Le coup du congélo
– Il marche du feu de Dieu, ce nouveau congélateur.
– Je ne sais pas si c’est ta métaphore la plus pertinente, ô mon camarade à l’esprit fécond.
– Non mais regarde-moi ces beaux glaçons. On pourrait couler le Titanic avec.
– On a peut-être vu un peu grand non ?
– Juste la bonne taille.
– Un argument récurrent de ta part, il paraît. Je maintiens qu’on s’est emballé.
– Ecoute, ça nous permettra de parer à n’importe quel imprévu.
– Devoir nourrir un régiment, tu veux dire ?
– Par exemple. Ou entuber la police.
– Pardon ?
– Ecoute, imagine qu’une de nos soirées tournent mal.
– Elles tournent toutes mal, Jean-Christophe.
– Non mais encore plus. On se réveille matin, et là paf, le cadavre d’un parfait inconnu dans le salon. T’as pas d’alibi, moi non plus et tout le monde sait que c’est salissant, le broyeur.
– Je… Non, rien, le risque est faible, mais non nul. Mais je ne vois pas le rapport avec ton congélateur. Enfin je vois bien l’idée de flanquer ton macchabée dedans mais et d’une, ça va tout de même faire drôle quand on ira se chercher un sorbet, et de deux ça sent la catastrophe à la première panne de secteur.
– J’avais autre chose en tête. Richard Kuklinski, ça te parle ?
– Pas du tout.
– T’aurais pourtant du mal à le louper en le croisant dans la rue. Ce brave garçon faisait un tout petit peu moins de deux mètres pour 130 kilos avec des épaules de cantonnier et des cuisses de portefaix. Il chaussait du 52, pour te donner une idée.
– Beau bébé.
– Mais méchant bébé. Sans vouloir lui trouver des circonstances atténuantes, il n’a jamais connu grand-chose d’autre que la brutalité et la violence entre sa naissance dans le New Jersey en 1935 et sa mort. Sur le papier, la famille ressemblait à beaucoup d’autres familles de l’époque : Richard est un fils d’immigrés comme bien d’autres, fils d’une mère irlandaise et d’un père…
– Polonais ?
– Franchement, avec un nom comme Kuklinski, on se demande comment tu as pu y songer. Sa mère travaille comme ouvrière dans une usine où elle passe ses journées à mettre de la viande dans des barquettes et son père bosse comme serre-frein pour une compagnie de chemins de fer du Garden State. Côté face, c’est la vie typique de la vie ouvrière dans les années 30 aux Etats-Unis : Kuklinski et ses trois frères et sœurs ne vivent certainement pas dans le luxe, mais correctement, et on se tient devant les autres. Le dimanche, église obligatoire : en bonne irlandaise, maman est catholique et le petit Richard sert comme enfant de chœur dans l’église du quartier. Tu rajoutes Sergio Leone à la caméra et Morricone à la BO, et tu te croirais dans Il était une fois en Amérique.
– … Et côté pile ?
– Un enfer. Entre les coups et l’alcoolisme, je te passe les détails, mais c’est du Zola. Le couple passe son temps à taper sur leurs mômes quand ils ne sont pas eux-mêmes à deux doigts de s’étriper, du moins quand le père ne part pas plusieurs mois en vadrouille loin de foyer. Bref : au début des années 60, Richard a bien du mérite d’avoir échappé à cette atmosphère délétère pour vivre sa vie loin de tout ça. Il tient une petite boutique à Manhattan, spécialisé dans le développement de films et de pellicules. Et comme les appareils photo et les caméras commencent à largement se banaliser, son business est en plein boom, ce qui permet à Richard d’incarner l’american dream par excellence. Un gamin d’immigré qui a gravé les échelons à force de travail et qui s’est marié avec une grande femme brune, Barbara. Un beau couple en somme, et une jolie famille puisque Barbara et Richard ont trois enfants. La tribu vit dans une belle maison de deux étages dans le New Jersey. 169 Sunset Street, Dumont, exactement, un quartier plutôt huppé. Cours de piano la semaine et cheval le weekend, tu vois le genre ?
– Manque plus qu’un labrador et une télécommande pour la porte du garage.
– Sauf qu’il y a comme une fausse note dans la mélodie du bonheur. Barbara est la première consciente qu’il y a un truc pas net derrière l’image de la famille parfaite. Elle racontera plus tard qu’elle avait l’impression d’être marié à deux hommes distincts, le Bad Richie et Good Richie. Celui-ci, c’est le papa gâteau, complètement dingue de ses deux ainées avec qui il joue les papas gâteaux en permanence.
