Le pirate de Vichy

Le pirate de Vichy

– Eh ben dis donc, j’ai failli attendre. Ca fait une heure que je suis là.

– Non mais tu te moques de moi ? Comment tu veux que je sois à l‘heure dans ces conditions ?

– Oh, ça va, c’était si compliqué.

– Attends, tu m’envoies un courrier, postal, et anonyme, pour me donner des instructions sans aucune référence de type noms de rue ou numéros. C’est un miracle que je sois là, et avant la semaine prochaine.

Ben quoi, y’a une grosse croix ça doit être facile à trouver.

– Arrête de te plaindre, tu y es arrivé non ?

– Ca aurait pu être un peu plus facile, si tu vois ce que je veux dire.

– D’accord, mais je devais bien en passer par là.

– Mais enfin pourquoi ?

– Pour ne pas laisser de trace. Passer inaperçu. Me mettre en mode furtif. Sortir du champ de vision.

– De quoi tu parles ?

– De quoi je parle ! Non mais…ouvre les yeux enfin. Tu le sais très bien, tout ce que tu fais, tout ce que tu dis en ligne est suivi, répertorié, tracé. Quelqu’un, quelque part, lis toute ta correspondance, tu en es conscient quand même ?

– J’en suis bien désolé pour lui, toutes mes excuses. Il a un boulot bien perturbant.

– C’est tout l’effet que ça te fait ?

– Non mais attends, je t’entends, mais de là à ne plus envoyer de messages électroniques… Je suis tout à fait favorable à ce que tu soutiennes la Poste, mais faut trouver un juste milieu quand même.

– Eh ben moi ça m’inquiète, je veux faire de mon mieux pour tuer ce mouvement dans l’œuf. On arrête tout de suite de collecter mes données à tout bout de champ.

– Une fois encore je ne dis pas que tu as tort, mais pour ce qui est de tuer le mouvement dans l’œuf je crains que tu arrives un peu tard.

– Ouais, bon, j’aurais peut-être dû commencer il y a quelques années.

– Plus que ça.

– Oui ?

– Ah oui. Le traitement mécanique des informations personnelles ça remonte un petit peu. C’est ce qui a d’ailleurs permis l’action d’une figure dont j’imagine que tu n’as jamais entendu parler, à la fois un des premiers hackers dits éthiques de l’histoire et un héros méconnu de la Résistance. Aussi, il a inventé un truc que tu as dans ta poche.

– Tout ça ?

– Mais oui. Tu te souviens, on a déjà parlé des pionniers de l’informatique de l’époque victorienne, l’un concevant une machine de traitement des informations, et l’autre imaginant les programmes pour la faire tourner.

– Ada Lovelace et Charles Babbage, je me rappelle.

– L’étape suivante dans l’histoire de l’informatique, c’est le développement de la mécanographie. Autrement dit, les fameuses machines à cartes perforées. Alors, le principe même de la chose est plus ancien. La première machine qui fonctionne en « lisant » un support perforé c’est l’orgue de Barbarie, et là on remonte semble-t-il au début du 16e siècle.

– Semble-t-il ?

– Oui, on parle de l’orgue dit « taureau » du château de Salzbourg. Il remonte à 1502, mais il n’est pas certain qu’il était mécanisé dès cette date.

En revanche il est attesté qu’il jouait la Cucaracha.

Pour autant ce qui ne fait pas de doute c’est que les systèmes de ce type existent au 18e, et là on parle non seulement d‘instruments de musique mais aussi de métiers à tisser. Le premier métier qui fonctionne automatiquement avec un ruban perforé est mis au point à Lyon en 1725, œuvre d’un certain Basile Bouchon.

– Le fameux bouchon lyonnais.

– Lui-même. Le principe est simple : tu as l’équivalent d‘un « lecteur », et selon qu’à un moment donné il lit une carte plein ou un trou, il effectue une action, qu’il s’agisse de jouer une note ou de faire un point sur ton tissu. Sur un métier à tisser, il peut tout bêtement s’agir du fait que le trou dans la carte laisse ou non passer l’aiguille quand tu fais défiler la trame.

– Je crois que je vois.

