Pôle position

Pôle position

– Dis donc, tu te serais pas un peu moqué de moi ?

– Non. Non non, certainement pas. Beaucoup, oui, mais pas un peu.

– Oui, bon, ça revient au même.

– Pas du tout, merci de ne pas minimiser mes efforts.

– En attendant moi je ne te remercie pas.

– C’est à quel sujet déjà ?

– Les indications que tu m’as données pour la route : « prends à gauche après le caviste », là.

– Oui, et ?

– Eh ben ton caviste il a fermé depuis un an. Il ne vaut plus rien ton repère.

– Mais c’est un drame !

– Ben oui, j’ai tourné pendant 20 minutes.

– Je ne parle pas de ça.

– Tu…oui, aussi, d’accord. Il n’empêche que j’ai tourné 20 minutes.

– Mon pauvre chou.

– J’avais pas forcément 20 minutes à perdre, vois-tu.

– Désolé de t’avoir tenu éloigné de tes activités essentielles.

« Ah non, désolé, le prochain créneau de rangement c’est dans deux semaines maintenant. »

– Je suis un homme occupé, je fais des choses importantes. J’ai mieux à faire que de chercher un caviste.

– Attends, répète ?

– Oui bon, mauvais exemple, tu m’as compris.

– Ca va, c’est bon, je ne t’ai pas non plus envoyé au milieu de la banquise.

– Manquerait plus que ça, quel est le rapport ?

– C’est un peu ton truc l’exploration polaire, non ?

– Oui, c’est-à-dire que tu ne m’as pas semblé particulièrement intéressé par ce domaine.

– Chacun sa spécialité, je préfère les tropiques. Mais tu dois connaître Robert Peary, du coup.

– J’ai déjà croisé ce nom. Un explorateur américain, sauf erreur. En précisément spécialisé dans les expéditions dans le Grand Nord.

– C’est ça. C’est un ingénieur de la Navy, et après avoir réalisé des études sur un projet de construction de canal au Panama, il se rend en Arctique pour la première fois en 1886. Il y mène ensuite plusieurs expéditions, qui lui permettent notamment de démontrer que le Groenland est bien une ile, d’étudier les techniques de survie inuits, et d’établir plusieurs records d’avancée vers le nord. Mais son objectif reste d’atteindre le Pôle géographique.

Robert Peary, pionnier de l’exploration polaire et des furries.

– Plus facile à dire qu’à faire.

– Peary en sait quelque chose. A l’été 1905, il part de New York à bord de son nouveau navire, le Roosevelt, en l’honneur du président. C’est sa 5ème tentative pour atteindre le sommet du globe. Mais une fois encore il doit renoncer après s’être rapproché à quelques 280 km de l’objectif, en raison de conditions contraires et de provisions qui commencent à manquer. A peine revenu, il ne pense qu’à une chose.

— Recommencer ?

– Tout juste. Il écrit un bouquin pour raconter son aventure, Nearest the Pole, et fait le tour des personnes et institutions susceptibles de financer un nouveau voyage. Il parvient à rassembler les fonds nécessaires, et remet le cap au nord. Et cette fois, finalement, le 6 avril 1909, il touche au but. Il écrit dans son journal que ses 23 années d’efforts ont payé et qu’il a atteint son objectif de toujours. Enfin, c’est ce qu’il dit.

– Comment ça ?

– Ben il n’apporte pas vraiment de preuve formelle de son arrivée au Pôle. Il affirme qu’il y a été, et on doit le croire sur parole.

«  Quoi ?! Vous voyez bien, y’a l’axe du planisphère qui dépasse ! »

– J’imagine que c’est un peu le problème de tous les explorateurs.

– Oui, et en parlant d’autres explorateurs Peary découvre à son retour qu’il a un autre problème. A savoir un certain Frederick Cook. Peary connaît bien Cook, qui faisait partie d’une de ses précédentes expéditions. Or Cook est lui aussi parti à la conquête du Pôle, et l’aurait atteint près d’un an avant Peary.

– Moche.

– Pour être parfaitement honnête, Cook ne peut pas non plus démontrer au-delà de tout doute raisonnable qu’il a été jusqu’au Pôle, raison pour laquelle c’est généralement Amundsen qui est crédité de façon certaine de l’avoir atteint, en ballon, en 1926. Néanmoins en 1909 il s’agit de savoir qui de Cook et Peary a été jusqu’au sommet du globe.

– Je pense qu’il ne faut pas trop compter sur les témoignages.

«  Une…expédition ? Ca se mange ? »

– Non, mais il y a autre chose.

