Iceberg de combat

Iceberg de combat

– Tu sais qu’il y a un truc dont on n’a pas parlé depuis qu’on s’est lancé dans une série spéciale Seconde guerre mondiale ?

– Comment ça, « seconde » guerre mondiale ?

– Hein ?

– Seconde, c’est le mot pour dire deuxième quand il n’y a pas de troisième. Et sans vouloir te casser ton introduction, parler de seconde guerre mondiale me semble disons… optimiste.

– Tu vois toujours les choses en noir, Sam.

– Navré.

– Ceci dit…

– Quoi, ceci dit ?

– Non je me disais juste qu’il tout de même faut reconnaître que ça a un côté rigolo, les guerres mondiales.

– Ton niveau de cynisme vient de péter le dernier barreau sur l’échelle de Diogène.  

– Tu peux faire ta belle âme tant que tu veux mais tu m’accorderas que sans les opérations plus ou moins foireuses de la dernière guerre mondiale, pour ne citer qu’elle, on perd un bon tiers des sujets de ce site. Entre les ballons météo transformés en sabotage industriel à grande échelle, la fabrication de fausse monnaie dans les camps allemands ou les chauves-souris incendiaires, on a déjà signalé quelques chefs d’œuvre d’humour noir involontaire.

– Objection retenue. Consternante, mais retenue.

– Bon. Et ben accroche-toi à la barre, moussaillon, parce que j’en ai une nouvelle à te raconter. Et elle sent à la fois le varech et le grand n’importe quoi.

– J’en conclus que ça va être maritime.

– Et glacial. Est-ce que les prophètes de l’Ancien Testament te sont familiers ?

– J’allais sourire avant de me rappeler du caractère inénarrable de certains des titres rangés dans ta bibliothèque. C’est une vraie question, c’est ça ?

– Ben oui.

– Non, Jean-Christophe, les prophètes de l’Ancien Testament ne me sont pas familiers.

– M’étonne pas qu’un mécréant de ton espèce ne se soucie pas du salut de son âme éternelle.

– Je n’y peux rien. Je m’ennuie dès le début, c’est encore un peu plus chiant que du Proust.

– Ah je t’accorde qu’il faut passer les premières pages mais tu sais ce qu’on dit, il faut bien que Genèse se passe. Bref : si tu avais poussé un peu plus loin que cette histoire de grosse drache et d’arc-en-ciel, tu connaitrais l’existence d’Habakkuk.

– L’existence de pardon ?

– Habakkuk, prophète de métier à qui j’emprunterai ces mots puissants. « Jetez les yeux parmi les nations », dit Habakkuk, « jetez les yeux parmi les Nations, regardez et soyez saisis d’étonnement et d’épouvante ! Car je vais faire en vos jours une œuvre que vous ne croiriez pas si on la racontait ».

– Et tu as jeté un œil parmi les Nations ?

– Ouaip. Et je me suis arrêté sur l’Angleterre au beau milieu de la sec… de la Deuxième guerre mondiale, en 1942.

– Et tu as été saisi d’étonnement et d’épouvante ?

Oh que oui.

– Je suis toujours saisi d’étonnement et d’épouvante quand je me penche sur l’Angleterre. Et j’ai découvert que ce bon vieux Habakkuk avait laissé son nom à l’un des projets technologiques les plus foutraques d’une guerre qui n’est pas franchement avare en projets foutraques.

– Celui-ci est censé répondre à quoi ?

– 1942 est une année charnière. La bonne nouvelle, c’est que les États-Unis sont entrés dans le conflit en décembre 1941 et comme d’habitude quand ils y vont, ils ne font pas semblant : ils arrosent littéralement l’Angleterre d’armes, de munitions, de matières premières et de marchandises diverses et variées pour lui permettre de tenir face à l’Allemagne nazie. Par la mer, évidemment, puisqu’un coup d’œil à une mappemonde te permettra de constater que c’est plus dur de relier Washington à Londres par la route.

Quoique. Parce que quitte à taper dans les prophètes bibliques, on avait pourtant une piste toute trouvée. Et dans ton cul la Kriegsmarine.

– C’est toujours sympa de réviser certaines bases géographiques. Et la mauvaise nouvelle ?

– La mauvaise nouvelle, c’est que les sous-marins allemands se font une joie de torpiller une bonne partie des cargos qui se baladent dans l’Atlantique. Non seulement tu perds à chaque fois la cargaison, mais aussi un bateau, donc du pognon.

– Et des marins.

– Hein ? Ah oui, aussi tout à fait, oulalala les pauvres. Mais c’est surtout les cargaisons perdues qui emmerdent l’état-major. Pour te donner une idée, pour le seul mois de mars 42, les U-Boot allemands expédient un tonnage de 800 000 tonnes par le fond. À cette date, l’industrie navale américaine peut à peine en produire 700 000 sur la même période.