– Le système est perfectionné tout au long du 18e, jusqu’à l’aboutissement que constitue le métier à tisser Jacquard, du nom de son concepteur qui le met au point en 1801. Babbage a ensuite l’idée de reprendre le principe de fonctionnement du métier Jacquard pour une machine qui produit des opérations arithmétiques plutôt que des tissus.

Il n’est pas interdit de faire les deux.

(la police du bon goût maintient que si)

A partir de là, on peut imaginer traiter et compiler des informations plus complexes, et c’est ce à quoi s’attèle le dénommé Herman Hollerith aux Etats-Unis. Il met au point des systèmes de tabulations électroniques. Le processus passe d’abord par des perforatrices, qui fabriquent les cartes à partir des informations chiffrées qu’on y rentre. Ces cartes sont ensuite réparties automatiquement par une seconde machine, et une troisième réalise les tabulations, c’est-à-dire les opérations mathématiques. Soit des additions à l’époque, les soustractions viendront un peu après.

– Je vois, il faut un énorme machin qui remplit une pièce pour faire des additions.

N’exagérons rien, la moitié d’une pièce.

– C’est une technologie en développement. On va scaler le process pour downsizer le hardware, ça va faire plein de growth qui va impacter la profit margin à partir du Q4.

– Voilà, ça me parle.

– Hollerith propose ses machines au gouvernement américain pour le recensement de 1890. C’est un succès, et dans la foulée il fonde la Tabulating Machine Company. Puis il la vend à des investisseurs en 1911. En 1924 les nouveaux propriétaires la renomment International Business Machines Corporation, ou IBM.

– Je crois que j’ai déjà rencontré ce nom.

– C’est possible. Au début du 20e siècle, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, et l’Allemagne développent des systèmes à cartes perforées pour établir leurs statistiques sur ce modèle. Mais pas la France. Les premières machines à cartes y apparaissent en 1921 dans la filiale française d’une entreprise suédoise. En 1925, IBM a 20 clients en France, puis 30 en 1927. Le développement des systèmes à cartes coïncide avec celui des méthodes de rationalisation industrielle, en premier lieu chez Renault et Michelin. Pour autant c’est plutôt dans l’administration que ces outils se développent.

– Tu veux dire que l’administration française est à la pointe du développement des technologies informatiques ?!

– Oui, je sais, c’est perturbant. La Caisse des Dépôts et Consignations acquiert sa première machine en 1926, suivie par le ministère des Finance en 1927 et l’Office central des Douanes en 1927, le ministère du Travail en 1931, et le ministère de la Guerre en 32. En 1936, 60 % des machines à cartes perforées françaises se situent dans des administrations. Et il y a un homme qui s’intéresse particulièrement au sujet.

– Un fonctionnaire, donc.

– Oui, mais qui vient de l’armée. René Carmille, né en 1896, est en effet diplômé de Polytechnique. Il est officier d’artillerie pendant la Première Guerre, puis intègre en 1924 le Contrôle de l’administration de l’armée de terre, dont il prendra la tête en 1936. Il s’intéresse aux systèmes de cartes perforées à partir de 1931. C’est à son initiative que l’armée se dote en 1932 de ses premiers équipements mécanographiques pour améliorer sa production d’armes et munitions.

On veut pas dire qu’il avait une tête à faire de l’informatique, mais quand même.

– Attends, ne me dis pas qu’on confie le traitement de ces données sensibles à des équipements américains quand même ? Si ça se trouve ils ont installé des pigeons voyageurs cachés qui leur transmettent des informations.

– Il y a un peu de ça. Les machines dont s’équipe l’armée en 32 viennent d’IBM, et Carmille comme d’autres considèrent que ce n’est pas idéal. Heureusement il y a une alternative, à savoir la Compagnie des machines Bull.

– Ca sonne pas très français.

– Non, et comme son nom ne l’indique pas Bull a été créé par un Danois, Fredrik Bull. Cependant en 1931 la société délocalise sa production à Paris, sous la direction des deux polytechniciens Georges Vieillard et Elie Doury. Ces derniers font en sorte que la majorité du capital de la société soit entre des mains françaises. Pendant que Carmille incite en 1935 le gouvernement à investir directement dans Bull. Il n’est pas suivi, mais à son niveau il prend la décision d’acheter des machines Bull. L’armée en commande ainsi 5 de plus entre 1934 et 1937. Carmille décide également d’étendre leur utilisation à la gestion de la solde.

