âme. Au nord comme au sud, l’ensemble est tellement réaliste vue du ciel que rapport après rapport, le renseignement allemand se persuade qu’une force gigantesque s’apprête à déferler soit en Norvège, soit dans le Pas-de-Calais. Voire les deux, pour une partie de l’état-major, sidéré par par la puissance de feu réunie par les Alliés.

– Alors que tu aurais en gros besoin d’une aiguille à tricoter pour défoncer toute une armée de « blindés ».

« Pffffrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrt ».

– Ils ne sont pas non plus partis à poil à l’assaut des plages normandes, les boys. Mais effectivement, la puissance alliée réelle est nettement moindre que ce que redoutent les projections allemandes les plus catastrophistes. Pour renforcer la crédibilité du FUSAG, les Alliés ne font pas dans la demi-mesure. Des barges de débarquement factices sont fabriquées à partir de tubes d’échafaudage, de bois, de toile et de barils de pétrole vides, petit à petit déployées au cours des premiers mois de 1944 dans les ports et les estuaires du sud-est, notamment du côté de Douvres.

– Un jeu de rôle grandeur nature, mais un gros.

– Gros et complexe. Le latex et le contreplaqué, c’est bien, mais ça ne fait pas tout. Fortitude n’aurait guère de chance d’être vraiment convaincante sans un gigantesque effort de saturation. Une armée comme celle dont les Alliés cherchent à faire avaler l’existence aux Allemands, ça communique.  Il faut noyer le renseignement allemand d’informations, ce qui suppose le recrutement de plus d’un millier d’opérateurs radio, tous sollicités pour émettre un volume monstrueux de trafic radio imaginaire, transmis et reçu par des unités fixes et mobiles dans tout le sud-est de l’Angleterre.

– Histoire de saturer les services allemands.

– Et de donner l’impression d’une intense activité. Même la BBC participe en diffusant sur ses antennes de fausses informations destinées à crédibiliser la présence d’une immense armée : des résultats de rencontres sportives imaginaires entre soldats, par exemple et même de fausses annonces de mariage.

– Ah oui ils sont allés loin.

– Eh oui. Cette masse impressionnante de petites mains de l’intox a cherché à reproduire tout ce qui pourrait traduire la présence d’une masse d’hommes plus importante encore que celle qui est vraiment en train de se préparer, et à d’autres endroits. En parallèle, les agents doubles sont chargés de diffuser des informations volontairement parcellaires sur la composition et la position des unités des FUSAG. Un homme surtout surtout joue un rôle décisif en raison de la confiance totale que lui accorde l’ennemi, et on lui consacrera forcément un billet un jour : l’espagnol Juan Pujol Garcia, nom de code Garbo.

– Comme Greta ?

On avait juste besoin d’une excuse.

– En référence à Greta, même. Lui, dans le genre agent double, c’est la première division : ça fait des années qu’il intoxique l’Abwehr et des mois que ses 24 agents transmettent une quantité impressionnante de mensonges sur le FUSAG, astucieusement mélangés à quelques informations authentiques. Voilà pour le pittoresque. Mais Fortitude a aussi un versant plus sombre.

– Du genre ?

– Du genre glauque. Construire une armée fictive crédible implique de sacrifier quelques pions.

– Oh ooooh.

– Comme tu dis. À plusieurs reprises, les services alliés « grillent » volontairement des réseaux de résistance, en les donnant aux Allemands après avoir informé leurs chefs d’une prochaine opération dans le Pas-de-Calais. Ce qui revient à les envoyer à la mort, en général après quelques séances de tortures gratinées.

– Oh c’est moche.

– Mais efficace : ceux qui finissent par craquer donnent des renseignements d’autant plus convaincants que leurs bourreaux les obtiennent sous la contrainte. Et ce n’est pas tout.

– Ah bon ?

– Oh non. Dans les semaines qui précèdent le D-Day, programmé pour début juin, les Alliés lancent une série d’opérations bien réelles pour convaincre le Troisième Reich que les choses se précisent. Certaines visent des installations purement militaires, comme les raids menés par le Fighter Command contre les radars allemands du Pas-de-Calais, mais d’autres sont plus cyniques, comme la campagne de bombardements qui frappent une série de villages fortifiés sur les côtes du Pas-de-Calais dès septembre 1943.

