Le roi qui fait boum
– Des armées jetées les unes contre les autres, le fracas des batailles, des enfants princes, des luttes dynastiques, de rudes chevaliers, un bâtard et la conquête d’une couronne ?
– Parfaitement. Le menu du jour.
– Va savoir pourquoi, je trouve qu’il manque un truc. Des dragons, peut-être.
– Ben tiens. Et une jeune reine blonde à l’épreuve du feu, aussi ? Avec peut-être deux ou trois cadavres qui marchent ?
– Maintenant que tu le dis, je pense qu’on pourrait tenir un truc original.
– Je n’ai pas de dragons, Sam. Il faut vraiment que tu arrêtes, tu sais, avec ta manie des dragons.
– Quoi ? C’est cool, un dragon.
– Oui ben j’en ai pas.
– Pffff.
– Mais j’ai un bâtard qui a conquis l’Angleterre.
– Ah ben voilà quand tu veux.
– Et à la fin, il explose.
– Pardon ?
– Guillaume le Conquérant, ça te parle ?
– Oh ben vaguement, oui, je ne m’intéresse pas uniquement aux pantalons qui crament, tu sais.
– Il faut dire qu’il a connu une jolie ascension sociale, pour un petit-fils de tanneur du Calvados. Guillaume est né à Falaise, siège du duché de Normandie, dans le premier tiers du 11e siècle.
– Et il a fini roi avec un pépé tanneur ?
– Oui, mais avec un papa duc. Robert 1er le Magnifique, en l’occurrence, tombé d’après la légende amoureux d’une jeune femme qui lavait des peaux dans la rivière près du château de Falaise : Herleva, fille de tanneur donc et bientôt compagne de Robert 1er le Magnifique – et je dis compagne pour ne pas dire femme ou maîtresse parce que personne ne connaît vraiment la nature de son lien avec Robert. Il se peut qu’il y ait eu une sorte de mariage « more danico », à la mode danoise, où la polygamie ne posait guère de problème.
– Que viennent foutre les Danois dans l’histoire ?
– La Normandie ne porte pas ce nom par hasard, Sam : c’est la terre des hommes du nord, les north men – les Vikings, pour le dire vite. La région a été cédée par Charles le Simple à un chef viking en 911, Rollon. Le temps passant, la Normandie est devenue un duché lié au royaume de France mais un paquet de coutumes scandinaves sont restées. Bref : la nature fait son œuvre et voilà que Robert et Herleva donnent naissance au petit Guillaume, autour de 1028 – Guillaume le Bâtard.
– Touchant tableau.
– Il ne le reste pas longtemps. Robert 1er casse sa pipe quand Guillaume n’a pas huit ans. Et comme il n’a pas d’enfants légitimes, le voilà propulsé duc d’une part, plongé dans une guerre civile pas piquée des vers d’autre part : parmi les seigneurs normands, certains ont les dents suffisamment longues pour avoir envie de les planter dans la gorge de ce bâtard de marmot qui prétend mener le Duché.
– Et ?
– Aidé par ses conseillers les premiers temps, Guillaume les défonce. Il met un peu de temps, évidement, mais à coups d’alliances, de tractations, de négociations, de ruses de guerre et d’un goût certain pour la tatane dans gueule, Guillaume finit par maîtriser son duché, quitte à faire arracher les mains et les pieds des hommes de son cousin rebelle, histoire de poser le débat. Mieux, son mariage avec une princesse du comté de Flandres en fait un des hommes fort d’Europe occidentale. En 1060, bien installé dans sa capitale de Caen, le Bâtard ne fait plus rigoler personne.
– Mais pourquoi l’Angleterre ? Comprenons-nous bien, je suis le premier à estimer qu’il y a une foule de raisons de défoncer les Anglais de manière générale, mais de là à l’envahir, faut aimer la viande bouillie et les weekend pluvieux, quoi.
– L’appétit vient en mangeant, j’imagine. En 1066, c’est Edouard le Confesseur qui occupe le trône un poil chancelant d’Angleterre, mais il n’a pas d’héritiers. C’est un peu confus mais il semble que Doudou ait fait des promesses à tous les grands féodaux de la zone anglo-normande. En gros : « tu me fous la paix et/ou tu m’aides à gérer les 60 révoltes qui se déclenchent chaque foutu matin dans ce pays et promis, tu auras le trône quand je casserai ma pipe. »
– C’est le genre de promesses qu’il ne vaut mieux pas faire à de grands impatients, ça.
– Et qu’il vaut mieux avoir l’intention de tenir. En 1066, Guillaume apprend que Edouard promet la lune à tout le monde. Non seulement ça l’agace, mais ça lui donne le semblant de prétexte qui lui manquait pour décider d’envahir l’Angleterre. Au lendemain de la bataille d’Hastings, gagnée de justesse, c’est plié : Guillaume, désormais surnommé le Conquérant, monte sur le trône d’Angleterre le jour de Noël 1066 et passe les vingt années qui suivent à sécuriser sa couronne en défonçant les armées étrangères qui viennent jouer aux cons sur ses terres, à commencer par celle du roi de France Philippe 1er. Voire son propre peuple quand ça ronfle un peu trop : en 1069, le Harrying of the North est une reprise en main tellement violente de la Northumbrie et des Midlands que les survivants en sont réduits à manger les morts pour survivre à la famine qui s’installe, et pour cause : Guillaume a littéralement TOUT cramé, des récoltes aux villages en passant par les troupeaux.