– Houla, c’est compliqué et sensible ça.

– Oui, mais les machines se sont développées depuis leur première mise en place en 1932, puisqu’elles ne traitent plus uniquement des chiffres, mais aussi des lettres. Elles sont devenues alphanumériques. Le système de gestion de la paie permet d’établir un registre permanent des personnels. A partir de 1933, un nouveau projet encore plus énorme est imaginé : mécaniser la gestion des registres de conscription. Il faut pouvoir imprimer des ordres de mobilisation rapidement, ce qui implique de disposer d’adresses à jour. C’est…complexe.

– On va bien trouver quelqu’un avec une idée brillante.

– Le quelqu’un en l’occurrence n’est autre que René Carmille. En décembre 1934, il imagine un numéro matricule de 12 chiffres, à partir de la date et du lieu de naissance, attribué à la naissance à chaque garçon pour faciliter sa mobilisation/conscription.

– C’est malin.

– Pendant ce temps, l’Allemagne recourt à la filière locale d’IBM, Dehomag, pour reconstituer son armée.

– Euh, c’est pas terrible terrible ça IBM, quand même.

– C’est pas IBM, c’est la branche allemande. Qui va complètement se compromettre avec le 3e Reich. Mais pas IBM.

– Ha, bien.

– De son côté IBM se contente par la suite d’assister le gouvernement américain à recenser et localiser les citoyens d’origine japonaise pour les interner.

– C’est beaucoup mieux, en effet.

– N’est-ce pas ? En attendant Carmille se rend en Allemagne pour étudier le système Dehomag, et en revient avec l’idée d‘une carte perforée à 80 colonnes. Ce qui veut dire qu’on peut y stocker plus d’informations, mais évidemment c’est plus compliqué à traiter. Quelque temps plus tard, Bull propose un système de cartes à 80 colonnes, ce pour quoi IBM lui intente un procès. IBM gagne en 41, mais perd ensuite en appel.

– Bien fait.

– Sous l’impulsion de Carmille, c’est donc un système permettant le traitement d’informations complètes sur chaque conscrit qui est mis au point. Pour autant, en 1939, il reste limité à l’administration régionale du service militaire de Rouen. Sur ce, l’armée est temporairement occupée à autre chose.

– Genre la guerre.

– Voilà. Bon, ça ne la mobilise pas longtemps.

– Ah ben bravo, défaitiste !

– C’est un fait, je n’y peux rien. Carmille reste en place, et dès août 40, il propose au gouvernement la mise en place d’un registre national de l’ensemble de la population, à des fins de recensement.

– Euh…je sais pas, mais là comme ça proposer au gouvernement de Vichy un registre de toute la population, y’a un truc qui me gêne, genre ça pourrait mal tourner cette affaire.

– Je me demande vraiment d’où tu tires ce genre d’inquiétudes. Cela dit, c’est un projet à double fond. Officiellement, un registre national. Officieusement l’idée est de recenser les personnes susceptibles d’être mobilisées en zone libre, c’est-à-dire ayant reçu un entraînement militaire ou combattu. Aux termes de l’armistice, l’Etat français a le droit de maintenir une force militaire de 100 000 hommes. Le fichier qu’envisage Carmille permettrait d’avoir une liste supplémentaire de près de 300 000 personnes en état de combattre, et mobilisables rapidement grâce au système testé pour la conscription. C’est comme cela qu’il présente le projet au ministère de la Guerre, qui l’approuve, mais cette dimension ne sera évidemment jamais révélée aux autorités allemandes.

– J’imagine que ces dernières sont quand même preneuses d’un registre national.

– Pas tant que ça, en fait, elles ont des centres d’intérêt plus précis et j’y viens dans un instant. Il y a bien quelqu’un qui prête de mauvaises intentions à Carmille, et de façon assez surprenante c’est le démographe Alfred Sauvy.

– Sauvy, celui qui a inventé le terme « tiers-monde » ?

– Lui-même. Pour lui, c’est le registre caché de mobilisation qui constitue un écran de fumée, l’objectif de Carmille étant de disposer d’un registre à jour de l’ensemble de la population, dans une volonté technocratique de contrôle.

– C’est possible ?

