Le vrai braquage du siècle
– Alors alors ?
– Quoi ?
– Ben, tu l’as vu ?
– J’ai très très peur de ce qui va suivre, mais : quoi ?
– Mon…non. Tu sais bien, la série.
– Gné ?
– Celle dont je t’ai parlé. Mais siiiii. Ne me dis pas que tu ne souviens pas. Celle sur les braqueurs de banque. Enfin, pas une banque, LA banque. Je veux dire, l’imprimerie nationale des billets. La dernière saison vient de sortir, quoi, enfin !
– Ca me revient.
– Attends, c’est le coup du siècle, parce que c’est l’endroit où on fabrique les billets, tu comprends.
– Je me souviens, c’est bon. Je vois.
– Bon ben alors, tu l’as vu ?
– Euh, non.
– Ah ok d’accord c’est tout ce que tu fais de mes conseils, d’accord très bien je vois heureusement qu’on est pote ça fait plaisir vraiment super.
– Allez, t’emballe pas, c’est pas ça.
– Et c’est quoi ?
– C’est…euh…je ne doute pas que ce soit très bien, hein, et d’ailleurs tu n’es pas le seul à me l’avoir recommandée, aussi ne va pas croire…
– Que tu gagnes du temps le temps de penser à autre chose ? Loin de moi cette idée.
– Non mais tu comprends, c’est une position de principe. Tu te souviens, on en parle souvent, la question de fond : est-ce l’art qui imite la vie, ou l’inverse ?
Vous êtes nombreux à nous demander à quoi ressemblent nos séances de travail. Voilà.
– L’art qui imite…Où tu veux en venir ? Je te parle d’une fiction là. Rien à voir avec des événements réels.
– Ca se discute.
– Evidemment qu’il y a eu nombre de banques dévalisées, mais là c’est autre chose, c’est plus subtil, tu comprends.
– Je comprends, mais je maintiens.
– Tu ne vas pas me dire que ça c’est déjà produit, un braquage à l’imprimerie nationale ?
– Ah non, pas un braquage. C’est vulgaire. Je pense à un plan pour voler la banque centrale.
– Oui ben que ce soit la banque centrale ou une agence, c’est juste une question d’échelle.
– Non, tu ne comprends pas. Je ne te parle pas de voler la banque. Je te parle de voler la banque.
-…
– Pas le contenu des coffres. Pas les coffres. Pas les planches à billets. La banque centrale. Elle-même.
– Mais, je…va falloir un très gros sac quand même.
– Pour le moins. Donc, il faut que je te parle d’Arturo Virigilio Alves dos Reis.
– Bonjour à tous.
– Il est tout seul. Arturo nait à Lisbonne en 1896. Il commence des études d’ingénieur, puis épouse une demoiselle plus fortunée. Ce qui lui permet en 1916, en tant que père de famille, d’être envoyé en Angola, colonie portugaise, plutôt qu’à la guerre contre l’Allemagne.
Il mène également une brève carrière de sosie d’Harold Lloyd, sans succès.
Arturo débarque donc en Angola, en décroche un poste d’ingénieur en charge de superviser les réparations des trains de la compagnie nationale de chemin de fer, grâce à son diplôme d’ingénieur de l’Ecole Polytechnique de l’Université d’Oxford.
– Pas mal.
– Ah ben faut dire qu’avant son arrivée, il n’y avait pas un seul diplômé d’Oxford dans tout l’Angola. Après non plus, d’ailleurs.
– Pardon ?
– Il n’y a pas plus d’Ecole Polytechnique à Oxford que de département d’urbanisme nomade. En revanche Reis manifeste un talent certain pour les faux documents.
– Ah ben bravo, c’est de bon présage pour la sécurité des trains angolais.
– Eh bien en fait, il s’en sort remarquablement. En dépit de son diplôme en carton, il s’avère doué pour diagnostiquer et réparer des pannes sur des locos qu’il ne connaît pas plus que ça. Et en plus il est culotté.
– Du genre ?
– Quand il envisage de lancer sur les voies de nouveaux équipements américains, ses (vrais) ingénieurs font quelques calculs et lui signalent qu’ils sont trop lourds pour les infrastructures et ponts. Arturo ne se démonte pas, il s’embarque à bord avec sa femme et son fils. Et ça passe.
– Ouais, ça aurait aussi bien pu finir en tragédie.
– Peut-être, mais en l’occurrence l’audace lui sourit.
Allez, ça passe.
Arturo s’attache à l’Angola, néanmoins la petite famille revient à Lisbonne en 1923. Reis se retrouve assez rapidement endetté quand ses différents investissements tournent mal. Il apprend alors qu’une part majoritaire dans la Compagnie ferroviaire royale transafricaine d’Angola est à vendre.
– Tout ce qu’il aime.
– Oui.
