Le poisson-chat amphibie
– Attends, tu veux me parler de qui ?
– Son nom c’est Barb.
– Oh mais c’est bon, ça va, c’est fini. Je ne dis pas que le personnage était inintéressant ni rien, mais y’avait vraiment pas de quoi y revenir encore et encore.
– Ah si, je t’assure qu’il y a de quoi en parler.
– Nan, faut passer à autre chose. Et puis c’était de l’histoire ancienne Barb, faut passer à autre chose. La première saison est loin maintenant.
– Mais qu’est-ce que… ?
– Ben Barb, quoi.
Faites pas semblant.
– Ha. Alors non, pas celle-là. Non non. Je t’assure que le personnage du jour n’a rien de la victime innocente et sans défense. Bien au contraire. Carénée comme une machine de guerre, fuselée pour la chasse, armée jusqu’aux dents avec d’imposantes torpilles…
– Je crois que je vois. Bon ben je l’ai vu aussi, franchement ça vaut pas vraiment la peine non plus.
Son deuxième film le plus populaire. Vous savez très bien quel est le premier.
– Veux-tu bien cesser ? Barb comme la version anglaise du barbeau.
– C’est-à-dire ?
– Un poisson. Enfin une famille de poissons.
– Ok, donc il est question de poissons.
– Non. Enfin, ils font partie du paysage, mais on va parler sous-marins.
– Y’a quand même beaucoup de poissons qui sont sous-marins.
– Tu as vraiment décidé d’y mettre de la mauvaise volonté aujourd’hui. Le thème du jour est un sous-marin de guerre. Un GATO, pour être exact.
– Mais…gato ça veut dire chat ?!
– D’accord, mais c’est aussi le nom d’une classe de sous-marins, qui a constitué l’essentiel de la flotte de la Marine des Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale. Souviens-toi, il y a très très longtemps, ils ont même donné leur nom à un jeu vidéo.
Dans les années 80 la mer était violette. Une autre époque.
– Un GATO qui s’appelle Barbeau…c’est un poisson-chat, en fait.
– Moque-toi. L’USS Barb SS-220 est l’un des bâtiments les plus décorés de la Seconde Guerre, un véritable fleuron de la Navy. Il a même réalisé des performances uniques dans l’histoire du conflit.
– Par exemple ?
– C’est la seule unité de toute l’armée des Etats-Unis à avoir mené une opération sur le sol du Japon pendant la guerre.
– Euh…excuse-moi, mais même si les Etats-Unis n’ont pas procédé à un débarquement sur l’archipel comparable à ce qui s’est fait en Europe, il y a eu un certain nombre de bombardements sur le Japon. Notamment deux dont tout le monde se souvient.
– Non non. J’ai dit une opération « sur le sol » du Japon. Une opération terrestre.
– Ah, une opération terr… ATTENDS UNE MINUTE, une opération terrestre avec un sous-marin ?
– Précisément. C’est bien pour ça qu’elle est remarquable.
– Va effectivement me falloir des détails.
– La construction du Barb commence en juin 1941. Il est baptisé le 2 avril 1942, sans doute parce que la veille n’était une bonne date…
– C’eut été idéal pour un poisson, pourtant.
– Les militaires sont pas des gens marrants. C’est un bâtiment d’un peu plus de 95 mètres de long, qui peut atteindre une profondeur de 91 mètres. Il est équipé de six tubes lance-torpilles à l’avant, quatre à l’arrière, et accueille un équipage de 60 membres.
La croisière s’enfonce.
Le temps de l’équiper, de le roder et tout, le Barb réalise sa première sortie, mission, ou war patrol, en octobre 1942. Il effectue alors des missions de reconnaissances dans l’Atlantique, dans le cadre de l’opération Torch.
– Le débarquement des troupes alliées en Afrique du nord.
– Exactement. Par la suite, le Barb réalise encore quatre sorties dans la zone Atlantique, plus au nord. Il s’agit encore essentiellement de reconnaissance et de missions météo. Pendant son séjour dans l’Atlantique, il ne coule aucun bâtiment ennemi. Ca va sensiblement changer quand il est envoyé dans le Pacifique en septembre 1943.