– Possible je n’en sais rien, va savoir ce qu’il avait dans la tête, mais ce qui est certain c’est que Carmille, bien que haut fonctionnaire de Vichy, n’avait pas d’affinité pour l’occupant. Il écrit en 1936 qu’Hitler pratique « un nationalisme offensif qui supprime toute liberté humaine, même celle de penser en silence, comme en Russie ». Puis en 1939 il dénonce le développement de l’antisémitisme. Et c’est ce qui va faire de lui un hacker.

– Hein ? Non mais attend déjà les hackers ce sont de sales types.

– Pas forcément. Je te rappelle qu’on distingue deux catégories : ceux qui piratent les systèmes pour en tirer profit et/ou globalement foutre la grouille, et ceux qui trouvent des failles dans les systèmes utiles, alertent sur l’existence de fichiers contestables, ou leur mettent carrément des bâtons dans les roues. Respectivement appelés chapeaux noirs (black hats) et chapeaux blancs (white hats).

Alors qu’on sait tous que le hacker porte une capuche.

– Et donc il appartient à quelle catégorie René Carmille ?

– J’y viens. Pour constituer son registre national, et celui des mobilisables, Carmille obtient la création d’un Service de la Démographie installé à Lyon en 1940, qui devient le Service National des Statistiques (SNS) après fusion avec le Service des Statistiques Générales de Paris. Il commence à travailler sur un fichier dit B5 de 2,5 millions de démobilisés.

– Ca va faire beaucoup de trous dans beaucoup de fiches.

– Pas mal, oui. Le registre national emploie 1 968 personnes, et côté machines le parc se compose de 233 perforeuses, 22 répartiteurs, 14 tabulateurs, et 7 reproducteurs. Il repose sur un système de cartes à 80 colonnes Bull, incompatible avec les standards IBM, mais des machines à la fois Bull et IBM. Par ailleurs, puisque l’objectif à terme est un recensement de toute la population, Carmille reprend son numéro identifiant unique des appelés, rajoute une colonne pour préciser le sexe, et dispose ainsi d’un numéro d’identification personnel à 13 chiffres, qui deviendra le numéro de Sécurité sociale.

Racontez-nous en commentaire vos meilleurs numéros de Sécu.

– Ca pourra être utile pour la suite.

– Pour établir son fichier national, Carmille a besoin des extraits de naissance qui sont détenus par les greffes des tribunaux. Il négocie donc avec Joseph Barthélemy, le ministre de la Justice. Qui est d’accord, mais veut…d’autres choses en échange.

– J’ai peur. Lesquelles ?

– Tu peux t’inquiéter. Barthélémy, et son collègue commissaire général aux questions juives Xavier Valat, veulent procéder à un recensement des citoyens juifs, je ne te fais pas un dessin de ce qui les motive.

– Ca ira, merci.

– Et là, on peut se féliciter de deux-trois petites spécificités nationales comme le principe de laïcité et le fait qui en découle de ne pas recenser l’appartenance religieuse de nos concitoyens. Le travail du SNS consiste avant tout à mécaniser et traiter des informations déjà disponibles, issues des recensements, ou comme on l’a dit des greffes. Une masse de données sur les dates et lieux de naissance, parents, mariages et divorces, enfants, dates de décès, adresse, et nationalité

– Mais rien sur la religion.

– Non. Il faut de nouvelles enquêtes si on veut ces données. Dès l’automne 40, les Allemands procèdent à un recensement des Juifs vivant en zone occupée. Mais en zone sud c’est Vichy qui dispose de l’autorité administrative. Xavier Valat va donc confier à la police la mission de mener le même travail, à charge ensuite pour le SNS de traiter les informations. Par ailleurs, pour compléter ses données, Carmille projette de réaliser un recensement professionnel. C’est l’enquête AP, pour connaître la profession des répondants. A la demande de Barthélémy et Valat, une question supplémentaire y est rajoutée : « êtes-vous de race juive ? ».

– Totalement logique dans une enquête professionnelle.

– Totalement. Carmille promet à Valat qu’il fera du traitement des réponses à cette question une tâche prioritaire, et l’enquête AP comme le recensement des Juifs sont organisés parallèlement en zone sud auprès de tous les individus âgés de 13 à 65 ans en juillet 1941.

– A partir de 13 ans pour une enquête professionnelle, autre époque.