– Mais on ne peut pas les protéger, ces barlus ?

– Avec quoi ?

– Qu… Ben je ne sais pas, d’autres bateaux ? Des avions ?

– La couverture aérienne de l’Atlantique est impossible parce qu’aucun avion n’a l’autonomie nécessaire à cette date et que la marine de guerre alliée n’a pas la moindre intention de risquer des bâtiments puissants mais complexes et chers dans une zone truffée de sous-marins en maraude, d’autant que personne n’a encore compris comment les repérer avec un tant soit peu d’efficacité. Accessoirement, ça les emmerde aussi parce qu’on commence à étudier sérieusement l’idée d’un débarquement sur les côtes de France et que les Alliés n’ont pas la moindre envie de perdre des dizaines de milliers de fantassins bêtement. D’où Habakkuk.

– Et c’est quoi, Habakkuk ?

– Au départ, c’est l’idée d’un ingénieur, Geoffrey Pike, un bon copain de l’amiral Lord Mountbatten, « Chief of Combined Operations » ou responsable des opérations combinées et manifestement des projets à la con. Sur le papier, le projet Habakkuk est d’un simplicité ben… biblique.. Puisqu’il faut permettre aux avions de se poser pour couvrir les bateaux, il suffit de leur trouver une piste d’atterrissage au milieu de l’Atlantique.

– Le mec à deux doigts d’inventer le porte-avion.

Et qui a exactement la tête qu’on associe à l’inventeur d’un projet de ce genre.

– Alors oui et non. Le problème d’un porte-avion, c’est que c’est extrêmement cher et extrêmement long à produire, surtout quand ça devient un peu chaud de trouver les matières premières nécessaires. Tu ne claques pas des milliers de tonnes d’acier comme ça dans une économie de guerre : le but, c’est de rationaliser.

– Oui enfin un porte-avion en papier mâché, ça fait tout de suite moins sérieux.

– Absolument. D’où l’idée de le fabriquer avec des gros glaçons.

– Pardon ?

– Tu as bien lu. Le projet Habakkuk consiste à découper et assembler des gros gros glaçons, à coller des hélices derrière et une piste de décollage dessus avec des canons un peu partout pour expédier par le fond les ingénus qui tenteraient de s’approcher, et hop.

Ben quoi ? Ça s’est déjà vu, un gros glaçon qui coule des trucs.

– Bonjour, la Brigade de Détection des Idées Complètement Connes ? C’est pour signaler une idée complètement conne.

– Alors…

– Alors quoi ?

– Alors Lord Mountbatten adore l’idée, et Churchill aussi. On a gardé une note du 7 décembre 1942 qui dit exactement : « J’attache une grande importance à l’examen de cette idée. »

– Il était à combien de grammes de sang dans le whisky ?

– Figure-toi que sur le papier, ça se défend et que Pike a des arguments plutôt solides.

– C’est cela, oui.

– Si si. D’abord, il n’est pas question de découper un gros bout de banquise en virant les ours blancs à grands coups de pompes dans le train, non, il s’agit d’utiliser du pykrete.

– J’en ai déjà bu et c’est dégueulasse.

– Comm… ? Ah oui, je vois. Pas du picrate, Sam. Du pykrete.

– Mais c’est quoi du pykrete ?

– Un matériau inventé par Geoffrey Pike, d’où son nom qui mélange Pyke et concrete, c’est à dire béton. Concrètement, c’est un mélange de 86 % de glace et de 14 % de pâte de bois.

– Non mais je déconnais, moi, avec le coup du papier mâché.

– Ben tu ne devrais pas. La nécessité d’énergie nécessaire pour en produire une tonne est cent fois inférieure à celle dont on a besoin pour sortir le même poids en acier. C’est plus léger que l’eau, ce qui fait que ça ne peut pas couler, et tu ne peux pas coller une bombe magnétique dessus. Et non seulement c’est bien plus solide que de la glace pure, mais c’est plus stable, ça se travaille aussi facilement que du bois, ça s’enfonce moins dans l’eau salée et surtout, surtout ça fond beaucoup moins vite.

– Ah oui, pas con, ça, quand tu veux balader un porte-avion à travers les Caraïbes.

– Pourquoi à travers les Caraïbes spécifiquement ?

– Parce que ça me permettrait de placer un jeu de mot sur le Pykrete des Caraïbes.

Je vous jure qu’il m’use.

– Heureusement qu’on ne va pas en venir là, hein ? Bien. Là-dessus, Pike fait ses petits calculs et on bidouille même un prototype dans le plus grand secret, près du lac Patricia, au Canada.

– Sérieusement ?

