Et bonne année dans ta gueule

Et bonne année dans ta gueule

– Le pire Nouvel An de ma vie ?

– Voilà.

– Écoute ça demande un peu de recherches. Mes 1ers janviers ont tendance à tous commencer par la quête désespérée d’un Doliprane perdu au fond d’un tiroir, quête doublée du serment solennel de ne plus jamais boire d’alcool.

– Promesse rompue en général vers midi le même jour.

– M’étonnerait, je reprends rarement connaissance avant seize heures le 1er janvier. Ah oui : l’année de la tempête, en 1999, je me suis retrouvé dans une grande baraque paumée en Auvergne, ouverte à tous les vents, sans électricité et sans chauffage. À part près du four à bois de la cuisine, on s’est un peu caillé. Il y avait du givre sur la face intérieure des vitres. Ça et le fait qu’il y avait des arbres abattus de partout, c’était un poil surréaliste.  

– Pas mal.

– Attends… Non, réflexion faite, c’est plutôt une de mes meilleures Saint Sylvestre. Version Quatrième dimension, mais c’était chouette.

Un bon exemple de notre champ de vision ce matin.

– Tu ne fais aucun effort.

– Mais je peux te raconter un bel exemple de Nouvel An pourri, en revanche.

– Mouais.

– Avec des nazis.

– MAIS QUE NE LE DISAIS-TU.

– Tu sais tout l’amour que je porte aux opérations les plus pétées de la Seconde guerre mondiale ?

– Affection partagée.

– Et je te parie que tu n’as pourtant jamais entendu parler de Bodenplatte.

– Je confirme.

– A ta décharge, c’est une opération allemande qui date de la toute fin de la guerre. Elle a été lancée à huit heures du matin le 1er janvier 1945, pour être précis.

– Dans quel but ?

– Annihiler l’aviation alliée pour protéger la contre-offensive du Reich dans les Ardennes.

– Ah oui, rien que ça. Et ça a fonctionné ?

– Alors… Non, mais pour des raisons rigolotes. Et ça demande un peu de contexte.

– Envoie le contexte.

– Début 1945, ça commence à sentir sérieusement le roussi pour les Nazis. Sur le front est, l’armée allemande se fait joyeusement rouler dessus par l’Armée rouge qui commence à se rapprocher des frontières allemandes. A l’ouest, ça n’est pas tellement plus brillant : à compter de septembre 1944, la Belgique et la France sont en grande partie libérée. En revanche, l’avancée des Alliés patine un peu depuis l’automne, freinée par la résistance allemande. Les Américains et les Anglais ont tout de même réussi à prendre Anvers, un port essentiel que les Allemands cherchent à reprendre en arrosant la zone à coups de V1 et de V2. A la mi-décembre 1944, la Wehrmacht lance la fameuse bataille des Ardennes, une contre-offensive surprise qui engage 200 000 hommes et 600 Panzer, tout ça sous un temps épouvantable.

« Guten taaaaaaaaag »

– Ce qui ne doit pas aider grand monde.

– C’est plutôt bon pour les Allemands, en réalité. Pendant une bonne dizaine de jours, la météo dégueulasse empêche les avions alliés de décoller, donc de protéger les troupes au sol. Du moins jusqu’à Noël.

– Il se passe quoi, à Noël ?

– Le temps vire au beau : froid et sec, idéal pour permettre aux appareils de décoller. Et comme l’aviation alliée est nettement plus puissante que la Luftwaffe allemande, ça se complique pour le Reich qui voit débouler la bagatelle de 3000 bombardiers au-dessus de ses lignes.

– Outch.

– Comme tu dis. D’où l’Unternehmen Bodenplatte, une opération voulue par Goering en personne. Il trépigne même depuis novembre, mais la météo l’a empêché de lancer Bodenplatte plus tôt.

– Au passage, Bodenplatte, ça veut dire quoi ?

– Pour une fois, ça n’est pas un nom rigolo : dans le monde aéronautique, c’est un déflecteur, la pièce de métal que tu places sous les tuyères des V2 pour orienter les flammes. Ça ressemble à un presse-citron, en gros.

– Opération presse-citron, ça ne fait pas tellement classe.

