Le facteur balistique
– Alors, monsieur se croit malin ?
– Euh…d’abord, oui, plutôt.
– Ha. Ha. Ha. Comme ça on fait des articles sur les piafs messagers, genre les pigeons voyageurs c’est formidable et tout.
– Quoi, c’est pas formidable ?
– Euh…ok, si. Mais il n’empêche que c’est une vision rétrograde.
– Pas du tout, il y a encore de nombreux colombophiles.
– Raaah, mais il ne s’agit jamais que d’utiliser l’instinct natif d’un animal. Où est la véritable ingéniosité humaine qui dépasse les limites des lois physiques.
– Tu veux parler de notre inventivité collective quand il s’agit d’envoyer du courrier ?
– Hé bien écoute, ça tombe parfaitement, je viens de tomber sur une histoire à propos de Mermoz…
– Mermoz, le pilote ?
– Lui-même.
– Attends, je te vois venir. Va encore être question d’aéropostale ?
– Exactement. C’est quand même fantastique, ces aventuriers de…
– Stop ! Ca suffit !
– Mais enfin.
– Non non non, je ne veux plus rien entendre à ce sujet. Epargne-moi la propagande édifiante à propos de ces sinistres individus.
– Sinistres individus, mais ça va pas ? Des pionniers, des légendes, des héros.
– De navrants obstacles au progrès, oui ! Des gars qui viennent tout gâcher pour le plaisir d’aller prendre du bon temps en avion pendant que nous sommes censés nous extasier sur l’air de « oh là là, il a franchi la Cordillère des Andes ». Non merci.
– Ose me dire qu’ils n’ont pas écrit des pages glorieuses dans l’histoire de l’aéronautique !
– Oui, peut-être, à la limite. Mais enfin ils ont surtout empêche le monde de connaître la gloire de l’astropostale.
– L’astropostale ? Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ?
– C’est le génie débridé à l’œuvre. C’est comme l’aéropostale, mais en mieux.
– Mieux comment ?
– Avec des missiles.
– Mais que viennent faire des missiles dans le transport du courrier ?
– PRECISEMENT. L’astropostale, c’est l’histoire des glorieuses quoiqu’avortées initiatives visant à envoyer des lettres par fusée. Alors foin d’aéro, on va parler astro.
– Je veux être sûr de comprendre, tu parles d’envoyer du courrier avec des missiles ?
– Ben oui. Pourquoi pas ?
– Alors j’ai quelques raisons qui me viennent à l’esprit, d’emblée…
– Pfff. Ecoute, dans la transmission du courrier, les deux éléments importants sont l’exactitude et la rapidité, on est d‘accord ?
– Jusque-là oui.
– Donc tout ce qui permet d’aller plus vite dans la bonne direction est bon à prendre. Par ailleurs, je ne t’apprends pas qu’on n’a pas attendu pour utiliser des arcs et des flèches pour faire passer des messages. Sur de petites distances certes, mais par-dessus des obstacles autrement difficiles à franchir.
– D’accord, pour autant à ma connaissance aucun facteur ne s’est jamais servi d’un trébuchet.
– Il y a eu quelque chose appelé le courrier par catapulte, mais c’est arrivé bien plus tard. On y reviendra. Avec le développement de l’artillerie, on commence à maîtriser une technique qui permet d’envoyer un projectile à une distance respectable, et avec un certain degré de précision. Ce qui fait germer une idée dans l’esprit d’Heinrich von Kleist.
– Encore un savant frappé ?
– Pas du tout. Heinrich est un poète, un dramaturge, un romancier, et un journaliste. Il a d’ailleurs donné son nom à un prix littéraire allemand. Pas vraiment un inventeur ou un ingénieur, donc, néanmoins il imagine en 1810 de déployer un réseau postal à base de relais s’envoyant le courrier par obus. Il développe sa proposition dans un article du Berliner Abendblätter, un journal qu’il anime, paru le 12 octobre 1810. D’après ses calculs, ce système permettrait de faire circuler un courrier de Berlin à Breslau, soit près de 300 km, en une demi-journée, soit une performance inouïe. Mais bon, l’idée ne prend pas.
– Peut-être parce que, je ne sais pas, elle implique des relais de poste qui se balancent des obus ?
– C’est bien toi, ça, rétif au progrès. L’idée réapparaît à la fin du 19ème, bien loin de l’Allemagne. Quasiment aux antipodes, en fait.
– Dans le Pacifique ?
– Tout à fait, aux Tonga. Sur l’île de Niuafo’ou, pour être exact.
L’île de Niuafo’ou, également surnommée Tin Can Island.
– L’île des boîtes de conserve ?
– Alors en l’occurrence il faut prendre tin can au sens propre, des boîtes en fer blanc.
– Ca ne m’avance pas beaucoup.