– Quoi donc ?

– Crocker Land.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Une île, située à environ 130 miles au nord-ouest du cap Thomas Hubbard. Ca ne te dit rien j’imagine, mais c’est…là-haut, dans le nord. Dans son bouquin de 1907, Peary dit l’avoir repérée depuis la côte nord-ouest de l’île d’Ellesmere. Et ce n’est pas juste un caillou, mais une terre d’une taille conséquente, avec des grands pics montagneux et des vallées.

– Attends, un explorateur qui trouve une terre inconnue et qui ne lui donne pas son nom, celui de sa femme, ou de son souverain/président ? C’est rare.

– Ah mais justement. George Crocker est un riche financier/industriel californien, qui a contribué à l’expédition de 1905/1906 de Peary à hauteur de 50 000 dollars, une forte somme pour l’époque. Quand Peary revient et travaille à monter son nouveau voyage, il va donc le solliciter. Et quoi de mieux pour s’attirer ses bonnes grâces que de donner son nom à une découverte géographique ?

– De la flatterie assez peu subtile…ça peut totalement marcher.

– C’est le pari de Peary. Crocker Land apparaît donc sur les cartes.

« Voilà, j’ai fait un gribouillis sur la carte. Envoyez les sous. »

– Et Crocker signe un gros chèque ?

– Pfff, même pas. Cet ingrat préfère consacrer ses sous à des causes vaines, comme aider à la reconstruction de San Francisco après le séisme de 1906.

– Aucun sens des priorités, vraiment.

– Crocker Land va cependant d’avérer utile pour Peary. En effet, l’île se trouve sur le trajet qu’a emprunté Cook pour atteindre supposément le Pôle. Or il dit n’avoir rien vu qui ressemble à Crocker Land. Peary et ses partisans en concluent qu’il ment et qu’il n’a pas été au Pôle. Cook répond qu’il a bien atteint son objectif, mais que Crocker Land n’existe pas.

– Donc selon que cette île existe ou non, l’un des deux est un menteur.

– C’est ça. L’authenticité de leurs prétentions dépend de cette terre. Et ce n’est pas tout, Crocker Land représente un autre enjeu.

– Lequel ?

– On peut considérer que le Pôle Nord a été atteint, quelle que soit l’identité exacte de celui qui a mis le pied dessus. A minima, l’Arctique et le Groenland ont été explorés. De la même façon, le Pôle Sud est conquis en 1911. Crocker Land est alors considérée comme la dernière terre vierge à explorer à la surface du globe. Et accessoirement à revendiquer pour les Etats-Unis. Une expédition est alors constituée pour trouver et explorer l’île élusive.

– Elle est menée par qui cette fois ?

– le voyage est organisé et financé par l’American Museum of Natural History, l’American Geographical Society, et l’Université de l’Illinois. Sa direction est confiée à George Borup, géologue au Muséum d’Histoire Naturelle et membre de l’expédition Peary en 1909. Elle doit partir à l’été 1912, établir un camp, et se rendre sur Crocker Land en traineau au printemps 1913, puis hiverner encore et explorer un peu le Groenland en 1914 avant de revenir.

– Je ne suis pas expert en expédition polaire, mais ça a l’air de se tenir.

– Oui, à ceci près que Borup se noie en avril 1912 dans un accident de canoë. L’expédition est retardée d’un an, et placée sous le commandement de Donald MacMilan, qui avait également fait le voyage avec Peary en 1909. Ils partent finalement le 2 juillet 1913, à bord du Diana. Qui se prend un iceberg le 16 et finit sur des rochers parce que le capitaine est bourré.

« Hey, pas ma faute ce coup-ci ! »

– Bien, bon début.

– C’est pas fini. Nos explorateurs doivent donc changer d’embarcation, et arrivent en retard à destination. Le 10 mars 1914, c’est le départ en traineau pour Crocker Land, 1 200 miles plus loin. Avec 3 membres américains et 7 Inuits. Après un mois, ne restent plus que Donald MacMillan, Fitzhugh Green, et deux Inuits. Un Inuit est rentré en disant que c’était trop dur, mais en fait c’était pour aller se taper la femme d’un autre. Ce dernier l’apprend, et retourne chez lui aussi du coup.

– Sérieux, vaudeville sur la banquise ?

– Ben oui. Il avait besoin de se réchauffer, on peut comprendre. Un autre Inuit se casse aussi, parce que bon. Pour économiser les vivres alors que les conditions sont difficiles, MacMillan renvoie Ekblaw, le 3ème Américain, et 3 des Inuits restants.

