Poilus à plume

Poilus à plume

– J’EN PEUX PLUS DE CES VOLATILES DE MERDE PUTAIN.

– Un souci, Sam ?

– De guano, oui.

– Pardon ?

– Mais regarde-moi ce désastre, quoi. La balustrade est recouverte de chiures de piafs, je vais encore y passer des heures.  

– Faut dire que la voisine fait rien qu’à mettre du vieux pain sur son balcon pour attirer les moineaux, les pigeons, ça aide pas.

– Au lieu de faire de l’esprit, passe-moi plutôt la bassine d’eau, la brosse métallique et le savon de Marseille. Et un flingue. J’en vois un qui me regarde d’un sale œil sur le toit d’en face, je vais lui mettre du plomb dans l’aile pour lui apprendre à venir déposer le bilan sur MON balcon.

– Tu ne devrais pas faire ça.

– Je vais me gêner.

– Ce n’est pas patriotique du tout, Sam.

– Ce n’est pas patriotique d’empêcher des pigeons de chier dans mes jardinières ?

– Non et je te signale qu’on voit bien depuis la rue ce que tu y cultives, d’ailleurs. Après, tu as de toute évidence besoin de te détendre mais ce n’est pas encore légalisé, tu sais.

– Je… Ce sont des orties, enfin. Pour des soupes.

Sur des policiers extrêmement myopes, ça peut marcher.

– C’est ça, oui, des soupes en forme de gros pétard. Cela dit, je maintiens que ce n’est pas du tout patriotique d’essayer de descendre ce malheureux pigeon qui descend peut-être d’une longue lignée d’anciens combattants, si ça se trouve.

– C’est peut-être moi qui cultive des trucs à usage récréatif, mais j’ai comme le sentiment que c’est toi qui les as fumés.

– Pas du tout. Des pigeons qui ont combattu pour la mère Patrie, il y en a eu un paquet. Dont quelques-uns décorés pour ça, même.

– Et la marmotte, elle tenait la mitrailleuse ?

« Nope. pas la mitrailleuse. »

– Je ne plaisante pas, Sam. Sans aller jusqu’à dire qu’elle a été déterminante dans le résultat, la colombophilie a donné de sérieux coups de main aux combattants en 14-18.

– Des piafs ?

– Oh oui. Une vieille tradition, d’ailleurs, on a utilisé des pigeons depuis l’Antiquité pour expédier des messages rapidement de tel endroit à tel autre. C’est grâce à des pigeons que César informait ses contacts à Rome de ses avancées en Gaule, par exemple. Dans l’Empire, les pigeonniers romains pouvaient accueillir un nombre ahurissant de pigeons, jusqu’à 5000, qu’on utilisait pour les transmissions commerciales et militaires plus ou moins confidentielles. C’est pratique comme tout : il suffit de leur accrocher un message ou un ruban d’une couleur convenue à la patte, voir de les teindre pour envoyer une information sur la base d’un code convenu à l’avance.

– Une vraie petite Roman Imperial Air Force.

– Exactement. Bien plus tard, en pleine guerre franco-prussienne, c’est encore grâce à des pigeons que Paris assiégé a pu continuer à communiquer avec le reste du pays en 1870.

– Très bien mais on a un peu inventé d’autres trucs, entre 1870 et 1914. C’est une guerre moderne, merde. Avec des moyens de communication qui ont l’avantage de ne pas se pavaner en roucoulant comme des cons et EN CHIANT DE PARTOUT.

– Et pourtant : forte de l’expérience de 1870, l’armée française a investi dans le pigeon biset, figure-toi.

– Le quoi ?

– La variété de pigeons vulgairement qualifié de pigeons voyageurs par les Béotiens dans ton genre. Des qualités exceptionnelles, le biset. C’est malin, agile, rapide, et ça se dresse plutôt facilement – enfin quand je dis facilement, c’est tout un art, la colombophilie, surtout dans les terres du nord comme la Belgique ou les Flandres – encore aujourd’hui, dans tout le Nord, les coulonneux forment une communauté tout ce qu’il y a d’active.

– Les coulonneux ?

– De coulon, le mot picard et chti pour désigner les pigeons.

– Revenons à 14-18 : tu m’expliques en quoi tes pigeons sont plus utiles que la TSF, les téléphones de campagne ou les messages télégraphiques ?

– Tu vois à quoi ça ressemble, Sam, une ligne de front en 1914 ?

– Ben ça pète de partout ?

– Voilà. Transmettre des ordres ne serait-ce qu’à quelques centaines de mètres, c’est déjà le bordel – alors imagine quand il faut prévenir un QG installé à plusieurs kilomètres vers l’arrière que ça va chauffer dans tel ou tel secteur.