– La raison d’Etat…

–  Oui, et la raison d’Etat fait que des villages entiers, comme le Portel ou Équihen-Plage sont presque entièrement détruits. En tout, 600 habitants meurent au nom des intérêts supérieurs alliés. En juin 1944, juste avant le D-Day, c’est le Touquet qui est durement bombardé, comme si on voulait saper les lignes de défense allemande. Là encore, la centaine de bombes larguées par les Alliés font des victimes chez les civils. Et ça a continué jusqu’au dernier moment.

– Ah bon ?

Oh oui. Pour noyer l’ennemi, la Section de contrôle multiplie les sorties aériennes dans le Pas-de-Calais jusqu’à la veille du 6 juin. C’est parfaitement inutile sur le plan opérationnel, mais ça détourne l’attention des observateurs allemands. Douvres et tout le Pas-de-Calais subissent à nouveaux de lourds bombardements, comme si l’attaque était imminente. Les 150 000 hommes de la 15e armée allemande sont placés en alerte dans les premiers jours de juin, quand la foule de petits bateaux qui sillonne la Manche démultiplie le nombre de messages radio pour noyer les opérateurs allemands sous un trafic anormal.

– Donc ça marche…

– Oh oui. Fortitude est un tel succès que quelques jours à peine avant le D-Day, le maréchal Rommel, légende vivante de l’armée allemande, vient encourager ses troupes dans le Pas-de-Calais dans le cadre de la vaste tournée qu’il mène depuis des mois pour renforcer au plus vite le Mur de l’Atlantique. Il avait pourtant lui-même prévenu que l’hypothèse du Pas-de-Calais semblait peu probable, dans une phrase célèbre : « si vous pensez qu’ils arriveront par beau temps en empruntant l’itinéraire le plus court et qu’ils vous préviendront à l’avance, vous vous trompez… Les Alliés débarqueront par un temps épouvantable en choisissant l’itinéraire le plus long. Le débarquement aura lieu ici, en Normandie, et ce jour sera le jour le plus long. »

– Ah mais c’est de lui, l’expression ?

– A priori oui si on en croit son aide de camp, Helmut Lang, qui a raconté la scène plus tard. Et Rommel aurait dû s’écouter lui-même. Le 5 juin 1944, persuadé que le temps est bien trop affreux pour permettre une opération amphibie, Rommel est reparti en Allemagne pour passer un peu de temps en famille quand il apprend la nouvelle. En sautant sur la très courte amélioration météo qui s’annonce, les Alliés ont déclenché l’Opération Neptune aux premières heures du 6 juin. La suite, tu la connais grâce aux cours d’histoire que tu suivais assidûment…

– C’est de la diffamation pure et simple.

– … Ok, tu la connais grâce à Spielberg : les plages de Normandie sont prises d’assaut. Et tu sais le plus beau ?

« On est peinards les copains, les gars de Fortitude ont tout arrangé ! »

– Non ?

– Le plus beau coup fourré de Fortitude s’est joué au milieu de la nuit. Tu te souviens de Garbo ?

– L’agent double anglais ?

– Oui. Quelques heures avant le début de l’opération, « Garbo », l’agent double à qui l’Abwehr fait le plus confiance, a contacté de toute urgence ses officiers traitants pour les informer d’une opération imminente… en Normandie.

– Hein ? Mais ça revient à prévenir l’armée allemande !

– Eh non. Le temps que son message soit décrypté, les soldats alliés ont déjà commencé à débarquer. En revanche, elle offre à Garbo une crédibilité en béton armé…

– Purée c’est sur le fil, quand même.

– Oui et non, parce qu’on ne change pas un dispositif en quelques heures de toute façon, mais ça évite de brûler une pièce maitresse de l’opération, d’autant que Fortitude ne s’arrête pas au 6 juin. Pendant des semaines, les agents anglais et américains continuent de saturer l’état-major allemand pour leur faire croire que la Normandie n’est qu’un trompe-l’œil et que 200 000 hommes supplémentaires s’apprêtent à ouvrir une seconde tête de pont dans le Pas-de-Calais. Sur ordre d’Hitler, la 15e armée allemande y reste donc stationnée… jusqu’au mois d’août !

– Outch.

– Oui, et c’est un choix désastreux pour l’Allemagne. Quand tu vois les difficultés que les Alliés ont rencontrés pour consolider leurs positions en Normandie dans les premières semaines, Overlord aurait vraiment pu virer au désastre si les troupes cantonnées du Pas-de-Calais étaient venues renforcer plus vite les armées allemandes en Normandie. Peut-être pas de quoi changer le sort de la guerre, mais de quoi ralentir sérieusement l’avance alliée…

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