Merci Bernhard, fallait pas

Merci Bernhard, fallait pas

– Tu sais que ça fait longtemps qu’on n’a pas évoqué une opération plus ou moins loufoque de la seconde guerre mondiale ?

– Ah oui, ces paris géniaux et astucieux des services d’espionnage anglais ou américains, ces coups certes pendables mais infiniment nobles, montés par des héros de l’ombre capables, au nom de la lutte contre le nazisme, d’imaginer l’impensable pour porter haut la flamme toujours vivace de la Liber…

– J’avais plutôt une opération nazie en tête.

– Une… ? Bon très bien, partons sur la piste de la crapuleuse et machiavélique Abwehr avec sa bande d’infâmes nervis du Mal, courbés sur leurs bureaux sordides pour ourdir les plus répugnantes cabales au milieu des remugles immondes de leurs repaires…

– Calme toi, Juan Branco, on va juste parler de pognon.

– Ah.  

– De faux pognon, très exactement.

– Je ne vois pas du tout le rapport entre de la fausse monnaie et une guerre mondiale.

– Et pourtant. Quitte à faire dans l’image ou la métaphore parce que je n’ai jamais bien compris la différence profonde entre les deux : si je te dis « nerf de la guerre », tu penses à ?

– A l’argent, d’accord, mais…

– Mais rien du tout. Comme disait le bon Rabelais, qui avait en bon humaniste du 16e siècle piqué l’expression à Thucydide, « Les nerfs des batailles sont les pécunes. » Pour te donner une idée et en prenant un seul belligérant en compte, la Première guerre a coûté 191 milliards de dollars aux États-Unis, qui étaient pourtant sur le banc des remplaçants pendant la plus longue partie du conflit.

– Pas mal.

– Une broutille. La Seconde guerre mondiale leur en a coûté pas loin de 3000.

– Outch.

– Voilà. Maintenant, disons que tu es engagé dans un conflit et que tu cherches à déstabiliser la puissance d’en face, histoire de saper ses moyens financiers et par ricochet, ses capacités opérationnelles. Comment tu fais ?

– Euh… Tu braques sa Banque centrale avec des combinaisons rouges et des masques de Dali ?

« Bonjour, c’est pour un retrait. »

– Et aucun scénario valable ? Je ne dis pas que ça ne peut pas se défendre, mais non. C’est bien plus simple : tu fous le bordel dans sa masse monétaire. Tu sapes la confiance dans sa monnaie. Tu fais exploser l’inflation. Bref, tu lui jettes une bien belle crise financière dans les pattes.  L’équivalent d’une intoxication au gaz sarin, déclinée dans un système monétaire au lieu de taper le système nerveux.

– C’est plus simple, ça ?

– Disons que ça se tente, et que ça n’est pas neuf : l’Angleterre ne s’est pas privée d’inonder de fausse monnaie l’économie des colonies américaines au cours de la Guerre d’Indépendance américaine. Fouché et son successeur Savary se sont bien lâchés aussi : en 1809, sous Napoléon, le premier a monté une vaste opération de réalisation de fausses monnaies, confiée à des artistes et des imprimeurs de… la Banque de France, tout ça avec la bénédiction de l’Empereur et à un moment où les faux-monnayeurs étaient punis de la peine capitale. C’est mignon, hein ?

– Ils visaient qui ?

– Oh tout le monde. Les Russes, les Anglais, les Autrichiens… Plus de 24 presses professionnelles tournaient sans interruption rue de Vaugirard, à Paris, où la police a bien failli débarquer pour coffrer tout ce beau monde, pour la petite histoire. Mais revenons à nos moutons.

– Nos moutons nazis.

– Ceux-là même. Laisse-moi te présenter le Sturmbannführer Bernhard Krüger, officier SS de son état et faussaire de métier.

‘L’uniforme est un vrai. »

– Pardon ? Ils ne faisaient pas un peu gaffe au pedigree de leurs officiers, les SS ?

– Oh si – justement. Krüger avait fait dans la fausse monnaie sous la République de Weimar et s’était fat gauler avant de rejoindre le NSDAP, le parti nazi. Une fois au pouvoir, ses potes se sont dits que ce serait quand même dommage de laisser perdre un talent pareil, et ce brave Bernhard s’est fait recruter en 1939 par le Reichssicherheitshauptamt.

– Vilaine bronchite, dis donc.

– Le RHSA, ou Office central de la Sécurité du 3e Reich si tu préfères, un organisme fondé par Heinrich Himmler et dirigé par Reinhard Heydrich jusqu’’à sa mort, en juin 42.

– Que du beau monde.

– Ah ça, on ne fait pas mieux dans la catégorie criminels de guerre. L’organisme est conçu dans l’idée de lutter je cite contre « les ennemis du Parti et de l’État national-socialiste ainsi que contre toutes les forces de désagrégation dirigées contre eux ». 3000 agents en tout, ce qui en fait un des plus gros organismes de sécurité nazis.