– En toute logique, les choses deviennent plus belliqueuses quand on est dans la zone Pacifique.
– Exactement. Et avant d’aller plus loin, un petit point sur la guerre sous-marine. Son objectif premier n’est pas tant de couler des navires de guerre que des bateaux marchands. C’était déjà vrai avec les U-Boots allemands dans l’Atlantique, qui cherchaient à couper le ravitaillement entre les Etats-Unis et les Alliés, principalement la Grande-Bretagne. Ca l’est tout autant pour la guerre du Pacifique. L’effort de guerre nippon reposait sur une logistique importante pour fournir l’archipel comme les troupes réparties sur tout le théâtre d’opérations en carburant, munitions, aliments, et matières premières diverses. La guerre sous-marine vise à envoyer un maximum de cargos par le fond, pour couper les vivres à l’adversaire. D’autant plus que si un sous-marin peut également couler des navires de guerre, jusqu’aux plus importants, il part quand même avec un handicap quand il s’agit d’attaquer des bâtiments plus gros, en général plus rapides, plus lourdement armés, et qui disposent de moyens de détection efficaces, y compris aériens.
– Alors que si tu coules les ravitailleurs, ben la flotte ennemie elle reste à quai.
– C’est l’idée. Dont l’efficacité est démontrée par les Allemands, qui développent la stratégie dite de la meute de loups, qui consiste à envoyer des groupes de sous-marins pour s’en prendre à des convois marchands, ce qui permet de lancer des attaques efficaces alors même que ces derniers bénéficient d’escorte. Les Américains reprennent donc le concept. A noter que les sous-marins jouent aussi un rôle de sauveteurs, puisqu’on les dépêche également pour aller repêcher des aviateurs perdus en mer. Au cours de la guerre du Pacifique, ce sont ainsi 380 pilotes qui ont été récupérés par des sous-mariniers.
– C’est le maître-nageur avec des torpilles.
– Pour en revenir au Barb, il rejoint donc le ComSubPac, c’est-à-dire le Commandement des sous-marins du Pacifique à l’automne 43. Il y effectuera 7 sorties entre septembre 1943 et août 1945. Le moment important, c’est janvier 1944.
– Pourquoi ?
– Parce qu’un nouveau commandant arrive à la barre. Après une mission en tant que second, une immersion en quelque sorte, Eugene Fluckey devient maître à bord. Il sera aux commandes pour toutes les missions suivantes. « Lucky » Fluckey est audacieux et innovant. En un peu plus d’un an, le Barb va accumuler les victoires et se tailler l’un des plus beaux palmarès de toute la flotte. Il coule quelques bâtiments militaires remarquables, dont un croiseur et une frégate. Dans le genre gros, il envoie également par le fond un transporte-avion, attention c’est pas la même chose qu’un porte-avion, là on parle juste d’un transport. Mais quand même.
Pas mal. Mais faudra quand même qu’on nous explique comment le gamin qui joue en regardant LES DEUX COTES A LA FOIS a pu perdre.
– Je serais certainement infichu d’en faire autant, mais je ne vois rien de légendaire pour l’instant.
– Attends un peu. C’est pendant la 11ème war patrol que le Barb commence à scorer gros. Il est envoyé mi-décembre à la chasse aux convois marchands, ce qui l’amène le long de la côte chinoise. Fluckey sait qu’il doit y avoir un groupe important de bateaux, mais encore faut-il le localiser. C’est chose faite autour du 20 janvier. Le Barb repère pas moins de 30 vaisseaux japonais, dans un mouillage du côté de Namkwan. Le problème est qu’ils sont stationnés dans une zone peu profonde, dont l’accès nécessite de naviguer dans un champ de mines. Et qu’il y a évidemment une escorte.
– Tout pour plaire, ça se présente bien.
