Sacré Lustig

Sacré Lustig

– Tiens, on me propose 10 % d’un héritage de plusieurs centaines de milliers de dollars.

– Attends fais v… Eh, mais ça m’a l’air prometteur !

– C’est une arnaque, Sam.

– Tu connais ton problème ? T’as le naturel méfiant. Tu ne fais pas confiance à la nature humaine, Jean-Christophe, c’est d’une tristesse.

– C’est une arnaque, Sam. Et tant que j’y suis, tu vois le mail de Coquinette69 que tu as reçu ? Bon ben elle ne cherche pas vraiment une relation chaude et sans engagement avec un mec de sa région.

– Hein ? Merde. Bon, je décommande le resto.

– Tu fais bien. Et si tu peux balancer les trois litres de Scorpio que tu as stocké dans la salle de bains, je t’en serais reconnaissant. Et franchement, c’est bien d’être confiant, mais tout de même, tu devrais te méfier un peu plus. T’as quand même ce côté confiant du gogo à qui on vendrait la Tour Eiffel.

– Wooooow wow wow doucement quand même. Personne n’est gland à ce point, même pas m… Attends.

– Oh si.

– Oh si quoi ?

– Oh si, il y a eu quelqu’un d’assez… naïf pour qu’on lui vende la Tour Eiffel.

– Je n’y crois pas une seconde.

– Et pourtant.

– Mais ENFIN.

– Bon, il y avait un contexte. Je te raconte ?

– Je suis tout ouïe.

– L’histoire commence à la fin du 19e siècle à Hostinné, une petite ville de Bohême située au beau milieu de ce qui est aujourd’hui la République tchèque, territoire alors intégré au défunt Empire austro-hongrois. La famille Lustig, le genre bourgeoisie de province aisée, a le plaisir d’annoncer la naissance du petit dernier : Victor.

– Bonjour Victor.

– Victor devient en grandissant un type adorable et sympathique comme tout, en plus d’être sacrément doué dans tout ce qu’il fait. Outre le pognon familial, il accumule les atouts : du charme, de l’allure, un humour dévastateur, un don impressionnant pour les langues étrangères…

– Le genre idéal, quoi.

– Avec un petit côté bad boy en plus, grâce à la petite cicatrice qu’il affiche sur la tempe gauche, souvenir d’un accrochage avec un rival pas content de le voir s’intéresser à la même jeune femme que lui. Bref, avec des talents pareils, ses parents l’imaginent bien poursuivre la tradition familiale, et le poussent à se lancer dans une carrière juridique.

– Toujours utile, un avocat.

– Il y a juste un détail.

– Quoi donc ?

– Victor n’en a strictement rien à secouer des ambitions parentales.

Un problème que rencontrent de nombreuses familles.

– Ah.

– C’est même un feignant de première catégorie. Il estime qu’il est absolument hors de question de consacrer sa vie au travail quand le monde regorge d’occasions de faire la bamboche.

– J’aurais tellement aimé croiser ce type, on partage tant de choses.

– Si tu aimes les croisières, tu aurais eu toutes tes chances à l’époque. A peine majeur, Lustig plante sa famille, la Bohême et même la vieille Europe pour se lancer dans une vie de luxe et de fêtes permanentes. A 20 ans, ce brave jeune homme passe le plus clair de son temps sur les paquebots transatlantiques qui relient l’Ancien et le Nouveau Monde. Chaque soir, on le retrouve dans les salons des ponts supérieurs dans une ambiance de club anglais, le côté fauteuils clubs, whisky et tabac blond.

– La classe.

– L’arnaque, surtout. Lustig se fait une joie de tricher aux tables de jeu pour entuber tout ce que le bateau compte de voyageurs et de touristes aisés. De vraies petites fortunes gagnées et aussitôt claquées : notre homme n’est pas du genre à stocker ses gains, plutôt du genre à les remettre dans le circuit.

– Ça ruisselle.

– Surtout le champagne, oui. Mais Lustig ne se contente pas de faire danser les biftons. Lui qui vient de la bourgeoisie aisée passe encore un cap dans ce genre de salon façon première classe du Titanic. Là, on est chez les rupins, les vrais. Alors Lustig observe. Il regarde. Il étudie les rituels du grand monde, les codes de la haute société, ceux qui gouvernent la vie des grandes fortunes. Et puis badaboum.

