Bizutage à la schlag

Bizutage à la schlag

– Aaaaah…tu sens ce petit parfum dans l’air ?

– C’est, je…non, pas vraiment. Tu veux me parler de ton eau de toilette ?

– Pas du tout.

– Faudrait, pourtant.

– Je fais référence à l’atmosphère. L’ambiance.

– Ah. Oui. Le retour des vacances, la fin de l’été, les jours plus courts.

– Oui, hein ?

– C’est…nul.

– Mais pas du tout ! C’est la rentrée !

– C’est exactement ce que je viens de dire.

– Roooh, mais enfin, faut grandir, y’a pas que les vacances dans la vie.

– Et c’est le plus grand drame de l’existence !

Ce que je veux dans la vie, en fait, c’est pas compliqué.

– Tu exagères.

– C’est pas mon genre.

– Mais c’est bien aussi la rentrée !

– Fayot.

– Eh dis donc, si je me souviens bien, t’étais pas le dernier à venir aux soirées d’intégration.

– Je vois pas comment tu peux te souvenir clairement de ces soirées, entre nous.

– N’essaie pas de noyer le poisson. T’avais pas l’air si malheureux.

– Une façade pour faire bonne figure.

On voit bien qu’il se force.

– Allez, arrête. C’est chouette la rentrée à la fac. Tu retrouves les potes, les assos, les clubs, le café en face, les soirées…

– Les cours.

– Accessoirement. Tout ce qui fait la richesse de la vie estudiantine.

– C’est vrai. Socialiser et nouer des amitiés durables à base d’activités plus ou moins oisives, de boissons variées, de discussions profondes ou pas, de coups d’épée en travers de la gueule…

– Et oui, tout ç…pardon ?!

– Quoi ?

– Le truc que t’as dit là, en dernier ?

– Des coups d’épée en travers de la gueule ?

– Précisément.

– Oui, et ?

– Mais enfin, ça va pas bien ?

– Bien sûr que si. C’est une part intégrante de la vie étudiante, une étape importante de la vie universitaire.

– Je crois que tu confonds encore université et clubs de combats clandestins.

On ne PARLE PAS des TD.

– Non non, pas cette fois. Je te parle bien de duels qui font tout à fait partie des rituels qui jalonnent l’intégration dans les sociétés, corporations, et autres fraternités étudiantes, et ce de façon officielle.

– N’importe quoi. Même en fac de médecine ou école de commerce on ne fait pas des trucs pareils.

– Ah mais c’est pas chez nous.

– Et quand quel pays barbare et arriéré, à la frontière de la civilisation, peuvent encore perdurer ce genre de pratiques d’un autre âge ?

– Mmm, l’Allemagne. Et aussi l’Autriche et la Suisse. Les nations germanophones, quoi, ainsi que les pays baltiques (Lettonie, Lituanie, un peu Estonie), la Pologne, et les Flandres dans une moindre mesure. Bon, ok, les Flandres c’est pas tout à fait le monde civilisé.

– Je tombe des nues. Attends, reprends du début, c’est quoi ce truc ?

– La mensur !

– Tu ne m’avances pas vraiment.

– Autrement dit, l’escrime académique germanique. Et tu n’avais pas tort en parlant de pratique d’un autre âge, parce que ça remonte à un peu loin. La pratique des duels entre étudiants date du 15ème. A l’époque, le port des épées était réservé à l’aristocratie et interdit aux roturiers, mais de nombreuses principautés accordaient une exception pour les étudiants, afin qu’ils puissent se défendre s’ils étaient attaqués lors de leurs déplacements depuis et vers le campus.

– Eh oui, les étudiants constituent des cibles de choix des malandrins pour leur richesse notoire.

– On parle d’un temps où c’étaient tous des fils de bonne famille fortunés. Cette possibilité pour eux d’être armés a sans surprise entraîné de nombreux duels entre étudiants, puisqu’ils se défiaient à la première occasion et insulte perçue.