– Ca n’arrête pas Fluckey. Dans la nuit du 22 au 23 janvier, il navigue entre les obstacles pour se mettre à portée. Avec un tirant d’eau qui lui permet tout juste de manœuvrer, il fait feu de ses 6 tubes avant, puis se retourne immédiatement et recommence avec les 4 de l’arrière. Soit une volée de 10 torpilles en quelques minutes. Trois bateaux coulent, trois autres sont sévèrement endommagés, et le Barb ne prend pas plus que ça le temps d’évaluer l’ampleur exacte des dégâts, parce qu’un destroyer commence à lui tirer dessus. Le commandant pousse alors les moteurs à fond pour rejoindre la haute-mer, tout en manœuvrant au sonar ente les mines et les hauts-fonds.
– Du gâteau.
– Complètement. Il parvient néanmoins à sortir de l’estuaire sans encombre et à partir au large. Le commandant Fluckey gagne ce jour le surnom de Galloping Ghost of the China Coast, le Fantôme Galopant de la côte chinoise.
– Y’a des trucs, ça passe mieux quand c’est pas traduit.
– Je te l’accorde. Il n’empêche qu’il obtient une médaille d’honneur pour cette action, tandis que l’équipage dans son ensemble reçoit une citation présidentielle. Le Barb achève ainsi sa 11ème mission dans le Pacifique. Et là, en toute logique, il doit changer de commandant.
– Ben pourquoi ? Il s’en sort pas si mal.
– Certes, mais c’est la règle. Quand un commandant a réalisé 4 missions, on le remplace. L’idée est qu’à partir de ce moment, il devient soit trop prudent, soit au contraire trop téméraire.
– Je peux comprendre la logique.
– Néanmoins, Fluckey obtient de pouvoir réaliser une dernière sortie. Mieux que ça : comme il a brillamment réussi sa dernière mission, il a gagné suffisamment de points d’expérience bonus pour améliorer son sous-marin.
– Hein ?
– Il demande, et obtient, que des lance-roquettes soient installés sur le Barb. Traditionnellement, un sous-marin est équipé non seulement de lance-torpilles, mais également de quelques grosses pétoires sur le pont. Ca peut suffire à achever une cible déjà amochée, voire à couler des bateaux peu résistants, et c’est aussi utile pour se défendre. Mais aucun sous-marin n’a jamais été armé avec des lance-roquettes. C’est une première.
– Plus c’est mieux, j’en conviens, mais il veut en faire quoi ?
– Lancer des attaques à courte distance sur des installations côtières. Bombarder des cibles au sol, en fait. Et ce sera l’un des aspects majeurs de la 12ème et dernière mission du Barb dans le Pacifique. Il prend la mer mi-juin 1945. Sa première tâche consiste à faire diversion. Il doit attirer la chasse japonaise qui est partie à la recherche d’un groupe de sous-marins, une de ces fameuses « meutes de loups », du côté du détroit de La Pérouse. C’est-à-dire entre les iles Hokkaido et Sakhaline.
A noter qu’à l’époque l’île de Sakhaline est territoire japonais, c’est important pour la suite. Dans l’immédiat, le Barb joue donc la cible, et réussit à éloigner le groupe de chasse de ses collègues. Le 22 juin, il devient le premier bâtiment sous-marin à mener avec succès une attaque à la roquette contre des installations côtières de la ville de Shari, sur l’île d’Hokkaido. Les défenses pensent que c’est une attaque aérienne, et scrutent le ciel avec des projecteurs pendant que le Barb s’éloigne tranquillement.
– En sifflotant.
-Sans doute. C’est une première, mais sûrement pas une dernière. Le 2 juillet, rebelote sur la localité de Kaihyo To, puis le 3, c’est à tour de Shikuka. Pour autant, ne va pas croire qu’il se désintéresse des bateaux, puisqu’il finit par épuiser son stock de torpilles. Les dernières sont tirées le 18 juillet sur le navire escorte d’un cargo. Et que fait un sous-marin d’attaque qui n’a plus de torpilles ?
– Il rentre faire le plein ?