– T’emballe pas. C’est un tout petit modèle de 1 000 tonnes pour 16 mètres de long.

« Petit modèle MON CUL »

– Oui enfin ce n’est pas non plus le format canard de bain, quoi.

– Non. Et ça permet de constater qu’on arrive à réfrigérer cette maquette avec un tout petit moteur d’un seul cheval-vapeur. Et voilà comment en août 1943, à Québec, Lord Mountbatten en personne présente les plans du Habakkuk à tout le gratin du commandement allié pour vanter les atouts du projet.

– Et tout le monde a éclaté de rire.

– Pas du tout, d’autant que Lord Mountbatten a fait fort pour pimper sa présentation : en pleine conférence, il fait apporter un bloc de glace et un bloc de pykrete, sort son flingue et tire deux bastos dedans au beau milieu de la conférence.

– Mais non ?

– Oh si – crois-moi, j’ai vérifié les sources plusieurs fois et il semble bien que l’anecdote soit parfaitement authentique. Mission accomplie : alors que la première balle fracasse le bloc de glace, la seconde ricoche, loupe de peu la rotule du patron des forces navales américaines et finit dans le mur.

– Ben dis donc, faut être flegmatique.

– Garde l’idée pour la prochaine réunion où quelqu’un lèvera le doit à 22h30 pour dire « J’aimerais simplement poser une dernière question monsieur le président… ». En tout cas, preuve est fait que le pykrete, c’est solide. On n’a plus qu’à se trouver des grosses écharpes et de bonnes paires de gants, et en avant.

– Mais ils ont vraiment creusé l’idée ?

– Oh que oui, en gardant l’idée de construire un premier modèle au Canada.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il y fait froid, Sam.

– Ah.

– Et aussi parce qu’il dispose des matières premières nécessaires en 1943, soit 300 000 tonnes de pâte de bois, 25 000 tonnes de panneaux de fibres isolants, 35 000 tonnes de bois d’œuvre et 10 000 tonnes d’acier. Il faut bien ça, d’ailleurs.

– Pourquoi ?

– Tu te souviens que la maquette faisait 16 mètres ? Le cahier des charges du Habakkuk II prévoit la construction d’un bateau de 616 mètres de long, pas loin de deux fois la longueur de l’USS Ford, le plus grand porte-avion actuel. Ça suppose un gouvernail de trente mètres de long, l’équivalent d’un immeuble de sept étages, mais aussi 280 000 blocs de glace et 10 000 tonnes d’acier seulement pour servir d’armature au bateau. Le tout avec une coque réfrigérée de 13 mètres d’épaisseur, capable de résister à l’impact d’une torpille.

– Oh bordel.

– Comme tu dis, mais le bidule est censé emporter des bombardiers lourds, entre autres : à l’intérieur, il y aurait eu de la place pour 200 Spitfires et 1 500 matelots. L’Amirauté, qui voit grand, veut aussi que le Habakkuk puisse avancer à une vitesse de sept nœuds et parcourir 11 000 bornes en mer.

– Mais ça doit coûter un rein ?

– Cent fois moins qu’un porte-avion traditionnel, soit 700 000 livres seulement, d’après l’Amirauté. Le budget est aussitôt débloqué.

« On a gagné de la place sur les chambres froides. »

– Mais ils n’ont pas construit cette merveille ?

– Eh non. Les ingénieurs canadiens ont calculé que la durée de la construction s’étendrait sur cinq ans et conduirait à détourner des milliers de travailleurs d’autres chantiers militaires. On s’est aussi rendu compte que les projections initiales étaient sous-estimées et qu’il faudrait beaucoup plus de bois d’œuvre, de béton, de pykrete et de glace que les Britanniques ne l’avaient prévu. Et les coûts ont vite explosé, mais ce n’est pas tellement ça qui a conduit à l’enterrement du projet.

– Qui est mort de quoi, du coup ?

– D’autres solutions ont petit à petit émergé pour protéger les navires marchands. Et d’une, le Portugal a décidé d’autoriser les Alliés à installer des aérodromes aux Açores. Et de deux, on s’est mis à produire des avions dotés de davantage d’autonomie.

– Pauvre Habakkuk, périmé avant de voir le jour.

– C’est ça. Le Habakkuk devient inutile et le projet est coulé pour de bon en décembre 1943. Et franchement c’est dommage parce que même les gars de chez Marvel n’avaient pas eu l’idée d’envoyer Captain Igloo botter le cul des nazis depuis un gros morceau de banquise déguisé en porte-avions.

3 réflexions sur « Iceberg de combat »

  1. Comme d’habitude, excellent.
    Merci.

    Si ça intéresse quelqu’un, les Mythbusters s’étaient penchés sur le pykrete, et avaient fait un bateau en utilisant ce matériau.

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