– Dommage qu’il n’ait pas un rond.
– Ca peut s’arranger. La société est en difficulté, mais dispose néanmoins d’une belle trésorerie de quelques 100 000 dollars. Soit plus que ce dont Arturo a besoin pour son opération.
– Ben oui, mais il ne peut pas aller prendre dans les coffres avant de posséder la boîte. Parce que sinon j’ai quelques investissements à faire, moi.
– Arturo joue sur les délais. Il ouvre un compte à la City Bank de New York, puis y adresse un chèque pour acheter la Compagnie. Il l’envoie par bateau. Le temps qu’il arrive et soit débité, il prend sur la trésorerie de la compagnie qu’il possède désormais de quoi provisionner son chèque.
– Ah oui, le fameux « le chèque est au courrier ».
– Voilà.
– Bien joué.
– Malheureusement il se fait dénoncer par des membres du Conseil d’administration, et finit en taule. 54 jours de détention pendant lesquels il prépare son prochain coup.
– Il vise quoi cette fois ?
– La banque. La Banque du Portugal, celle qui possède le monopole d’émission de la monnaie.
– Ok, c’est quoi le plan ?
– Attends, il faut préciser deux-trois détails.
Et soyez attentifs, je ne me répète jamais.
Aussi surprenant que ça puisse paraître, la Banque du Portugal est alors semi-publique, au sens où le gouvernement ne détient qu’une minorité du capital. Le reste ce sont des actionnaires privés.
– Ok, noté.
– Par ailleurs, elle ne réalise pas elle-même l’impression des billets. Ca requiert du matériel spécialisé, c’est une opération délicate, donc la fabrication est confiée à une imprimerie anglaise, qui possède les plaques d’impression. La Banque fournit à l’imprimeur les numéros de série, puis récupère les billets.
– D’accord.
– Enfin, il n’y a pas de service dédié pour vérifier les éventuels doublons dans les numéros de série des billets, et ce contrôle est largement défaillant.
– Ha ha, je crois que je vois ce qu’il a en tête.
– Vraiment ?
– Non, pas du tout.
– Arturo a fait la connaissance d’un petit truand de Lisbonne, José Bandeira. Petit truand, mais dont le frère Antonio, est ambassadeur en poste Pays-Bas.
– Antonio Bandeira ?
– Ben oui.
Faut bien faire des petits boulots en attendant de percer.
Antonio, endetté, met Reis en relation avec Karl Marang von Ysselverre, un homme d’affaires néerlandais qui fait dans l’import-export, et Adolf Hennies, un financier allemand qui travaille avec ce dernier. Reis commence par…les truander.
– Ca part bien.
– C’est juste pour lancer la machine. Il leur raconte qu’une partie des dirigeants de la Banque du Portugal souhaite augmenter les fonds disponibles pour l’Angola, mais qu’il n’y a pas d’accord politique. En principe, c’est la Banque Nationale Ultramarine qui détient le monopole d’émission de billets pour l’Angola, mais là faut faire autrement. Le gouverneur de la Banque du Portugal aurait donc autorisé l’opération suivante : un groupe de financiers internationaux accorde un prêt à l’Angola, en échange du droit d’imprimer une somme équivalente (plus commission).
– Si les « investisseurs » en question font un prêt à l’Angola, ils peuvent faire fabriquer directement des billets auprès de l’imprimeur anglais de la Banque centrale.
– C’est ça. Arturo raconte donc à Marang qu’il a besoin de fonds pour « assurer » l’opération, en lui présentant de faux documents officiels pour le convaincre. Il lui soutire ainsi de quoi éponger ses propres dettes. Mais ça n’est que le début, et Marang n’aura pas à se plaindre.
– J’ai tout compris jusque-là, continue.
– Reis contrefait un contrat qui fait de lui un agent de la Banque du Portugal, et qui l’autorise à demander l’impression de 5 millions de dollars en monnaie portugaise, qui doivent être remis à des investisseurs nationaux en échange d’un prêt à l’Angola d’un montant équivalent en livres. Il fait authentifier son faux par un notaire, puis le fait également certifier aux consulats allemand, britannique, et français.
– Tant qu’on y est.
– En décembre 1924, Marang est envoyé à Londres pour discuter avec Sir William Waterlow, qui dirige l’imprimerie Waterlow and Sons, le fabricant de billets. Il lui présente une lettre de recommandation de Bandeira (le diplomate). Il souligne que c’est un projet secret, par conséquent il doit être le seul intermédiaire entre Waterlow et le gouverneur de la Banque du Portugal. Waterlow est néanmoins un peu méfiant. Pas de problème, lui répond Marang, qui lui suggère de faire transiter une lettre par Bandeira. Reis adresse en retour un faux de la part du gouverneur qui confirme tout.