– Et le Bad Richie…
– C’est l’homme au colères froides, le genre à sortir de la salle de bains un beau matin avec le visage figé et le regard mort sans que tu comprennes pourquoi ça le prend maintenant et pas un autre matin. Il n’est pas vraiment brutal avec sa famille – en tout cas pas physiquement. Mais à l’extérieur, il peut péter les plombs sans crier gare. Le genre à sortir de sa voiture pour massacrer devant toute sa famille un conducteur qui lui a fait une queue de poisson, avant de reprendre le volant comme si de rien n’était, tu vois ?
– Très bien.
– Mais Barbara vit à l’évidence une forme d’emprise, même si on ne l’aurait sans doute pas décrit comme ça dans les sixties. Elle ferme les yeux parce qu’elle a peur, pour ses gamins et aussi parce que Richard a un côté rassurant. D’abord, personne ne vient trop l’emmerder. Ensuite, la famille vit très, très confortablement, même si Barbara n’a pas tellement envie de savoir d’où vient tout cet argent.
– Ben on sait depuis Barbe-Bleue qu’il ne fait pas forcément se risquer à jeter un œil dans le cellier.
– Plutôt dans le studio photo, en l’occurrence. Depuis des années, la boutique de Kuklinski sert de paravent à toute une série de trafics franchement rentables.
– Mais il vend quoi ?
– Des copies pirates, Sam. Des bonnes vieilles copies pirates des films grand public, à commencer par les Disney. On est dans les années 60, Internet est encore loin et pour un paquet de gens, s’offrir une copie d’un Disney pour le projeter sur le projecteur familial est aussi logique que de se faire une petite séance de streaming moyennement légale, si tu vois ce que je veux dire. Et peux arrêter de me faire le coup de la moue vertueuse, j’entends malheureusement très bien ce qui se passe dans ta chambre.
– Je… On n’a plus le droit de se cultiver, maintenant ?
– T’as une vision assez large de la culture, si j’en juge à certaines bandes-son, et Kuklinski aussi. Il se fait pas mal de thunes en pirantant des Disney, mais la vraie pépite, c’est un genre très spécifique, le… ?
– Porno ?
– Ce n’était pas bien dur mais bravo : le X, ça rapporte et en vingt ans, Kuklinski se fait bon an mal an assez de pognon pour s’offrir un bon petit niveau de vie et pour devenir le chef d’un petit gang plus ou moins formel qui trafique par ci par là, quitte à donner à l’occasion dans le cambriolage, l’arnaque, les petits services à la mafia locale ou le trafic de drogue. Mais au tout début des années 80, ça se complique.
– Parce que ?
– Parce que ça commence à jaser dans le petit groupe et que Richard prend peur. Son business a grandi trop vite, avec un paquet de petits truands qui ne lui inspirent pas vraiment confiance. Alors il les… Disons qu’il les licencie.
– Je ne sais pas pourquoi j’imagine assez mal la présence d’un élu syndical à l’entretien préalable.
– Bien vu. En 18 mois, Kuklinski bute purement et simplement cinq complices qui sont aussi des clients pour certains : Il commence avec George Mallibrand, un petit trafiquant qui finit truffé de balles dans un baril. Kuklinski a du improviser un peu : pour que ça tienne, il lui a découpé les tendons histoire de réussir à faire passer les chevilles.
– Eurgh.
– Viennent ensuite Paul Hoffman, Gary Smith et Daniel Deppner, qui venait assez ironiquement de l’aider à tuer Gary Smith. Pour ces trois-là, Kuklinski fait dans la sécurité : il les empoisonne avec un hamburger truffé de mort aux rats avant de les finir en les étranglant à l’aide d’un fil de lampe électrique. Mais c’est le dernier meurtre qui va rendre Kuklinski célèbre, celui de Louis Masgay, qu’il exécute d’une balle dans la nuque.
– Ce qui n’a rien de bien original.
– Oh non, le détail marquant est ailleurs. Le corps de Masgay est retrouvé en parfait état le 25 septembre 1983. Assez logiquement, la police se dit qu’il a été tué la veille.
– Et… ?
– Et non. La police sait que Masgay a été porté disparu par sa famille en juillet 1981, deux ans plus tôt.
– Ben il a vadrouillé, qu’est-ce que…
– Il porte exactement les mêmes fringues que le jour du signalement, Sam.
– Oh.
– Mais il y a mieux. En examinant la dépouille de plus près, le légiste constate un drôle de trucs : il y a des cristaux de glace à l’intérieur du corps. Certains tissus sont gelés.
– En septembre ?