– Pour comprendre, un peu de géographie. L’ile manque de baies et mouillages, il est donc difficile pour un bateau d’y accoster. Par ailleurs, elle se situe à côté de la fosse des Tonga, deuxième plus profonde au monde. Autrement dit, c’est une zone de grands fonds, par conséquent les navires n’ont pas non plus la possibilité de mouiller, donc de jeter l’ancre, au large. Pour le courrier, le système en place consistait donc pour les bateaux à lancer un coup de corne de tempête pour signaler leur passage, puis à mettre à l’eau des conteneurs postaux. Sur l’île, des nageurs allaient les récupérer tout en remettant par la même occasion le courrier en partance.
Les tin cans en question font donc référence aux conteneurs étanches et flottants utilisés pour livrer et récupérer les lettres.
– Même si je veux bien imaginer que les volumes de courrier sont limités, ça ne me semble pas être le sommet de la praticité.
– Je ne te le fais pas dire. D’où l’idée d’utiliser des fusées Congreve.
– C’est pour envoyer en orbite des députéves ?
– Gros malin. La fusée Congreve est l’invention de William Congreve, jusque-là ça ne t’avance guère, qui la met au point au début du 19ème siècle. En fait, il s’agit d’une fusée de feu d’artifice : une charge à la tête plus ou moins aérodynamique, attachée à une perche, et une propulsion à poudre.
En réalité, William Congreve ne fait que retravailler des armes utilisées contre l’armée britannique par le royaume de Mysore lors de la colonisation de l’Inde. Utilisées avec suffisamment d’efficacité pour que leur réputation atteigne la Grande-Bretagne, et que Congreve reprenne l’idée. Il fait voler ses premiers prototypes en 1804, et les troupes britanniques s’en servent dans les conflits qui suivent, notamment les guerres napoléoniennes. La Nouvelle-Zélande a également recours aux fusées Congreve lors des guerres maories entre 1845 et 1872, ce qui introduit donc cette technologie dans le Pacifique.
– Jusqu’à ce que quelqu’un se dise que ça pourrait servir pour envoyer le courrier.
– Exactement.
– Et alors ?
– Eh bien on peut imaginer que la réputation des fusées de type Congreve sur le champ de bataille tenait plus à leur caractère spectaculaire qu’à leur véritable efficacité. Parce qu’à partir du moment où on s’en sert pour les lettres, on se rend compte qu’elles sont somme toute peu fiables et pas très précises.
– Ca marche pas, quoi.
– Non, d’autant moins quand rater la boîte aux lettres signifie finir dans l’océan. Niuafo’ou reste donc l’île des boîtes. Heureusement, l’idée d’expédier des courriers par missile survit.
– Oh ben oui, ce serait dommage d’en rester là.
– Mais, euh, un missile ce n’est jamais qu’un pigeon voyageur à poudre. Et puisque tu en parlais, le courrier par catapulte apparaît à la fin des années 1920.
– Ils ont mis le temps.
– Parce qu’il ne s’agit, malheureusement, pas d’utiliser une catapulte pour expédier directement les lettres.
– Je te sens déçu.
– Incommensurablement. La catapulte en question est installée sur un bateau transatlantique, et sert à faire décoller un avion. Il rallie la côte avec un chargement postal, avec quelques jours d’avance sur le bateau qui l’a transporté sur la majeure partie de la traversée. Une finition aérienne sur un transport maritime.
– J’admets que le terme de courrier par catapulte est trompeur.
– Heureusement, dans le même temps, des esprits brillants développent l’idée de l’astropostale. Par exemple, Hermann Oberth. Pour le coup, c’est un ingénieur et un physicien, et un authentique pionnier de la construction des fusées et de l’astronautique. Il cofonde la Société pour le Voyage Spatial, qui comptera notamment comme membre Wernher von Braun.
– D’accord, c’est du sérieux.
– Un peu, oui. Oberth écrit sur l’utilisation de fusées pour l’exploration interplanétaire, et propose d’utiliser des fusées postales dans une adresse à la Société Allemande d’Aéronautique et Astronautique en 1928. En conséquence de quoi beaucoup commencent à considérer cette évolution comme inévitable. Au point que l’ambassadeur des Etats-Unis en Allemagne, Jacob Schurman, évoque avec un journaliste les implications légales du transport du courrier par fusée au-dessus de l’Atlantique.
– C’est sûr que les réclamations au bureau de poste pourraient prendre une autre tournure.
– En 1928 également, en Autriche, Friedrich Schmiedl tente de lancer une fusée depuis un ballon, pour collecter des données météo. Elle n’est jamais retrouvée, mais il continue ses travaux. Le 2 février 1931, il procède ainsi au premier tir postal, depuis le sol cette fois, sur 3 km entre Schöckl et Saint Radegund. Puis il recommence en doublant la distance, soit 6 bornes entre Saint Radegund et Kumberg
– 6 km ? C’est bien la peine, entre nous.