– Quoi, badaboum ?

– Première guerre mondiale oblige, le filon des croisières de luxe se tarit légèrement à partir de 1914.

Bon, d’accord, ça avait commencé un peu avant.

– Oh.

 Qu’à cela ne tienne, les escrocs et les parieurs ont le don de rebondir. On retrouve Lustig aux Etats-Unis où son élégance et son charisme font merveille. Dans une Amérique en pleine croissance, Lustig se lance dans le grand bain de la pègre américaine, celui des paris truqués, des trafics en tout genre et de la fausse monnaie.

– Ah oui, on monte d’un cran.

– Une légende non confirmée, mais tenace veut qu’il ait même réussi à arnaquer Al Capone en personne en lui vendant une fausse machine à fabriquer de la fausse monnaie, pour la somme rondelette de 50 000 dollars tout de même.

– Une fausse machine à faire de la fausse monnaie ? Ce type est un génie.

– Non confirmé, j’ai dit. Mais que l’anecdote soit vraie ou pas, l’Amérique finit par sentir le roussi pour Lustig puisqu’il revient en Europe au début des années 20.

– Ben quand le client mécontent, c’est Al Capone, le service après-vente devient peut-être plus compliqué à gérer.

« Le client est repassé et il n’était pas content, M. le directeur ».

– Déjà. Mais surtout, l’immédiate après-guerre est un terrain de jeu formidable pour un type comme Lustig. Après quatre ans de guerre, l’Europe n’a qu’une envie : s’amuser. Et comme tout le monde ne s’est pas ruiné dans la Grande Guerre, loin de là, il y a des affaires à faire.

Lui qui aime la fête, il est servi : les Années Folles, c’est la grande époque du jazz, des cabarets et des tentations en tous genres. Il mène une vie de bâton de chaise, s’offre une suite au Crillon à plein temps et dépense sans compter – un peu trop sans compter : en 1925, Lustig n’a plus un sou vaillant.

– Tu sais que je n’ai pas entendu cette expression ailleurs que chez mes grands-parents ?

– Tu sais que tu peux aller te faire rissoler les miches ? Bref : Lustig se dit qu’il est temps de se creuser la cervelle pour trouver la grande idée. Le gros coup, tu vois. Celui qui lui permettra de se refaire et plus encore. Et un beau matin, bingo : Lustig ouvre son journal.

– Je fais ça tous les jours et je te promets que ça ne m’a jamais rapporté un rond.

– Lui si.  Lustig tombe sur un article consacré à la tour Eiffel. Et il y apprend quelque chose qui lui fait tout de suite dresser l’oreille.

– Il y a encore des trucs à apprendre sur la Tour Eiffel en 1925 ?

– Ben oui. Déjà, elle est encore toute jeune : 36 ans à peine et c’est toujours le plus grand monument du monde pour encore 5 ans, avec l’inauguration en 1930 de l’Empire State Building. Mais jeune ou pas et célébrissime ou non, il commence à faire gros temps. En 1925, la Tour a encore pas mal d’ennemis. Certains de ceux qui avaient hurlé contre sa construction en 1889 en invoquant la laideur à leur yeux inouïe de ce mécano en acier sont toujours là. Et d’autres ont pris le relais en rappelant qu’il se passe exactement ce que les détracteurs d’Eiffel avaient prévu, au-delà de toute considération esthétique.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire qu’elle commence à couter un rein au contribuable, la Tour. Ça fait déjà bien 25 ans que les visites se sont effondrées, avec 100 ou 150 000 visiteurs par an grand maximum, bien loin des deux millions de sa première année d’existence, en 1889. Les recettes s’effondrent au moment où le budget nécessaire à son entretien commence à enfler sérieusement. Le fer, ça s’érode et comme il faut bien l’entretenir, la Tour devient un gouffre.

– Ce qui est original pour une tour.

– … financier, patate. D’où la phrase qui conclut l’article : « Faudra-t-il un jour vendre la Tour Eiffel ? »

– Une boutade.

– Il n’en faut pas plus à Lustig. Vendre la tour ? Chiche. Il suffit de trouver le pigeon idéal.

– Mais enfin A QUI ?