– Parce que ça n’est pas fait pour. L’objectif de Bodenplatte, c’est de démolir le plus gros de l’aviation alliée en quelques heures seulement.

– C’est… ambitieux.

– Mais pas impensable, sur le papier. L’objectif est de lancer une attaque surprise massive en ciblant directement une quinzaine d’aérodromes alliés, avant que les avions ne décollent. Bref, de détruire les appareils au sol sur les terrains de Belgique, de Hollande et de Lorraine. Et pour ça, Goering choisit un des meilleurs le commandant du Jagdkorps II : Dietrich Peltz, ex-pilote de Stuka et grand spécialiste des opérations de bombardement.

Et comme il était aussi instructeur, ça nous donne un beau Stuka d’école.

– Eh ben ça doit demander une sacrée logistique.

– C’est infernal à coordonner. En quelques semaines, il faut identifier les cibles, traiter les informations des services de renseignement, rassembler les appareils sans attirer l’attention et former les pilotes à ce type d’opérations particulièrement risquées. Tout ça au moment où la Luftwaffe est plus ou moins exsangue après cinq ans de guerre.

– Elle manque d’avions ?

– Pas tellement mais elle manque de carburant, déjà.

– Ah c’est con.

– N’est-ce pas. Mais elle manque surtout de pilotes expérimentés. Les petits jeunes qui débarquent ont 200 ou 300 heures de vol dans les pattes à peine et commandent des avions particulièrement modernes et puissants, ce qui n’est pas idéal quand tu es censé surgir en rase-mottes au-dessus d’un aérodrome qu’il faut déjà réussir à localiser. Mais qu’à cela ne tienne : compte tenu de la situation de l’armée allemande, Goering veut frapper un grand coup – et redorer un blason passablement terni au passage. A la toute fin décembre 1944, l’opération est confirmée : Bodenplatte est programmée pour le matin du 1er janvier 1945.

– À l’aube, on imagine ?

– Ben même pas, les premiers appareils ont décollé autour de neuf heures. En revanche, il y en a beaucoup, des avions.

– Beaucoup comment ?  

– Beaucoup comme 900 zincs répartis sur une grosse trentaine d’aérodromes – en gros, c’est toute la Luftwaffe du front Ouest qui est mobilisée, et honnêtement, c’est un tour de force : à cette date, les Alliés sont très loin de s’attendre à ce que la Luftwaffe puisse mobiliser autant d’appareils. Des chasseurs, des bombardiers, des avions de reconnaissance… Il y a même des chasseurs de la Nachtjagd, la chasse de nuit : des Junker 88 pour être précis, mobilisés pour jouer les éclaireurs.

– Et le plan, dans le détail ?

– On fonce dans le tas en pariant sur le fait que tout le monde sera encore bourré en face, réveillon oblige.

– Fallait l’appeler Obélix, l’opération, pas Bodenplatte.

– Je suis un peu méchant. Le concept, c’est de voler en rase-mottes le plus longtemps possible avant de monter brutalement à l’approche de chaque cible, puis de plonger pour lâcher tous les feux de l’enfer sur les tarmacs et les hangars, histoire de démolir un maximum d’avions pendant qu’ils sont encore immobiles. Et si quelques bombes foutent les pistes en l’air au passage, c’est que du bonheur en plus.

– Pourquoi j’ai l’impression que ça va merder.

– Parce que tu sais déjà que l’armée allemande a capitulé cinq mois plus tard, ce qui tendrait à monter que Bodenplatte a fait un bide.

– Et elle a fait un bide ?

– Tactiquement non, stratégiquement oui.

– Explique.

– Commençons par le commencement. Vers 8 heures du matin le 1er janvier 1945, c’est le branle-bas de combat sur les aérodromes allemands. Le temps est glacial et les pistes sont gelées, mais qu’importe : tous les pilotes et les mécaniciens engagés, priés de rester sobres la veille au soir, se démènent pour sortir les appareils – 80 à 90 avions à chaque fois, ça prend un peu de temps. À neuf heures, tout ce petit monde décolle vers l’ouest dans le plus grand secret.