– Faut pas exagérer.

– Imagine que toutes les frictions sur les réseaux sociaux se finissent au pistolet.

– Ah. Oui.

– Par conséquent, il y a eu un paquet de morts. Et d’éclopés, aussi. C’est par exemple à l’occasion d’un duel que le brillant astronome en devenir Tycho Brahe perd son nez en 1566.

« Et vous trouvez ça drôle ? »

– Avant de mourir de ne pas avoir pu faire pipi.

– La vie des grands hommes, ce n’est pas que de grands moments. Au 17ème, on formalise ces duels pour tenter de réguler le phénomène. Plutôt que de se battre sur le champ, les parties qui se considèrent offensées se retrouvent à un moment précis, en un lieu bien déterminé, en présence d’un arbitre, des témoins des deux participants, et d’un médecin. Et en général, on se bat jusqu’au premier sang plutôt que jusqu’à la mort. Cependant comme les armes utilisées sont de type rapière, c’est-à-dire qu’on se frappe essentiellement d’estoc, il y a encore pas mal de pertes.

– Oui, selon une étude récente, l’insertion forcée de longs accessoires métalliques dans l’abdomen est associée à une morbidité accrue.

– Dans les années 1760, l’université de Göttingen introduit un nouveau type d’épée de taille. Beaucoup d’universités germanophones suivent, et il en résulte une diminution sensible des morts.

– Bien, ils vont pouvoir se ruiner la santé à l’alcool comme des étudiants normaux.

– En 1763, le roi de Prusse Frédéric II, dit le Grand, interdit les duels de rue et le port d’épées en public par les civils. Les duels formalisés restent donc la seule forme admise pour les militaires et les étudiants. En ce qui concerne ces derniers, les duels avaient initialement pour objet de laver un affront ou venger une insulte, mais de plus en plus d’étudiants cherchent à prouver leur valeur et honneur sans avoir vraiment de raison de vouloir larder leur prochain.

– Ils peuvent pas régler ça au baby-foot comme tout le monde ?

– Faut croire que non. Un système formalisé est donc développé, avec des formules de provocation standardisées. On se traite ainsi de dummer Junge, jeune andouille, pour signifier sa volonté de s’envoyer de grands coups de sabre dans la mouille. Dans le courant du 19ème, cette forme est remplacée. Les étudiants ne prennent plus l’initiative de se défier entre eux, mais les combattants sont sélectionnés par les responsables des associations d’étudiants, les Studentenverbindungen.

– Redis-le pour voir.

– Non, espèce de dummer Junge. Les origines de ces corporations remontent au Moyen-Age, et elles reposent sur l’idée d’une fraternité à vie entre les membres. D’où un certain nombre de rites, à base de couvre-chefs variés et accessoires divers aux couleurs de leur société. Et de cérémonies. Et donc, pourquoi pas aussi se larder la gueule à coups d’épée ?

– Ben oui, pourquoi pas.

– Les corpos organisent donc les duels comme des tests et épreuves de passage. Il ne s’agissait plus de régler des affronts, mais de prouver sa valeur, et y prendre part devient une condition pour être admis dans la corpo.

« Dépêchez-vous, c’est bientôt la fin de l’happy hour ! »

– Il est sauvage le bizutage allemand, quand même.

– C’est la forme moderne de la mensur. Le nom mensur vient du latin pour mesure/dimension, tu le retrouves dans mensuration, et ça renvoie à l’écart réglementaire entre les combattants. A peu près une longueur de bras. La popularité de la mensur explose dans la seconde moitié du 19ème, en particulier en Prusse.

– On a une idée du pourquoi ?

– Oui. En 1858, une armée de réserve est créée, dans laquelle des non aristocrates peuvent devenir officiers. Ce que les membres de la noblesse prussienne, à qui les postes d’officiers sont traditionnellement réservés, prennent mal. Ils se mettent donc à se battre en duel pour démontrer leur nature supérieure.