– C’est un premier pas. En plus tu es mauvaise langue, parce qu’il expédie ainsi son chargement entre deux versants d’une vallée, ce qui permet certainement de gagner pas mal de temps. Schmiedl dépose 102 lettres dans une fusée expérimentale V-7, qui atterrit avec un parachute. Ensuite le courrier est pris en charge par le réseau conventionnel. Plutôt satisfait de ses résultats, il publie un article sur le projet en 1934. Malheureusement, en 1935, la Poste autrichienne ne renouvelle pas le financement du projet, qui était essentiellement assuré par la vente de timbres spéciaux, en dépit du succès initial. A noter que le financement philatélique des opérations innovantes d’expédition de courrier, par avion ou fusée, était une pratique courante. Les collectionneurs étaient disposés à payer pour obtenir les timbres commémoratifs, ou mieux encore les timbres commémoratifs affranchis et récupérés sur les enveloppes ayant réalisé le voyage. On parle d’aérophilatélie, dont la collection des timbres de courriers envoyés par fusées constitue une sous-catégorie, l’astrophilatélie.
– Le financement de l’innovation par les collectionneurs de timbres, je reconnais que je n’y avais pas pensé.
– En plus de la fin des financements philatéliques, les expériences de Schmiedl sont également condamnées quand le gouvernement autrichien interdit aux civils de posséder des explosifs.
– J’aime l’idée de toutes les anecdotes et faits divers que sous-entend cette décision.
– Moi aussi. Par la suite, Schmield détruit toutes ses notes pour éviter que ses recherches soient utilisées par l’armée pendant la guerre, et refuse même un poste aux Etats-Unis après 45. Il était résolument hostile à la militarisation des fusées.
– Tout à son honneur.
– Toujours dans les années 30, et toujours en Allemagne, Gerhard Zucker mène entre 1931 et 1933 des expériences avec des roquettes à poudre similaires à des feux d’artifices.
– Donc un peu des fusées Congreve ?
– Globalement, oui. Mais en plus gros. Zucker n’est pas un ingénieur réellement capable de construire des fusées, à la différence des Schmiedl ou Oberth. En réalité, il installe des containers sur des gros feux d’artifice. Il organise néanmoins des démonstrations à travers le pays, en soulignant que ces engins peuvent être utilisés pour le courrier. Puis il déménage en Grande-Bretagne, où il essaie de convaincre le Royal Mail. Il réalise ainsi des essais dans le Sussex en juin 1934, qui sont financés par un vendeur de timbres à hauteur de 50 000 livres. Soit une somme considérable pour un tel projet à l’époque.
– Ca marche ?
– Suffisamment pour qu’il aille plus loin. Suite à un fait divers relatif à une habitante des îles écossaises enceinte qui n’a pas pu prévenir son médecin à temps et a connu un accouchement pour le moins difficile, Zucker organise deux tirs entre les iles des Hébrides de Harris et Scarp, soit 1,6 km, les 28 et 31 juillet 1934. Une fois encore, l’expérience est réalisée grâce à la vente de timbres spéciaux. Cependant les limites des capacités de Zucker apparaissent de façon assez évidente, puisque les deux fusées explosent, même si l’essentiel du chargement peut être récupéré.
Zucker est expulsé de Grande-Bretagne vers l’Allemagne pour fraude postale (il a commercialisé des timbres alors que c’est le monopole de la Poste), et aussi pour avoir laissé trainer un stock de poudre dans une consigne ferroviaire.
– Un oubli, sans doute.
– Certainement. Il passe un peu de temps en prison, à nouveau pour fraude, puis finira dans la Luftwaffe pendant la Guerre. Il ne s’arrête cependant pas là, et reprend ses expériences sur les fusées dans les années 60. Il retourne par conséquent en prison pour homicide involontaire après la mort par explosion d’un ou deux étudiants en 1964. Ce qui conduit le gouvernement à interdire les tirs civils de fusées.
– Ca me semble pas idiot.
– Ils sont frileux. A la différence des autorités indiennes, qui surent encourager les expériences de Stephen Smith. Comme son nom ne l’indique pas, c’est un Indien et non un Britannique. Après des études de dentiste, il devient secrétaire de l’Indian Airmail Society en 1934.
– C’est un parcours…curieux.
– J’en conviens. Smith s’intéresse à la balistique et aux fusées, et va donc mener des expériences sur le courrier par missile. Pendant son mandat à l’Indian Airmail Society, entre 1934 et 1944, il fait ainsi voler 270 fusées, dont 80 contenant des courriers.
– Premièrement, whaouh. Deuxièmement, seigneur, qu’y avait-il dans les autres ?!