– Et il y fait quoi, Bernhard ?

– Il prend la tête d’un bureau qui ne fait pas forcément rêver : l’unité VI F 4a, spécialisée dans la fabrication de faux : passeports, accréditations, certificats… Tout ce qui peut servir aux agents allemands sur le terrain. Et comme c’est son métier d’être inventif, Krüger propose une bien belle idée à Heydrich en 1941 : utiliser les talents… particuliers de certains prisonniers retenus dans les camps de concentration pour monter une équipe de faux monnayeurs.

– Pour la monter de toutes pièces en somme, hahahaaa.

– Merci Sam, il fallait un volontaire.

– Je ne comprends toujours pas vraiment le but de la manœuvre.

– Démolir l’économie britannique.

– Rien que ça ?

– C’est une simple question de volume. L’idée de Bernhard Krüger – qui reprend d’ailleurs un précédent projet baptisé Opération Andreas – consiste tout simplement à inonder la Grande-Bretagne de faux billets. Heydrich valide l’opération, baptisée Bernhard en référence au prénom de son concepteur. Et hop.

– Quoi, hop ?

– Ben c’est parti. Krüger installe ses quartiers dans un baraquement isolé du camp de concentration de Sachsenhausen – de concentration et pas d’extermination, ce qui fait qu’il a l’avantage d’être situé à 30 bornes de Berlin plutôt qu’en Pologne ou ailleurs. Sachsenhausen n’a d’ailleurs pas de lien opérationnel direct avec la Solution finale : c’est principalement un camp destiné à des prisonniers de droit commun et à des opposants politiques comme le pasteur Martin Niemöller, l’auteur du célèbre poème « Quand ils sont venus chercher… ». On y assassine à tour de bras, on y prépare les conditions pratiques de l’extermination des Juifs, on y teste même l’une des premières chambres à gaz mais ce n’est pas à Sachsenhausen que la Shoah va se concrétiser – ça, ça se fait hors du territoire allemand.

– D’accord, c’est un peu moins atroce qu’à Auschwitz. Pourquoi tu précises tout ça ?

– Parce que ça signifie que Bernhard Krüger a sous la main des prisonniers dont l’espérance de vie moyenne dépasse les quelques semaines, et que c’est indispensable à la réussite de son plan. A l’été 1941, Krüger écume tous les camps et toutes les prisons du pays pour trouver les profils qui l’intéressent : imprimeurs, graveurs, spécialistes du papier, dessinateurs, faux-monnayeurs aguerris… Rapidement il parvient à mettre sur pied une équipe de près d’une centaine de membres, tous hautement qualifiés. Et autant te dire qu’au beau milieu d’un camp de prisonniers, c’est déjà plus facile de garder le truc confidentiel qu’ailleurs… Le travail commence et après de longs mois de patience et de mise au point, les résultats obtenus dépassent toutes les espérances de Krüger.

Franchement, nous, on se ferait avoir.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire qu’il est presque impossible de distinguer les faux billets britanniques des vrais : après la guerre, un expert de la Bank Of England elle-même avouera qu’il est incapable de distinguer les vrais banknotes des fausses. Le plus beau, c’est quand même que les Nazis étaient tellement contents qu’ils ont… décoré une douzaine de prisonniers, dont trois étaient juifs. Il faut dire que ça ne se limitait par à la seule impression : pour vieillir artificiellement les billets, 40 et 50 prisonniers se passaient les notes entre eux pour les manipuler, les froisser et les salir. Il y avait même des gars qui passaient des heures à épingler les coins des billets, pour reproduire les habitudes des employés qui reliaient ainsi les liasses de billets.

– N’empêche que c’est foireux. C’est beau d’avoir réussi à sortir des plaques, mais comment tu imprimes assez de billets ?

– Oh pour ça, fais confiance à Krüger. Les presses se mettent à tourner jour comme nuit, ce qui rend nécessaire le renforcement de l’équipe qui a réuni jusqu’à 142 membres au plus fort de son activité qui s’est poursuivie jusqu’à la toute fin du conflit :  de 1942 à mars 1945, plus de 8 millions de billets de banque furent produits pour une valeur totale qui dépasse les 134 millions de livres.

– Ah quand même.

– Et on ne fabriquait pas que des livres britanniques. Dans les dernières semaines de la guerre, les prisonniers avaient réussi à mettre au point des dollars tout à fait satisfaisants – certains de ces faux ont d’ailleurs fini dans la poche d’officiers allemands qui s’en sont servis pour financer leur fuite en Argentine ou ailleurs, après l’écroulement du régime nazi.

– Mais…

– Quoi ?