– Uh, une notion qui n’aura jamais de conséquences dramatiques en Allemagne.

– Jamais. Ces combats se mutliplient d’autant plus entre 1871 et 1914, pendant que l’Allemagne n’est plus en guerre et que les officiers n’ont donc pas l’occasion de démontrer leur bravoure sur le champ de bataille.

– Ouais ben attendez, hein, vous z’allez pas garder l’Alsace et la Loraine.

– Dans le même temps, les réformes sociales de Bismarck permettent à de nombreux enfants de la classe moyenne d’aller à l’université, où les corpos étudiantes étaient alors la chasse gardée des aristos. La mensur devient un moyen de s’assurer que ces sociétés continuent à n’accueillir que la fine fleur de la jeunesse germanique.

– Rien ne démontre plus une intelligence supérieure que l’idée de se taper dessus avec des grands bouts d’acier.

– Ben non, c’est évident. La mensur est tellement répandue qu’on en retrouve mention dans le journal de voyage de Mark Twain de 1880. Il faut dire aussi qu’avec ses nouvelles règles, la mensur est devenue à partir du milieu du 19ème une pratique beaucoup plus sûre qu’avant. Pour autant, en 1877, la mort d’un étudiant de l’université de Göttingen pousse le gouvernement à l’interdire. Ce qui conduit à ce que les duels se poursuivent de façon clandestine sur les campus. En 1880, l’Empereur diligente une enquête sur le sujet, dont il conclut que le duel constitue la meilleure forme d’éducation qu’un jeune homme puisse recevoir. Et du coup ça repart.

Une victoire pour l’éducation.

– Attends attends, j’ai quand même un peu de mal à visualiser la chose.

– Tu veux savoir concrètement comment se passe un duel de mensur, c’est ça ?

– Vi.

– Tu veux du sang, hein ?

– Hé oh, moi je les oblige pas.

– Faut bien voir que c’est très différent de ce à quoi tu peux penser si je te dis escrime ou duel à l’épée. Depuis 1850, les protagonistes se tiennent chacun bien fixe à l’emplacement prévu, et ne doivent pas bouger les pieds ni même esquiver, cligner des yeux, ou tressaillir. C’est avant tout une épreuve de stoïcisme. Auparavant, les affrontements étaient mobiles et ça reposaient essentiellement sur l’estoc. Désormais, ce sont des coups de taille.

– Mais s’ils ne bougent pas et qu’ils ne peuvent pas esquiver…

– Ils peuvent parer. Ils sont armés de mensur schlager, et d’équipements de protection.

Oui, bon, c’est jamais qu’un grand rasoir.

Les participants portent une chemise renforcée (jaque ou gambeson) et une veste de maille, une protection en cuir ou au moins une grosse écharpe pour la gorge, des protections pour les yeux et le nez, et un gant à la main qui tient l’épée.

T’aurais quand même pu y penser, Tycho.

– Si je comprends bien, la seule partie exposée, c’est la tête. C’est pas comme si c’était un organe vital.

– Ben non. Il n’y a pas de points ou de conditions définies de victoire ou défaite. Seuls les coups à la tête sont autorisés.

– Tu veux dire interdits.

– Non non, autorisés. Le combat prend généralement fin au premier sang. Les deux combattants se frappent à tour de rôle, au visage. Jusqu’à ce qu’il y en ait un qui passe la garde de son adversaire, qui fatigue ou n’en peut plus.

Encore un qui a voulu se faire les sourcils lui-même.

– Tout ça pour avoir globalement le droit de porter une faluche, sérieusement ?

– Ca va bien au-delà. L’objectif n’est pas de démonter sa supériorité en matière d’escrime, mais son courage et sa détermination. Ca participe de l’édification du caractère qui est attendue de l’université. A cette fin, recevoir un coup sans défaillir ni broncher constitue une épreuve de fortification de l’âme, de dépassement de ses peurs et préjugés, et d’inscription dans la communauté. Autant de choses qui renvoient aux notions de courage, d’honneur, et de capacité à surmonter les épreuves sans faillir, considérées comme éléments fondateurs du caractère germanique.