– Voilà. C’est passé très près et Kuklinski a bien failli réussir son coup, mais les enquêteurs comprennent plusieurs choses. Et d’une, Louis Masgay est mort depuis un bon moment. Et de deux, son meurtrier a congelé son corps pendant plus de deux ans avant de le décongeler pour l’abandonner dans les bois. A quelques heures près, le corps aurait été entièrement décongelé et les enquêteurs seraient probablement passés à côté.
– Brrrrr.
– Comme tu dis. Dès que l’information est connue, les journaux trouvent évidemment un nom à ce mystérieux tueur qui congèle ses victimes pour compliquer le travail des détectives : Iceman, l’homme de glace, fait la une de tous les journaux.
– Cela dit, comprendre comment on peut retrouver un corps tout frais deux ans après sa mort n’aide pas forcément à retrouver l’auteur.
– Bien vu : il faut plus de quatre ans aux policiers pour remonter la piste de Kuklinski, finalement piégé par les micros qu’un agent infiltré dans sa fine équipe a réussi à placer dans son studio. Sur les bandes, Kuklinski se vante d’avoir tué plusieurs personnes. Les enquêteurs finissent par lui avouer les cinq meurtres. Il explique aussi comment il en est venu à congeler le corps pour perdre les détectives sur les conseils d’un vieux complice, Robert Pronge. C’est à ce brave Bob Tueur à gages de son état que revient l’idée. Une de ses clientes l’avait engagé pour tuer son mari et toucher l’assurance-vie. Mais pour que l’opération réussisse, il fallait que tout le monde croie que l’homme était mort bien après la date de sa disparition, le temps pour la veuve de réclamer l’argent.
– Pas bête.
– Non, et Richard Kuklinski n’a fait que reprendre cette bien belle idée en plaçant le corps de Louis Masgay dans un puit profond et rempli d’eau glacée, sous un de ses garages dans le New Jersey. Et il l’a laissé là deux ans, avant de le déplacer pour pouvoir démolir le bâtiment.
– Fin de l’histoire.
– Oui et non. La carrière de criminel de Kuklinski est de fait terminée, mais comme il s’emmerde à cent sous de l’heure dans sa prison. Et tu sais ce que font les tueurs américains quand ils s’emmerdent en prison ?
– Des interviews ?
– Exactement. Kuklinski passe beaucoup de temps à discuter avec des psychiatres, des criminologues et des profileurs que son parcours intéresse, mais c’est avec les médias qu’il va vraiment se lâcher. Sa brave maman est approchée par des médias qui lui proposent une somme rondelette pour qu’elle les aide à convaincre son fils de témoigner face aux caméras.
– Toujours aussi catholique, elle. Et ?
– Et Kuklinski accepte, ce qui donne trois documentaires télévisés diffusés par HBO entre 1992 et 2003, les Iceman Tapes. Et là, disons que Richard se fait plaisir.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que ça devient très, mais alors très compliqué de distinguer le grand n’importe quoi de plausible et de l’avéré, comme si Kuklinski était grisé par sa notoriété. Non seulement Iceman en fait des caisses, mais il rajoute encore deux ou trois conteneurs par-dessus. Reportage après reportage, il affirme face caméra qu’il a été l’un des tueurs à gages les plus efficaces de la mafia new-yorkaise.
– OK, Joe Pesci.
– Jusqu’à sa mort en 2006, il se vante d’avoir tué plus de 200 personnes par tous les moyens : au pic à glace, au revolver, avec du cyanure, des grenades et même avec une arbalète.
– Ah mais, c’est lui qui a buté Richard Cœur de Lion ?
– Ecoute, il aurait presque pu le revendiquer tellement il part loin. Il prétend même avoir personnellement buté Jimmy Hoffa, le patron du syndicat des camionneurs qui a disparu de la circulation en 1975 sans que personne ne sache ce qui lui est arrivé.
– Les médias doivent adorer.
– Tu m’étonnes. Kuklinski est un bon client qui se décrit à qui veut l’entendre comme le tueur parfait, professionnel et froid. Le genre qui peut filmer ses victimes en train de se faire dévorer vivants par des rats pour ramener la vidéo à ses commanditaires.
– Ah quand même. Et quelqu’un avale ces sornettes ?
– Le grand public, en partie sans doute. Les enquêteurs nettement moins, même si l’un des policiers qui a bossé sur l’affaire pense qu’il est très probable que Kuklinski ait commis d’autres meurtres oubliés ou non résolus. En gros 200 meurtres, non. Une quinzaine, peut-être, mais faute de preuves, on ne le saura jamais.