– Bon, et Crocker Land ?

– Début avril 1914, Green se lève, sort de son igloo, et annonce qu’il voit les pics de Crocker Land.

– Quand même !

– Sauf que non. Les Inuits lui expliquent rapidement que ce n’est qu’un mirage, ce qu’on appelle une fata morgana, en référence aux enchantements de la magicienne arthurienne.

Anál nathrach, orth’ bháis’s bethad, etc.

– Donc ils ne sont pas encore à Crocker Land.

– C’est pas exactement ça le problème. Le 26 avril, ils doivent se rendre à l’évidence : il n’y a pas de Crocker Land. L’île mentionnée par Peary n’existe pas.

– Eh ben ça valait la peine de faire tout ce chemin.

– Pour rentrer, les 4 hommes se séparent en deux groupes d’un Américain et un Inuit. Parce que c’est toujours une bonne idée au milieu de la banquise et à plusieurs centaines de kilomètres de toute civilisation. Le chien et le traîneau de Fitzhugh Green sont ensevelis par le blizzard, et il doit alors marcher à côté de ceux de l’Inuit Piugaattoq. Mais ça le gonfle, il insiste pour que ce soit plutôt l’inverse. On n’a pas tous les détails, mais manifestement il y a une forme de désaccord ou au moins de mésentente, et Green décide de flinguer Piugaattoq.

– Il l’abat, sérieusement ?

– Oui. MacMillan donne pour instruction de n’en rien dire, Piugaattoq est officiellement mort dans le blizzard.

– Je crois qu’on peut définitivement mettre cette expédition dans la catégorie des maudites.

– C’est pas fini. De retour au camp, l’expédition en bave encore pas mal pendant l’hiver 1914-1915, avec des provisions rationnées, des amputations dues au gel, bref tout le bonheur d’un séjour polaire.

– T’es pas objectif.

– Viens me dire que j’ai tort. Ils réussissent à faire parvenir un courrier au Museum, qui prépare une opération pour les récupérer à l’été 1915. Sauf que par économie/pingrerie, le gars en charge de l’organiser retient un bateau à voile plutôt qu’à vapeur, et il n’atteint pas sa destination, coincé dans les glaces pendant deux ans.

– Je dois reconnaître qu’ils m’impressionnent.

– Un deuxième bateau de secours finit aussi pris dans les glaces. Finalement les membres de l’expédition encore au camp (certains avaient rejoint les Etats-Unis en traineau) sont récupérés et de retour en août 1917. Scientifiquement parlant, ce n’est pas un échec total, ils ont eu amplement le temps de faire des relevés géologiques et observations diverses. Mais pour ce qui était de l’objectif premier, Crocker Land, y’a pas photo.

Enfin si vous insistez on peut vous en montrer une.

– Il réagit comment Peary ?

– Il commence à expliquer que c’est difficile de repérer une terre dans ces conditions, qu’on peut la confondre avec autre chose. Pourtant le même Peary décrit Crocker Land comme possédant des montagnes et vallées, le truc assez difficile à rater.

– Bon alors c’est quoi l’explication, Peary s’est trompé ?

– Difficile à croire. Le moins qu’on puisse dire est que Robert Peary est un explorateur expérimenté, il n’aurait pas confondu un gros iceberg et une véritable île avec du relief. On a également proposé qu’il ait lui aussi été victime d’un mirage, mais ce n’est pas convaincant  non plus. Et puis il y a plus troublant.

– Comme quoi ?

– La première mention de Crocker Land apparaît dans le livre que Peary publie en 1907. Enfin, plus exactement dans la dernière version du livre. Il n’en est pas question dans les manuscrits intermédiaires. Pire, il n’en parle à aucun moment dans son journal. Il n’y en a aucune mention dans ceux des membres de l’équipage non plus. L’île apparaît miraculeusement dans son livre avant la publication.

– Uniquement une manœuvre pour obtenir des sous de Crocker ?

– Tous les indices vont dans cette direction. Ce qui est certain, c’est que la possibilité de l’existence de Crocker Land est définitivement exclue en 1938, quand un pilote survole la zone et ne trouve rien.

Alors on sait ce que vous allez dire, mais non. Les zaratans ne fréquentent pas les eaux froides.

3 réflexions sur « Pôle position »

  1. Désolé il faut un casse couille….

    Évidemment qu’il y a un axe qui dépasse au pôle Nord mais l’axe d’un planisphère ?
    Ou alors c’est le Moyeu

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.