– Mouais, l’élévation de l’esprit en se tartant la gueule…

– Et pourtant c’est bien l’idée. Au point que les cicatrices qui en résultent (schmisse) ont longtemps été considérées comme des marques d’honneur. Bismarck a déclaré que la bravoure et l’honneur d’un homme pouvait être mesurés au nombre de ses cicatrices. Au long du 19ème et pendant les premières décennies du 20ème, ces cicatrices, et l’appartenance qu’elles indiquaient, étaient vues comme le signe de la capacité de leur porteur à assumer des postes à responsabilité et des positions élevées dans l’administration. En 1928, 20 % des postes de hauts fonctionnaires en Prusse étaient tenus par d’anciens membres d’associations étudiantes pratiquantes.

– On ne recrute pas sur le physique !

– Ouais, enfin avoue que quitte à réformer l’ENA, une épreuve de mensur à l’entrée…

« On vous laisse 5 minutes avant de passer à l’oral de finances publiques. »

Autre avantage, si on veut, les cicatrices étant également considérées comme la preuve que l’homme qui les arborait était un bon parti, et du bois dont on fait les vrais hommes et les bons maris. Ca attire les filles.

Pfff, n’importe quoi.

Au point qu’il n’était pas rare que ceux qui n’avaient pas les moyens ou la possibilité d’aller à l’université et/ou de rejoindre les sociétés étudiantes se mutilent à coups de rasoirs pour les imiter. De la même façon, plutôt que de les soigner pour qu’elles s’atténuent autant que possible, ceux qui recevaient des coupures pendant les combats faisaient de leur mieux pour qu’elles marquent bien et longtemps, et les grattant ou pire.

– Donc à l’orée du 20ème siècle, avoir la face couturée c’était un signe d’éducation supérieure, de compétence, d’appartenance aux bons réseaux, ET c’était sexy ?

– Tout ça. Si tu retournes voir les clichés de notre ami Fritz Haber, tu remarqueras qu’il est peut-être lui-même passé par là. De la même façon, on trouve pas mal de photos d’officiers allemands des deux guerres arborant des cicatrices de duel. Même si les Nazis ont interdit la mensur.

– Ah bon ?! Un truc idiot visant à se mesurer le zizi à coups de schlag pour établir son appartenance à la puissante race germanique, et ils étaient contre ?

– Ben oui. Non pas qu’ils avaient un problème avec le concept du duel en soi, mais plutôt avec les corpos étudiantes. Elles étaient vues comme une survivance aristocratique et un terreau de fraternité entre leurs membres, qui par conséquent peut amoindrir leur fidélité à l’Etat et au régime.

– La seule loyauté c’est envers le Reich.

– Exactement. Par conséquent, c’est reparti pour une période de clandestinité et de combats souterrains, en particulier à Fribourg. A la fin de la Guerre, les Alliés interdisent aussi la mensur, puisqu’elle est considérée comme une activité militaire, et ce jusqu’en 1953 (à l’Ouest). A nouveau autorisée, la pratique revient dans les universités, mais sans retrouver sa popularité du 19ème. L’Eglise la valide en 1988. Et après la réunification, elle réapparaît à l’Est.

– Donc ça existe encore.

– Absolument. Aujourd’hui la mensur reste pratiquée par environ 400 corpos étudiantes en Allemagne, Autriche, Suisse, Belgique, Pologne, et dans les pays baltes. Tiens, je te mets un reportage pour réviser ton allemand.

– Bon, CELA DIT, entre ça et Parcoursup…

5 réflexions sur « Bizutage à la schlag »

  1. Ce qui me rappelle que depuis seize ans se tient à Strasbourg le Congrès Européen des Traditions Estudiantines.
    Enfin, le seizième est programmé le 5 novembre prochain quoi.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.