– OK, tu produits des faux plus vrais que des vrais. Mais tu les produis EN ALLEMAGNE. Comment tu fais pour les introduire en Angleterre au beau milieu d’une foutue guerre mondiale ?

– C’est là que ça se complique, effectivement. Les billets sont lâchés par sacs entiers au-dessus de l’Angleterre où des agents se chargent ensuite de les diffuser dans les circuits économiques.

– M’enfin ça reste artisanal, ça.

– Tout à fait. D’où l’autre technique, nettement plus efficace, qui consiste à passer par des pays tiers pour blanchir tout ça, tout simplement – comme des faux-monnayeurs classiques, en fait. Les agents de l’Abwehr passent notamment par l’Amérique du Sud et par tous les pays neutres en achetant des cargaisons, des bâtiments, des terrains, des entreprises, des services, des armes, des faux-papiers… et en les réglant en liquide, à l’aide de ces faux billets.

– Pas bête.

– Le plus beau, c’est qu’ils ignoraient pour la plupart qu’ils s’agissaient de faux, et qu’ils étaient eux-mêmes payés en fausse monnaie…

– Oh les pauvres. Je pleure sur leur triste sort ? Non, je ne pleure pas sur leur triste sort. Et quand est-ce que les Anglais ont compris ce qui se passait ?

– Compris, assez vite, dès 1943 et presque par hasard, en constatant qu’on retrouvait des numéros de série identiques sur plusieurs billets. Reste à combattre la source d’approvisionnement, et ça…  Ben c’est plus compliqué. L’intoxication de l’économie anglaise n’a cessé que dans les tous derniers mois de la guerre et pour te donner une idée des dégâts, les services de Sa Majesté estimaient en 1944 qu’un billet de cinq livres en circulation sur le territoire britannique sur vingt était un faux. Quinze ans après la guerre, c’était encore assez le bordel pour que Londres décide de remplacer tous les billets de 5 £ par un nouveau modèle en 1957.

– Le dommage de guerre relativement improbable. Et ça s’est fini comment ?

– Au printemps 1945, l’avancée des Alliés a inévitablement conduit à l’arrêt de la production et les Nazis ont assez logiquement tout fait pour planquer les traces de l’opération. En avril, l’ensemble du matériel et des prisonniers impliqués ont été transportés à Mauthausen, en Autriche, puis dans des tunnels un peu plus loin, où leur travail a surtout consisté à cramer tout ce qui pouvait l’être. Mais ça prenait beaucoup trop de temps…

– Et du coup ?

– Ben du coup, Krüger a fait balancer tout ce qui restait dans deux lacs, les très bucoliques lacs de Topltiz et de Grundlsee où on a d’ailleurs retrouvé en 1958 puis en 2000 des cargaisons entières de faux biftons, très bien conservées au fond d’une eau de montagne très froide et très pauvre en oxygène.

En même temps, pour de l’argent liquide, il y a une certaine logique à ce que ça finisse dans un lac.

– Dis…

– Oui ?

– J’ai un peu peur de demander mais on sait ce qui arrive aux prisonniers utilisés pour ce genre d’opérations, ils finissent en général avec une balle dans la nuque. Ils s’en sont tirés ?

– Avec pas mal de chance, oui. Début mai, leur sort est fixé : il s’agit bel et bien de les buter à Ebensee, une annexe de Mauthausen – mais les événements se précipitent et les soldats chargés de les convoyer se barrent en apprenant que les troupes américaines sont à quelques kilomètres, ce qui leur a sauvé la mise.

– Ouf.

– Accessoirement, ça a aussi sauvé la mise de Krüger.

– Pardon ?

– Après son arrestation, pas mal d’anciens prisonniers ont témoigné en sa faveur, ce qui a conduit à son acquittement. Et de façon très objective, oui, on peut admettre que le fait de travailler pour l’opération Bernhardt leur a très probablement sauvé la vie pendant le conflit. M’enfin de là à se raconter que Krüger serait un autre Oskar Schindler comme certains ont tenté de le faire croire, il y a un monde. Schindler avait l’intention de sauver des prisonniers. Bernhardt Krüger n’en avait strictement rien à foutre, et n’a d’ailleurs pas hésité à sortir de son équipe des prisonniers touchés par la tuberculose, ce qui revenait à les envoyer à la mort. Krüger n’a jamais émis non plus le moindre regret après la guerre, à en croire sa petite fille, au point de nier l’ampleur et la réalité de la Shoah. Il avait simplement besoin des bons talents au bon endroit.

– N’empêche que pour ceux qui espérait encore un truc sur une énième légende autour de l’or nazi…

– L’or nazi, c’est du toc. Comme leur fausse monnaie.

Si vous voulez soutenir En Marge, c’est ici et nous acceptons toutes les devises, les lingots, les mandats…

2 réflexions sur « Merci Bernhard, fallait pas »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.