« Oui, c’est le gouverneur de la Banque du Portugal. Faites tourner les rotatives. »
Et c’est le moment de voir si tu as suivi. A partir du moment où les planches à billets sont prêtes, de quoi a besoin Reis et sa bande ?
– De…de numéros de série pour les billets !
– Bravo. En se basant sur des billets existants, Reis s’efforce de deviner le système de numérotation, et fournit une liste de numéros à imprimer à Waterlow . Qui ne pose pas plus de question et réalise la commande.
– Qui représente ?
– Le premier lot de billets est livré en février 1925, avant d’autres en août et septembre. Au total, l’équivalent de plus de 200 millions d’euros à travers 580 000 billets de 500 escudos. Reis, Bandeira, Marang, et Hennies se partagent le magot à parts égales.
Si vous avez une imprimante…
Le gang échange les escudos contre des livres et dollars, ouvre des comptes dans des banques, et commence à mener grand train. Mais ça fait quand même un afflux conséquent de monnaie. Plusieurs agents de change ont des soupçons en voyant tous ces billets neufs. Ils avertissent la Banque du Portugal.
– Aïe.
– Mais non. La Banque fait examiner certains de ses billets. Et évidemment, que conclut-elle ? Qu’ils sont tout à fait authentiques. Parce qu’ils le sont. La Banque du Portugal confirme donc qu’il n’y a pas de contrefaçon.
– Le plan parfait.
– Attends. Pour continuer, Reis décide de monter sa propre banque. En juin 1925, il crée la Banque d’Angola et Métropole. Ce qui permet de disposer de vastes quantités de billets neufs sans susciter de questions ou de soupçons.
– Pour devenir un truand d’envergure, ouvrez une banque.
– Exactement. Mais ça n’est encore qu’une étape. Arturo Reis est maintenant en position de mener à bien la dernière étape de son plan.
« Un acrobate ? Mais qu’est-ce que tu veux qu’on fasse d’un acrobate ? »
– Attends, il s’est fait imprimer des millions en billets authentiques, il a sa propre banque, qu’est-ce qu’il veut de plus ?
– Le but ultime, c’est de prendre le contrôle de la Banque du Portugal elle-même.
– Mais…
– La majorité du capital est détenue par des actionnaires privés. C’est une opération capitalistique classique. A la tête d’une banque, Reis a la légitimité et les moyens de la mener à bien. Et par ailleurs, la Banque du Portugal est la seule autorité en charge de la lutte contre la contrefaçon, donc s’il la possède…
– C’est…brillant.
– C’est une question de temps. Malheureusement, c’est ce qui va manquer. Reis est réellement attaché au développement de l’Angola. Il y finance donc, via sa banque, des investissements. Les industriels locaux, un rien jaloux, posent des questions sur cette nouvelle banque qui déverse des flots de thunes.
– C’est un problème ?
– Ca pourrait. Là-dessus, en décembre 1925, un nouvel agent de change émet des doutes sur l’authenticité des billets. Il prévient la Banque du Portugal, qui décide de mener des vérifications à la Banque d’Angola et de Métropole. Une fois encore, les enquêteurs dépêchés sur place sont bien forcés de constater que les billets sont techniquement irréprochables.
– Ben oui, y’a pas de raison.
– Jusqu’à ce que l’un d’entre eux repère des billets avec des numéros de série en double.
– Oups.
– Comme tu dis. Ca justifie a minima une enquête. A ce moment Hennies et Reis sont sur un bateau qui les ramène à Lisbonne. Ils sont prévenus. Hennies réussit à contacter un autre navire et se fait la malle, mais Reis refuse. Sûr de lui, il considère qu’il peut prouver son innocence. Il est arrêté à la descente, le 6 décembre 1925.
– Il nous refait le coup des ponts de chemin de fer.
– En quelque sorte. De fait, Arturo ne se démonte pas. Il explique au juge que c’est lui qui a été arnaqué par le gouverneur et le sous-gouverneur de la Banque du Portugal, qui l’ont manipulé pour faire imprimer directement des billets en douce.
– Après tout, il a des « documents » pour le prouver.
– Tout juste. Il faut croire qu’il est convaincant, puisque le juge va jusqu’à les faire arrêter. Avant de les relâcher sur ordre expresse du gouvernement. Il est promptement remplacé.
– Tu m’étonnes.
– Reis est emprisonné le temps de l’enquête, qui dure. Au point qu’en mai 1928, il en a marre. Il écrit une lettre de confession, qu’il place dans le bureau de sa cellule… Oui, parce qu’il a quand même convaincu les autorités de le laisser se meubler un peu. Il laisse donc sa lettre, et tente de se suicider. Les médecins le sauvent, et il récupère et détruit la lettre. Il continue donc de professer son innocence.
– Pas passé loin.