– 900 avions ? Je dirais que ça va finir par se voir.

– Tant que c’est au dernier moment, ça n’est pas grave. Les consignes sont claires, d’ailleurs : silence radio absolu, altitude de vol de 50 mètres maximum… Bref, on fait absolument tout pour rester aussi discrets que possible jusqu’au dernier moment. Un peu trop, même.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire que la Luftwaffe a tellement voulu éviter les fuites qu’elle n’a prévenu ni la Wehrmacht, ni la Kriegsmarine.

– Je ne vois pas le probl…

– En gros, le plan génial de Goering consiste à faire voler des grappes de bombardiers un 1er janvier au-dessus de la zone la plus lourdement équipée du monde en termes de défense aérienne. Sans prévenir les copains qu’on allait faire passer tout ça juste au-dessus d’eux. Tout ça au moment où ils se ramassent raid allié sur sur raid aillé depuis des semaines.

– Ne me dis pas qu’ils se sont fait tirer dessus par leurs propre DCA ?

– Oh si. Ou plutôt son équivalent allemand, la Flakartillerie, ou Flak pour les copains. Quand tu fais passer une chiée de bombardiers au-dessus de soldats un peu tendus, va savoir pourquoi, ils ont tendance à ne pas trop se poser de questions avant de défourailler. Oui, ils sont censés distinguer les appareils amis des appareils ennemis à la forme de leur fuselage. Mais un 1er janvier ? Une masse pareille d’avions ? Tu prends le risque, toi ?

– Attends. Que je comprenne bien. Les avions allemands ont survolé leurs propres batteries anti-aériennes à 50 mètres d’altitude sans avoir pensé à les prévenir avant ?

– Voilà. Enfin disons qu’ils n’ont en tout pas prévenu tout le monde et que ça n’a pas loupé. Trois des dix groupes engagés, les JG-1, JG-77 et JG-26, se sont fait allumer au-dessus de La Haye, ce qui n’est pas franchement un hasard dans la mesure où c’est dans le coin que les Allemands avaient installé leurs sites de lancement de V2. Autant dire que la densité de la défense aérienne y était légèrement prononcée.

– C’est… Brillant.

– Pour être honnête, ça n’a pas merdé partout. Les formations engagées plus au nord ont atteint leurs objectifs sans problème, elles. En bas, les Alliés ont vu des dizaines d’appareils leur fonder dessus par surprise, chaque appareil étant censé réaliser cinq passes de tir et de bombardement.

– Tu dois trouver le temps long, au quatrième ou cinquième passage.

– Et ici ou là, ça fonctionne. À Maldegem, le 135th Wing de la RAF perd treize Spitfire en quelques minutes. A Ursel, des Lancaster et des Dakota américains tous juste revenus de mission se font détruire au sol. A Sint-Denijs-Westrem, 131st Wing de la RAF perd une quinzaine de Spitfires de son Squadron 309.

« Je vous préviens qu’à la prochaine Saint Sylvestre, je reste à ma maison ».

– Donc l’effet de surprise fonctionne.

– Oui et non, selon les cas. À Eindhoven, c’est un succès total : l’escadrille de Heinrich Bär, un as qui affiche déjà deux cents victoires au comptoir, réduit 170 appareils alliés en cendres en vingt minutes, sans compter la trentaine de pilotes tués au sol. À Bruxelles, c’est un bide : 150 avions fondent bien sur l’aérodrome mais les hangars sont vides. Pareil à Grimbergen, où les Allemands n’obtiennent pas grand-chose de plus qu’une belle colonne de fumée en tapant sur un dépôt de carburant. C’est joli, m’enfin ça ne change pas le cours de la guerre… Et puis surtout, il y a les effets secondaires : à Sint-Denijs-Westrem, les bombardiers allemands avaient plutôt bien fait leur boulot en dégommant une quinzaine de Spitfire, jusqu’au moment où un autre groupe de Spit’ a débarqué par là un peu par hasard, histoire de mettre de l’ordre en abattant 19 appareils allemands.

– Le compte n’est pas bon, Kevin.