– Des paquets, notamment des provisions qu’il expédie dans des zones touchées par des séismes. Il fait même passer une poule et un coq au-dessus de la rivière Damodar comme ça. Les animaux s’en sortent bien, et Smith devient le premier homme à avoir réalisé un transport par fusée au-dessus d’un cours d’eau. Ses travaux sont cependant aussi suspendus par la guerre, et il meurt peu après.
– Semblerait que le sort s’acharne contre le courrier par fusée.
– Attends, on parle de trouver des usages originaux à des machins qui font du bruit et explosent. Qui devait forcément finir par s’y intéresser ?
– Les Etats-Unis ?
– Evidemment. Le 23 février 1936, une fusée est utilisée pour expédier des lettres au-dessus d’un lac gelé entre les états de New York et du New Jersey. Soit un trajet de moins de 3 km, après quoi le chargement fut pris en charge par les services normaux, mais qui permet de passer un obstacle.
– Oui, mais est-ce que ça débouche sur l’idée d’une exploitation commerciale ?
– Non. Mais dans les années 50, tu as encore plusieurs expériences d’amateurs. Et puis, enfin, les pouvoirs publics décident de s’y intéresser.
– Dans les années 50 ?
– Oui.
– Alors que les liaisons par avion sont monnaie courante ?
– C’est cela. Mais les fusées ont réalisé des progrès considérables depuis les feux d’artifice d’un Zucker, et leurs performances dépassent de loin celles des avions. Ce qu’entend démontrer le grand chef de la Poste des Etats-Unis, le Postmaster General Arthur Summerfield.
Summerfield se rapproche donc de l’armée pour lui proposer de tester l’envoi de courrier avec un missile de croisière.
– Carrément ?
– Ah ben oui, fini de rire. C’est donc un Regulus-I, un vecteur typiquement utilisé pour transporter des ogives nucléaires, qui est choisi. Sauf qu’on y installe à la place deux compartiments à courrier. Ils contiennent 3 000 exemplaires d’une lettre du Postmaster General, adressées à ses homologues alliés et au président Eisenhower. Une copie est également remise à chaque membre d’équipage.
– Equipage ? Equipage de quoi ?
– De l’USS Barbero, le sous-marin d’attaque d’où est tiré le missile.
– Ah oui, quand même.
– On ne fait pas les choses à moitié. Le bâtiment prend la mer en Virginie, et le 8 juin 1959 il tire son chargement vers la base navale de Mayport, en Floride.
Le missile couvre la distance de 300 km en 22 minutes. Après quoi son chargement est récupéré par les services postaux de Jacksonville. Le Postmaster General publie alors un communiqué enthousiaste et triomphant pour expliquer que grâce à ce développement technologique, le courrier sera transporté à travers le monde à des vitesses jamais atteintes, au-dessus des océans et continents, avant que l’homme atteigne la Lune.
– Quelque chose me dit qu’il s’emballe un peu.
– Un petit peu oui. Déjà, l’utilisation de missiles pour transporter du courrier n’est pas rentable. Dans les années 20 il fallait au moins une semaine pour envoyer du courrier de l’Amérique à l’Europe, mais dans les années 50 ça se fait en une journée. La plus-value d’un missile est donc de quelques heures, ce qui ne justifie pas le coût. Et puis surtout, l’armée n’y a jamais vraiment cru.
– Ben…alors pourquoi ils ont mobilisé un missile et tout un sous-marin ?
– La com, mon garçon. Nous sommes en 1959, et c’est l’occasion pour les Etats-Unis de faire une démonstration publique de l’efficacité et de la précision de ses missiles de croisière, destinés à transporter des armes nucléaires. Le courrier part pour la Floride, mais le vrai message est adressé à Moscou.
– Aaaah, je vois. Un coup de pub, quoi.
– Exactement. Cela étant…quand je dis que l’utilisation de fusée pour distribuer le courrier n’est pas rentable, ce n’est pas tout à fait exact. On pourrait l’envisager avec des fusées réutilisables. Une perspective lointaine dans les années 50, mais tout à fait concrète de nos jours. C’est ainsi que le 3 décembre 2005, la société XCOR Aerospace a utilisé une fusée EZ-Rocket, pilotée et réutilisable, pour le compte du service postal US. Elle a ainsi transporté du courrier sur 290 bornes entre le désert du Mojave et la Californie, en 9 minutes de vol.
– 2005, quand même, ça commence à remonter un peu.
– D’accord, mais le fait est que les technologies de fusées réutilisables avancent à grande vitesse. Tu vas me laisser rêver, oui ?!
One thought on “Le facteur balistique”
Pour l’anecdote, une aventure de Yoko Tsuno (« Cap 351 », n°4, 1978) est basée sur des essais de fusée postale.