– En décembre 1929, il se livre à un codétenu, en lui montrant qu’il sait imiter les signatures de plusieurs officiels. Sauf que c’est un infiltré, envoyé par le procureur et un journal qui publie l’histoire.
– Aaaaah, Arturo, erreur de débutant.
– Le procès se tient finalement en mai 1930. Il prend tout à sa charge et disculpe ses complices. En juin, il est reconnu coupable et on lui donne le choix de sa sentence : 25 ans d’exil ans les colonies, ou 8 ans de prison et 12 ans d’exil.
Je…vais prendre la troisième porte ?
– Il choisit quoi ?
– La prison. Il en sort finalement en mai 1945, tente de se relancer dans les affaires mais fait faillite, et meurt en juillet 55. José Bandeira suit à peu près le même parcours, et disparaît quelques années plus tard. Je ne sais ce qu’il est advenu de son frangin, mais bon il était ambassadeur. Hennies trempe un peu dans le trafic d’armes, puis rejoint l’Allemagne où il meurt en 1936. De toute la bande c’est Marang qui s’en sort le mieux. Il fait 11 mois de prison aux Pays-Bas, puis vient s’installer en France avec un joli magot. Là, il achète l’entreprise Chaufelec, que tu connais peut-être, et vit tranquille entre Paris et Cannes.
– Le crime paie un peu.
– Pfff, est-ce qu’on peut vraiment parler de crime ? Une étude de la London School of Economics de 2004 a estimé qu’en une dizaine de mois, Reis a augmenté la masse monétaire portugaise de 6 %.
– Quand même.
– Soit l’équivalent d’une relance de 0,9 % du PIB. Pour te donner un point de comparaison, le plan France Relance de 2020, c’est autour de 4 %.
– Tu vas me dire qu’Arturo Reis a été bénéfique pour le Portugal.
– Ca va être difficile d’aller jusque-là. Quand le scandale est révélé, le cours de l’escudo est sévèrement affecté, tandis que la Banque du Portugal rappelle tous les billets de 500 escudos pour faire le tri. La confiance dans le gouvernement s’effondre, et les militaires prennent le pouvoir le 28 mai 1926. En 1928, Antonio Salazar est nommé ministre de Finances pour rétablir la situation économique et financière. Tu connais la suite.
– Ouais, pas terrible.
– C’est le moins qu’on puisse dire. Pour être complet, la Banque du Portugal poursuit Waterlow & Sons, qui est reconnu coupable de négligence pour la légèreté de ses vérifications en 1932. Et condamné à une amende de plus de 51 millions d’euros actuels.
Ah, la négligence en matière de gros sous, c’est pas bien. Ca ruine des carrières.
L’entreprise ne s’en remet pas et est rachetée. Entretemps, avant que la sentence soit prononcée, William Waterlow est devenu maire de Londres en 1929.
Sinon il n’aurait jamais eu le poste. C’est sérieux maire de Londres, on n’élit pas n‘importe qui.
Soutenez En Marge pour qu’on rachète la BCE et que vous soyez tous actionnaires.
3 réflexions sur « Le vrai braquage du siècle »
Hallucinant! Une preuve de plus que la finance et l’économie ne sont pas des sciences mais des gloubiboulgas reposant sur le bagou et l’ignorance.
A part ça, cette histoire éclaire un petit mystère sur lequel j’étais tombé en faisant des recherches pour mon roman « Les animaux ont la priorité », qui explore la mort suspecte du producteur de cinéma Thomas H. Ince en 1924. En effet, lorsque j’ai tenté de comprendre les montages financiers qui lui permettaient de faire tourner ses diverses compagnies, j’ai eu la surprise de trouver.. la Banque du Portugal (ainsi que celle d’Italie). Or, ce lien financier s’est effondré au printemps ’23 lorsque que le comptable d’Ince s’est aperçu que le représentant de la BdP à New York était un escroc qui tirait des chèques en blanc et tenait une comptabilité.. au crayon à papier! Ince s’est retrouvé en procès avec son distributeur, l’International Motion Pictures; il lui a fallu six mois pour retrouver son indépendance.. mais il est mort au mois de novembre suivant, à 42 ans à peine, alors qu’il s’apprêtait à conclure un accord financier avec WR Hearst. Ses compagnies ne lui ont pas survécu et ont été liquidées ensuite.
J’ignore si le responsable de ce fiasco était Arturo Reis directement, mais merci pour ce coup de pouce salutaire; je vais creuser la question.
Bonsoir, ça n’a pas directement à voir avec le sujet mais je viens de finir le livre « Amour, gloire et ratés », de Guillaume Dessaix (chroniqueur de « Industrie story » à l’Usine Nouvelle) et j’ai pensé à vous, ça pourrait être une source d’inspiration intéressante. Et en mieux si ça passe par vos mains, les anecdotes du livre étant trop un poil courtes (et pas illustrées). Voilà voilà.