– Même ratio pourri à Saint-Trond, où la Jagd II laisse 43 des 84 avions engagés, la plupart descendus par la DCA avant d’avoir pu lâcher la moindre bombe. Et idem à Asch : en arrivant, la cinquantaine de Messerschmitt engagés ont la mauvaise surprise de tomber sur une douzaine de Mustang P-51. En quarante-cinq minutes de combat tournoyant, les P-51 abattent 23 avions allemands.

– Les mecs sont fait torcher à cinquante contre douze ?

– Eh oui. Ce qui en dit long sur le niveau de préparation des jeunes pilotes allemands envoyés au casse-pipe : certains se sont fait descendre comme des bleus en remontant trop vite après avoir lâché leurs bombes, au lieu de continuer le plus longtemps possible en rase-motte pour se protéger. D’autres n’ont d’ailleurs jamais trouvé leur cible et sont rentrés la queue basse vers leurs bases, comme l’escadrille lancée sur Saint-Trond.

– Ils auraient dû toucher du bois.

– C’est malin, ça. Le pire, c’est que le retour est souvent meurtrier, entre la DCA, la Flak qui n’a toujours pas compris qu’elle tirait sur ses propres appareils et les aviateurs alliés un peu énervés qu’on vienne les emmerder un 1er janvier.

– Blague à part, ça m’a l’air cher payé.

– C’est tout le problème de Bodenplatte : c’est beaucoup trop cher payé.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire que quand on se décide à faire les comptes autour de midi le 1er janvier, le bilan est à la fois lourd et équivalent : 290 appareils alliés détruits pour 280 avions allemands. Dont une vingtaine détruits par leur propre défense anti-aérienne.

– Quand tu penses que l’objectif consistait à détruire l’armée de l’air alliée…

– Je ne dirais pas que c’est un échec, je dirais que ça n’a pas marché. Pire : l’asymétrie des forces est déjà totale à cette date. L’Allemagne y a non seulement laissé des avions, mais aussi deux grosses centaines de pilotes, tués, blessés ou prisonniers.

– À un moment où elle n’a absolument pas les moyens de perdre 200 pilotes.

– Exactement. De l’autre côté, ce n’est pas la même mayonnaise : non seulement l’armée de l’air alliée va mettre à peine… trois jours à remplacer les appareils perdus, mais les pertes humaines sont réduites : 43 morts seulement.

– Avec 290 avions abattus ? Ils ont le cul bordé de nouilles.

– Ben non : la plupart des avions détruits au sol étaient vides, par définition.

– Ah.

– Voilà. Derrière ce semblant de match nul, ce que Goering voyait comme le tournant de la bataille des Ardennes est en réalité un désastre. La Luftwaffe est décimée, privée d’une bonne partie de ses pilotes les plus expérimentés et ceux qui restent sont légèrement traumatisés par un baroud d’honneur parfaitement inutile. Le lendemain de Bodenplatte, l’US Air Force est toujours en mesure de lancer un raid assez violent pour démolir 22 chars allemands, 320 camions, 800 wagons et 73 voies ferrées au-dessus des Ardennes, tout en bombardant Coblence, Cassel et Trêves.

– Outch.

– Et ça rentre comme dans du beurre, en plus, vu qu’il n’y a plus beaucoup de pilotes allemands en état de voler. La Luftwaffe s’est tout bonnement suicidée, le 1er janvier 1945.

– Kamikaze à grande échelle. Qu’est-ce qui a vraiment merdé, en fait ?

– A peu près tout. L’opération a été montée trop vite sur la base de renseignements moisis, les pilotes ont été prévus quelques heures avant le réveillon alors qu’ils pensaient pouvoir souffler un peu, on les a mal briefés et ils sont partis beaucoup trop tard.

– Eh oh, neuf heures du matin un 1er janvier, ça va, oui ?

– Il fait jour, à neuf heures, même en hiver. Pour la DCA, c’était l’équivalent du tir au pigeon, ces grappes d’appareils en formation serrée, lancés à vitesse réduite.

– Hein ? Mais pourquoi ils volaient doucement ?

– Pour ne pas cramer trop vite leur carburant.  

– Oh putain.

– Ah oui, t’as plus vite fait de te peindre directement une cible en rouge sur le cul.

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