– Maintenant qu’il dispose de toutes ses données, Carmille va s’empresser de…ne surtout pas s’empresser d’en traiter certaines.

– C’est-à-dire ?

– Le traitement des dossiers va être trèèèèèès long et trèèèèèès compliqué, et va demander beeeaaaaauuuucoup de temps.

– C’est la grande tradition de l’administration nationale, monsieur.

« Oulah, déjà 9h15, revenez demain. »

– Non, c’est fait exprès. Déjà, René Carmille propose d’étendre l’enquête AP, avec sa fameuse question sur l’appartenance à la « race juive » à la zone occupée, mais ensuite il opposera toutes sortes de raisons techniques, financières, et politiques pour ne jamais le faire. Par ailleurs, les deux séries statistiques issues de ces enquêtes ne sont jamais croisées, parce que Carmille refuse d’en faire une tâche prioritaire. Et quand le gouvernement lui demande d’y travailler, il explique que ses équipes sont trop mobilisées par la constitution du registre national.

– Je vais me faire l’avocat du diable, mais on est sûr que c’est de la mauvaise volonté ?

– Oui, parce que dans le même temps, le travail de croisement des fichiers AP et B5, pour constituer la liste des personnes mobilisables, avance très bien. Ainsi à l’été 42 Carmille dispose d’un fichier de 300 000 hommes mobilisables en zone non occupée, qui doit permettre  l’envoi de courrier de mobilisation en 36 heures. Ce dispositif fait l’objet d’un test concluant (sur papier) au printemps.

– Oui, alors des outils informatiques qui fonctionnent bien sur papier…

– D’accord, alors quand les Alliés débarquent en Afrique du Nord, le SNS d’Alger est réquisitionné, et permet une mobilisation rapide de l’armée d’Afrique.

– Admettons.

– Malheureusement cela conduit à l’annexion de la zone non occupée dans les jours qui suivent. Carmille détruit alors le fichier de mobilisation. Pendant ce temps, pour mener les politiques de rafle et de déportation, la police de Vichy et la Gestapo doivent au final faire le boulot à l’ancienne, à la main, parce que le SNS ne leur fournit jamais de données exploitables automatiquement. Il semblerait que René Carmille soit allé jusqu’à reprogrammer les machines de son service pour qu’elles ne perforent pas la colonne correspondant à la question 11 sur l’appartenance religieuse.

– Semblerait ?

– Ecoute, je n’ai pas pu le confirmer formellement. Ce qui est sûr c’est qu’a minima il a pratiqué la résistance passive dans ce domaine. La question sur l’appartenance à la race juive du fichier AP n’est dans les faits utilisée que pour écarter quelques jeunes des chantiers de jeunesse. Quant à l’exploitation numérique du recensement spécifique des Juifs, qui ne représente jamais que 110 000 questionnaires, elle est tellement retardée et mise de côté qu’en février 44, quand Carmille est arrêté, elle n’a abouti qu’à un état numérique anonyme.

– Bien…attends, pourquoi il est arrêté, les autorités ont pu prouver qu’il ne faisait pas de zèle ?

– Non, c’est beaucoup plus concret : il est arrêté parce qu’il fait partie de la Résistance. Manifestement il l’a rejointe fin 42. Carmille appartient au réseau lyonnais Marco Polo, qui se spécialise dans les interceptions de transmissions allemandes. Tout au long de l’année 1943, il transmet à l’Intelligence Service britannique les modèles de cartes d’identité que Vichy veut mettre en place, ainsi que des machines pour les composter. En outre, les avis de décès reçus par le SNS sont utilisés pour fournir à la résistance des fausses cartes d’identité.

– Ah oui, là y’a plus de doute.

– Non, même si en parallèle il est bien obligé de fournir au Service du Travail Obligatoire une liste de 50 000 hommes à envoyer bosser en Allemagne. Et puis le 19 novembre 1943 Marco Polo détruit un central de télécommunication allemande à Lyon. La Gestapo se penche alors sérieusement sur le réseau, ce qui conduit à l’arrestation de Carmille le 3 février 1944. Il passe entre les mains de Barbie avant de partir pour Dachau où il meurt le 25 janvier 1945. Et où il a certainement évité qu’on y envoie pas mal de monde.

– Je lui tire mon chapeau blanc.

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