– Faut pas faire chier Guillaume. Et puis ?
– Il meurt.
– Comment ?
– Bêtement. En 1087, Guillaume est de plus en plus menacé et doit en particulier lutter contre son propre fils Robert, qui mène une rébellion depuis ses terres françaises. Guillaume a passé la soixantaine et il est surtout devenu énorme. Non seulement son prestige en a pris un coup – Philippe 1er, le roi de France se moque du « gros bâtard » et fait beaucoup marrer ses proches en faisant régulièrement mine de s’interroger sur la date de l’accouchement – mais ça va lui coûter la vie.
– Accident cardiaque ? Chute ?
– Oh non. Le roi est si gros qu’on a du renforcer sa selle et lui installer des étriers spéciaux pour lui permettre de monter à cheval. Un beau matin, l’animal bronche et cherche à se dégager tellement brutalement que le pommeau blesse le roi – pour parler crûment, elle lui perfore les intestins. Guillaume agonise à Rouen pendant des semaines et je te laisse imaginer à quel point il a dû déguster, compte tenu des capacités de la médecine du 11e siècle. Il rend l’âme le 9 septembre 1087.
– Moche. Mais tu parlais d’explosion, je suis un peu déçu.
– Ah mais il n’a pas encore explosé, là. Les aventures post mortem de Guillaume ne font que commencer. Pour commencer, il faut ramener le corps de Rouen vers Caen, là où a demandé à être enterré.
– Oh ben c’est la porte à côté.
– Au 11e siècle ? Les 130 bornes, tu ne les fais pas franchement par l’autoroute. On fait embaumer le corps, on loue les services d’un batelier pour faire une partie du chemin en suivant la Seine, une autre par la route et en avant.
– Eh ben heureusement qu’on est pas en plein mois de juillet…
– Oh il peut encore faire chaud, au mois de septembre. Le corps a beau avoir été embaumé, il se décompose doucement dans son cercueil. Et vouloir rentrer dans des détails excessivement techniques, les gaz s’accumulent doucement mais sûrement dans le vaste abdomen du vainqueur d’Hastings.
– Oh non.
– Oh si. Non seulement le voyage traîne un peu mais une fois à Caen, ça ne fait que commencer. D’abord un incendie ravage la ville, ce qui retarde les funérailles de plusieurs jours. Ensuite, ça vire au gag : un pékin lambda affirme que la terre où le roi doit être enterré lui appartient et demande à être indemnisé. Résultat : les discussions prennent des jours avant qu’on ne décide d’indemniser l’emmerdeur d’enterrer en rond.
– Tu parles de funérailles royales.
– Déjà. Mais surtout, pendant ce temps-là, Guillaume, il gonfle. Il pue, bien sûr. Mais surtout, il gonfle.
– Je sens que ça va être sale.
– Tu peux. Quand il s’agit de faire passer le corps du roi du cercueil qui a servi pendant le transfert au sarcophage qui doit être sa dernière demeure, on se retrouve pour ainsi dire coincés. Littéralement coincés.
– C’est-à-dire ?
– Cousu dans une peau de bœuf, le corps a enflé dans des proportions telles qu’il ne rentre pas dans la cuve de pierre de son dernier tombeau. C’est un peu comme quand une des chevilles de ton meuble Ikea ne veut pas rentrer dans son logement : vient un moment où faut y aller en force, si tu vois ce que je veux dire.
– Malheureusement beaucoup trop bien.
– Et ce qui devait arriver arrive : torturé par la pression qui s’exerce dans son abdomen en putréfaction, secoué par les grands coups de latte qu’on lui balance discrètement pour le faire entrer dans sa putain de tombe, Guillaume éclate ou pour citer le chroniqueur Orderic, « comme on descendait le corps dans la bière, et qu’on s’efforçait de le plier parce qu’elle se trouvait trop petite par la maladresse des ouvriers, le ventre, qui était très gras, creva ».
– Eurgh.
– C’est exactement ce qu’a dû se dire la noble assistance, oui. Toujours Orderic : « ses intestins enflés éclatèrent, et une odeur intolérable assaillit les narines des passants et la foule entière ». En gros, ça pue instantanément la mort . Je suis prêt à parier qu’un paquet de gens ont filé dégueuler dans les bénitiers. Et mon esprit malade voit évidement ça comme une explosion massive, le genre à recouvrir de tripes en décomposition tous ceux qui se tenaient à proximité immédiate du corps.
– Elle a dû se finir rapidement, la cérémonie.
– Très. Tu la fais ou je la fais ?
– Quoi donc ?
– La vanne sur les funérailles qui font un bide.
– J’ai tellement honte pour toi.
2 réflexions sur « Le roi qui fait boum »
« – Il meurt.
– Comment ?
– Bêtement. »
En même temps, il n’y a pas beaucoup de façon de mourir intelligemment…
Sinon, si un incendie ravage Rouen, qu’est-ce que ça peut faire s’il doit être enterrer à Caen ?
Donc au final, il s’est bidonné où Guitou ?
(sinon, j’adore le site, blablabla)
Bien vu ! Corrigé, merci (et re merci)