– Risqué.

– Tous les moyens que tu as cités peuvent vite tomber en rade quand ça commence à tomber comme à… ben Verdun, justement. Alors que le pigeon…

– Ben quoi le pigeon ?

– Ben un pigeon, ça a de bonnes chances de passer à travers les bombes, les obus, la fumée, la brume ou la pluie, les tirs… On leur faisait porter des messages sur du papier pelure préimprimé, les colombogrammes, placés dans des tubes en aluminium fixés à leurs pattes. Au début du conflit, les colombogrammes sont rédigés en clair, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que des d’élite ont été formé pour les flinguer – et à partir de là, on chiffre. C’est plus que précieux pour transmettre des instructions quand les signaux optiques ou radio ne fonctionnent pas ou quand envoyer une estafette reviendrait à condamner un homme à mort.

– Oui ohlala, jamais un chef ne prendrait ce genre de décisions, en 14-18.

– Ecoute sur le terrain, les gradés ont en général tendance à éviter, quand même. D’où les piafs.

– On en a beaucoup ?

– En 14 non, c’est encore rudimentaire. Mais à partir de 1915 et grâce aux coulonneux civils du Nord, dont beaucoup se sont réfugiés plus au sud après les percées allemandes, l’armée commence à se structurer et tu dénombres déjà quelque chose comme 10 000 pigeons actifs en 1916. Au début, tu trouves uniquement des colombiers fixes, affectés à telle ou telle place-forte. Mais très vite, on commence à installer des arabas, autrement dit des colombiers mobiles d’une centaine de places, en général aménagés dans des autobus à impériale, des Berliet. En bas, tu installes les réserves de grains et une petite cagna pour le soigneur, de quoi dormir et travailler. En haut, tu as le pigeonnier proprement dit, d’où partent et reviennent les oiseaux, instinctivement attachés à leur abri, mais aussi à leurs compagnons à plumes et aux soldats à poils qui s’occupent d’eux. Chaque grand corps d’armée a rapidement eu ses propres services colombophiles, avec ses soldats spécialisés et des pigeons élevés et formés par le 8e régiment des transmissions. Chaque oiseau avait son matricule, et une devise : « franchir ou mourir ».

Le poinçonneur des Lilas : histoire d’une reconversion.

– Touchant. Les Allemands n’ont pas dû aimer…

– Ils avaient leurs propres pigeons mais ils ont effectivement vite compris que ça posait un sacré problème dans la mesure où la Belgique et le nord de la France regorgeaient de coulonneux expérimentés. Et que leurs petits et grands secrets miliaires étaient sacrément compromis par la possibilité de faire partir des pigeons du Nord vers l’état-major français…

– Et du coup ?

– Ben ils ont sorti la carotte et le bâton. La carotte en récompensant financièrement les habitants des zones occupées qui leur ramèneraient des pigeons voyageurs tués, le bâton en détruisant systématiquement les pigeonniers et en punissant salement les coulonneux chopés à expédier leurs pigeons.

– Salement comment ?

– Déjà en décembre 1915, le Bulletin de Lille rappelait régulièrement aux Lillois qu’il était interdit de lâcher des pigeons voyageurs sous peine de mort.

– Ah quand même.

– Oui, ça rigolait moyennement, les Allemands considérant qu’il n’y avait pas beaucoup de différence entre la colombophilie et l’espionnage.

– Bon, d’accord, on avait des pigeons mais de là en faire des héros morts pour la Patr…

« Au Poilu Inconn… Non attendez, ça va pas ».

– A part ça, tiens. Outre le fait que tu trouves en Belgique et à Lille plusieurs monuments qui leur rendent très officiellement hommage, les pigeons ne sont pas qu’une masse de piafs anonymes. Certains se sont faits un nom, et tu en connais au moins un : Vaillant.

– Ah mais oui ! Le pigeon anglais ! Ils en ont fait un film !

– D’animation en 2005, effectivement. Mais ces escrocs de scénaristes ont encore une fois tordu le truc à leur avantage, d’abord en déplaçant l’histoire en 39-45, ensuite en annexant ce pauvre  Vaillant qui n’était pas du tout un pigeon anglais, mais bien un fier biset élevé dans notre vieille et glorieuse terre de France qui…

Illustration PAS DU TOUT CONTRACTUELLE, bougres de Rosbeefs.

– Tu t’emballes.