– C’est là que ça devient beau. Lustig, bien décidé broder sur le thème de l’Etat ruiné par la guerre et le monumental effort de reconstruction engagé depuis 1918, repère les cinq plus gros ferrailleurs de Paris.

– … Non mais sérieusement ?

– Oui oui. Il leur adresse un faux courrier à en-tête du ministère des Postes, Télégraphes et Téléphones, dont dépend la Tour.

– Ah bon ?

– Oui, c’est le cas depuis qu’elle a servi de relais-radio pendant la Grande Guerre. Il se présente comme un haut-fonctionnaire chargé de mener discrètement le démantèlement et la vente de la Tour, et il invite les cinq hommes à déjeuner au Crillon.

– Et ?

– Carton plein. Les cinq industriels viennent tous au rendez-vous, alléchés à l’idée de négocier à bon prix un gros paquet de matière première.

– Gros comment ?

– 7300 tonnes de métal, soit 18 000 poutrelles et 2 500 000 rivets.

– Tout de même.

– Pendant tout le repas, Lustig parle beaucoup mais cherche surtout à repérer le plus crédule des cinq hommes. Et le pigeon idéal est un Poisson. André Poisson pour être exact.

– Mais encore ?

– Poisson est un nouveau venu, un homme parti de peu qui cherche à se faire un nom sur la place de Paris. Lustig sait le faire rêver : après tout, être celui qui achète la Tour Eiffel, ça vous pose un homme.

– Enfin quand même…

– Pour finir de convaincre ce brave Poisson, Lustig sort le grand jeu : il l’entraîne en limousine jusqu’à la Tour qu’il lui fait visiter en sautant le guichet, sortant pour l’occasion une fausse carte ministérielle bricolée à la va-vite. Et pour lever les dernières hésitations du brave homme, Lustig laisse entendre qu’il ne serait pas contre un petit pot-de-vin…

– Ah mais quel petit coup de génie, ça.

– Eh oui, ça confirme à peu près tous les clichés qu’on prête aux fonctionnaires dans les années 20, à une époque où une partie de l’opinion publique n’est pas franchement tendre avec la bureaucratie. Convaincu d’avoir affaire à un fonctionnaire corrompu prêt à tout pour arranger la vente au mieux de ses intérêts, Poisson lui verse aussitôt une avance, rubis sur l’ongle – 100 000 francs en liquide.

– Et ça fait… ?

– Pas loin de 9 millions d’euros.

– Oh bordel.

– Comme tu dis. Evidemment, Lustig prend le premier train du lendemain pour filer en Autriche, persuadé que son arnaque va faire la Une des journaux. Et… rien.

Comment ça ?

­- Que dalle. Honteux, consterné de s’être fait entourlouper dans les grandes largeurs, André Poisson n’a même pas porté plainte…

– C’est magnifique.

– C’est un coup de pot, mais ça donne des idées à Lustig qui décide séance tenante de… revenir à Paris.

– Non ?

– Oh si. Après tout, bis repetita placent : pourquoi ne pas refaire le même coup fumant, cette fois-ci à un autre naïf ?

– Ne me dis pas…

– Non non, cette fois-ci, ça a foiré. Un rien plus méfiant, le second acheteur demande d’autres justificatifs et propose de signer l’affaire en présence du maire de Paris et du président de la République, Gaston Doumergue.

– Oui, ça devient une arnaque d’une autre ampleur, là.

– C’est injouable, surtout. Lustig décide d’arrêter de tenter le diable et file à nouveau pour les États-Unis sans pour autant se calmer, au contraire. Il continue d’aligner les arnaques pendant dix ans avant de se faire finalement arrêter en 1935, pour trafic de fausse monnaie.

– Outch.

– Oui, c’est le genre de crimes avec lequel les Etats ne plaisantent pas : Lustig prend 15 ans de prison dans les gencives et meurt un peu bêtement des suites d’une pneumonie le 11 mars 1947, à l’infirmerie de la prison de Springfield, dans le Missouri.

– Il n’avait pas tenté de vendre les barreaux ?

– Non. Mais la légende dorée, encore elle, raconte qu’avant d’aller probablement tenter d’entuber Saint Pierre, Lustig avait décoré sa cellule d’une petite carte postale à trois sous.

– Laisse-moi deviner.

– Ben oui. La tour Eiffel.

« Moins 30 % à l’occasion des soldes »

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