– Non. Il observe. Le 19 juillet, l’équipage du Barb repère une ligne de chemin de fer côtière. Il passe alors trois jours à l’étudier pour déterminer les horaires et planifier une attaque.
– Au lance-roquettes ?
– Non. Une véritable attaque au sol.
– Oui mais enfin tu vas pas me dire qu’il avait fait mettre des chenilles sur son sous-marin.
– Non. Malheureusement. Mais il y a des explosifs à bord. L’idée est donc d’envoyer un commando au sol pour qu’il sabote la voie.
– Ce serait trop bête de rentrer au port avec toute cette dynamite pas utilisée.
– Exactement. L’attaque est lancée dans la nuit du 22 au 23 juillet 1945, sur les côtes de a préfecture de Karafuto, sur l’île de Sakhalin. Un équipage de 8 hommes est envoyé à l’attaque dans un canot pneumatique. Dont, je suis sérieux, le cuistot.
D’après une histoire vraie.
Ca commence un peu mal. Le commando dérive, accoste à 50 mètres d’une maison, dans une zone de broussaille qui fait du barouf à chaque pas. Mais ils ne se sont pas repérer, et réussissent à s’approcher de la ligne de chemin de fer. Là, le chef du commando se prend deux gamelles dans des fosses creusées le long des voies (une de chaque côté).
– Ah ben ce sont des marins, hein, c’est pas leur truc.
– Non. Comme ils ont perdu du temps, un train s’approche alors qu’ils n’ont pas fini d’installer les charges, et ils manquent de se le prendre dans le nez. Mais au final, ils réussissent à installer leurs paquets puis à reprendre leur embarcation, tandis que l’équipage peut profiter du spectacle d’un train de 16 wagons projeté à plusieurs dizaines de mètres en hauteur par la force de l’explosion. C’est fait : même si ce n’est pas techniquement une attaque directe depuis le vaisseau, le Barb est officiellement le premier sous-marin à avoir « coulé » un train. Et accessoirement, c’est la seule attaque au sol sur le territoire japonais de la Guerre, puisque Sakhalin en fait alors partie.
– La seule fois où les Etats-Unis ont mis le pied au Japon pendant la Guerre, c’était avec un sous-marin.
– Voilà. Le Barb n’a plus qu’à rentrer à la base. Juste une petite attaque à la roquette contre la ville de Shiritori, le 24 juillet, et puis le 25 il coule encore un groupe de sampans à la mitrailleuse, avant des derniers bombardements sur des installations de Chirie et Shibetoro.
– On ne rentre pas tant qu’il reste une cartouche.
– Y’a un peu de ça. Au final, en plus de ses attaques inédites, le Barb totalise le 3ème plus gros score de la marine américaine pendant la Seconde Guerre, avec 17 bateaux coulés qui représentant un total cumulé de 96 628 tonnes.
– Et un train.
– Et un train.
Qui figure tout en bas au milieu.
Autre belle ligne au bilan : le barb n’a perdu aucun homme pendant les 5 missions réalisées sous le commandement d’Eugene Fluckey. Ce dernier finira d’ailleurs contre-amiral. Quant au Barb, il est décommisionné en 1951, puis retiré du service en 1954.
– Il avait bien mérité sa retraite.
– Pas vraiment, puisqu’il est alors vendu à l’Italie. Rebaptisé Enrico Tazzoli, du nom d’un prêtre martyr de l’indépendance italienne, il servira encore plusieurs années, avant d’être finalement démantelé en 1972.
– Jolie carrière.
– Et si tu veux une reconstitution un rien teintée de propagande de ses plus hauts faits d’armes, la Navy lui a consacré un épisode de la série télévisée Silent Service, à retrouver ici.
A ne pas confondre avec la série française sur la Poste, Le si lent service.
3 réflexions sur « Le poisson-chat amphibie »
On veut un film !
« A ne pas confondre avec la série française sur la Poste, Le si lent service. »
Il y en a qui font des « Free hugs » et d’autre des « Free main dans ta gueule », j’adore…