– Pardon, c’est l’atmosphère. Vaillant, c’était un des pigeons du fort de Vaux, dans la Meuse. Le 1er juin 1916, l’armée allemande s’attaque au fort de Vaux, au tout début de la grosse castagne qui restera comme la bataille de Verdun. Et comme les Allemands n’y vont pas avec le dos de la main morte, les 600 soldats du commandant Raynal sont rapidement cernés, repoussés et assiégés jusqu’au cœur des fortifications. Toutes les communications sont défoncées, sauf les pigeons, et encore : tous ceux que Raynal a envoyés se font flinguer par les tireurs allemands, manifestement attentifs et pas mauvais. Sauf un : Vaillant, matricule 787.15, dernier piaf du pigeonnier.  Le 4 juin à 11h30, Raynal le libère, chargé du message suivant : « Nous tenons toujours mais nous subissons une attaque par les gaz et les fumées très dangereuses. Il y a urgence à nous dégager. Faites-nous donner de suite toute communication optique par Souville, qui ne répond pas à nos appels. C’est mon dernier pigeon. » 

Des pigeons, des Vaux, toute une basse-cour.

– Et Vaillant est passé ?

– Il est passé, oui, mais ça ne sauvera malheureusement pas le fort de Vaux : trois jours après l’envol de Vaillant, le manque d’eau finit par contraindre les 250 survivants à se rendre, après une résistance tellement acharnée que les Allemands impressionnés leur rendirent les honneurs militaires.

– Et Vaillant ?

– Le mieux, c’est de laisser parler la citation militaire qui le concerne directement : « malgré les difficultés énormes résultant d’une intense fumée et d’une émission abondante de gaz, a accompli la mission dont l’avait chargé le commandant Raynal, unique moyen de communication de l’héroïque défenseur du fort de Vaux, a transmis les derniers renseignements qui aient été reçus de ce officier fortement intoxiqué, est arrivé mourant au colombier. » 

– Oh…

– Console-toi, va, Vaillant est un miraculé. Il a été soigné et vivra encore plusieurs années, assez longtemps pour être témoin du dépôt d’une plaque en son honneur sur un des murs du fort de Vaux.

– Sacré Vaillant.

– Ce n’est pas seul pigeon à être sorti du lot, tiens : Cher Ami.

– Je t’aime beaucoup aussi, tu sais, mais ce n’est pas un peu formel ?

– C’est le nom du pigeon, patate. Un américain, en l’occurrence, qui s’est illustré en juillet 1918 en pleine forêt de l’Argonne.

– Illustré comment ?

– Un bataillon américain, celui du colonel Whittlesey, avait effectué une percée avec un bel enthousiasme juvénile. Avec un peu trop d’enthousiasme, en fait : ils sont allé trop loin et se sont trouvés séparés du reste de leur régiment, encerclés par les troupes allemandes. Et pas moyen de faire passer un messager : tous les volontaires se sont faits descendre. Les Allemands entourent la vaillante troupe qui, groupée autour de son chef, résiste héroïquement. Comment rétablir la liaison ? Des volontaires (coureurs) se présentent, ils sont tués au fur et à mesure qu’ils franchissent la ligne des tirailleurs ennemis.

– Reste les pigeons ?

– Voilà. Les deux premiers sont tués par les tireurs allemands. Le troisième, Cher Ami, part avec le message suivant : « Nous sommes le long de la route parallèle au 270-4. Notre propre artillerie fait un tir de barrage sur nous . Pour l’amour du ciel, arrêtez. »

– Ils se faisaient tirer dessus par leur propre artillerie, les pauvres Ricains ?

– Oh c’est relativement courant, malheureusement. Cher Ami s’envole, fait quelques dizaines de mètres et boum, il se prend une balle.

– Oh merde.

– Sa patte droite vient de partir en fumée, mais c’est un brave pigeon courageux – ou plutôt une pigeonne, d’ailleurs. Elle repart, couvre 40 bornes en 25 minutes et arrive au QG de la Division, qui fait interrompre les tirs d’artillerie in extremis, assez tôt pour sauver la vie à 194 soldats américains. Cher Ami a un peu fini avec la gueule cassée parce qu’elle y a aussi laissé un œil et quelques plumes, mais elle s’en est sorti. Elle est morte dans le New Jersey en 1919, après avoir servi de mascotte à tout le bureau du 77e d’infanterie. On lui avait même bricolé une petite patte en bois.

– Mignon. On lui a rendu les honneurs ?

– Oh oui. Les Français lui ont remis la Croix de guerre et les Américains la Animals in War & Peace Medal of Bravery. Et on en tire quoi comme conclusion, Sam ?

– Qu’on n’emmerde pas les pigeons ?

– Voilà.

– OK. Mais TU nettoies ce putain de balcon.

3 réflexions sur « Poilus à plume »

  1. Il y a une petite coquille « que des d’élite  »

    Des quoi d’élites ? Des tireurs j’imagine 🙂

    J’adore ce que vous faites, merci !

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