L’ennemi du petit déjeuner : Mister Tea
Résumé de l’épisode précédent : afin de pouvoir assouvir sa soif de thé, le Royaume-Uni a été jusqu’à faire la guerre à la Chine pour obliger cette dernière à accepter que ses citoyens de droguent à l’opium produit en Inde.
– Non mais attends une minute. D’accord, le Royaume-Uni a forcé la Chine à le laisser droguer ses habitants, un peu comme si le Mexique envahissait Dallas pour contraindre les Etats-Unis à laisser passer sa came. Mais commercialement parlant, les Britanniques sont toujours obligés de se fournir en thé auprès de l’Empire du Milieu. C’est pas optimal, non ?
– Non. C’est moins bien que de produire son propre thé ET de fourguer de l’opium aux Chinois.
– Pourtant Ricardo dit que si chaque nation se spécialise dans le domaine où elle dispose d’un avantage compétitif…
– Bon écoute mon enfant, les échanges commerciaux équilibrés, c’est comme le fair-play, c’est quand même surtout pour les autres. Donc l’objectif est bien de briser le monopole chinois sur la production de thé. Percer son secret.
– Et ils envisagent de faire ça comment ?
– Comme tout le monde : espionnage industriel.
– Carrément ?
– En fait, ce n’est pas la première option. Comme souvent, l’idée est d’abord de copier, mais ce n’est pas évident de trouver le même niveau de qualité.
– Explique-toi.
– En 1823, Robert Bruce identifie dans la jungle de l’Assam, donc en Inde, une plante dont les feuilles peuvent être utilisées pour une décoction qui ressemble un peu au thé. En fait, il s’agit bien d’un cousin du théier, mais les essais ne sont pas pleinement concluants. La boisson est moins bonne que celle issue du thé chinois. C’est qu’il ne suffit pas d’avoir la bonne plante, il faut savoir la cultiver et préparer les feuilles.
– Donc aller espionner les Chinois.
– Eh oui. L’East India Company a donc besoin de l’homme de la situation. Un expert. Un professionnel. Qui dispose de toutes les compétences, et connait le terrain. Le parfait agent secret.
– Ils doivent bien avoir ça sous la main.
– Absolument, ils retiennent un jeune Ecossais qui semble taillé pour le boulot.
Son nom est Fortune. Robert Fortune. Il est Mister tea.
– Tu as accès à son dossier ?
– J’ai ça. Fortune se rend en Chine pour la première fois en 1843. Il effectue un voyage d’étude pour la Société d’Horticulture de Londres.
– Ha, je vois. Habile couverture.
– Non non, il est vraiment botaniste. Et il a l’avantage de parler chinois. Ce qui lui permet de s’aventurer dans le pays.
– Comment ça ?
– Suite à la première guerre de l’opium, la Chine a dû accepter un certain nombre de concessions, mais elle tient toujours au secret du thé, qui constitue non seulement un atout commercial mais une valeur culturelle importante. Les Occidentaux disposent maintenant de cinq ports qui leur sont ouverts, mais l’Empire leur interdit toujours de voyager dans les terres. Pourtant Fortune réussit à sortir et réalise des études. Il en tire un ouvrage, Trois années d’excursion dans les provinces du Nord de la Chine. Il y décrit ses observations sur les étapes de la préparation du thé. Il considère notamment être le premier occidental à expliquer que thés vert et noir viennent de la même plante.
– Ah ouais, on en était là quand même.
– Et oui. A son retour, Fortune est recruté…
– Par les services secrets.
– Presque, par la East India Company. C’est comme les services secrets, mais en moins loyal. Sa mission est simple sur le papier, et double : piquer des plants de théiers chinois, et percer les secrets de fabrication de la boisson. Il part en 1848.
– Comme ça, les mains dans les poches.
– Non, il monte une véritable expédition et constitue une équipe de choc.
– Fortune doit se faire passer pour un Chinois.
– Il a qu’à se faire appeler Cookie…
– Non ! Il se maquille et s’habille à la mode chinoise, et se rase les cheveux pour ne porter que la longue natte qui constitue un signe distinctif des Chinois de l’époque. Devoir se raser les tifs le fait d’ailleurs pleurer.
– C’est pour la plus grande gloire de sa gracieuse majesté !
– C’est ça. Fortune recrute des assistants locaux, ce qui exige une certaine persuasion alors que la loi punit sévèrement ceux qui s’aviseraient de servir de guides pour des Occidentaux. Et il se fait passer pour Shing Wah, un riche marchand d’une province située au-delà de la Grand Muraille, ce qui explique son apparence et son accent.
Les deux principales destinations visées sont alors les monts Wuyi dans le Fujian, ainsi que les montagnes jaunes (Huangshan) dans l’Anhui. Ces régions sont particulièrement réputées pour leurs thés verts et noirs. Elles abritent aujourd’hui des plants cultivés depuis des siècles et qui sont considérés comme des trésors culturels.
– Et avec tout ça, il réussit à donner le change ?
– Plutôt oui. Fortune/Shing parvient à acheter des graines de qualité, et à récolter des informations sur les techniques de séchages et de préparation. Il demande également à ses guides de servir d’intermédiaires pour recruter des techniciens locaux spécialisés.
– Bon ben ça se passe pas mal.
– C’est pas parfait pour autant. Il se plaint régulièrement du manque de confort et de la roublardise des Chinois qui l’accompagnent. Ces derniers lui redemandent sans cesse de l’argent pour continuer le voyage, inventant des frais imprévus. Il n’a pas toujours le choix et doit souvent s’incliner.
– Oh ben pauvre chou, il est quand même en train de voler des secrets culturels.
– Au-delà de ça, il subit une réelle déconvenue. Après sa « récolte », il procède à un premier envoi de graines à Calcutta, dans trois bateaux pour éviter les risques. Malheureusement, elles arrivent pourries et inexploitables. Ce qui le conduit à prendre deux décisions. D’une, il va également récupérer des boutures. De deux, il va faire un tour au service équipement.
Il se trouve qu’un autre botaniste, Nathaniel Ward, a mis au point des serres portatives, également appelées caisses de Ward.
Muni de ce matériel, Fortune récupère tout ce dont il a besoin. En février 1851, il quitte ainsi Shanghai avec 16 caisses/serres qui contiennent près de 13 000 plants de thé, ainsi que des fermiers spécialisés dans la culture du thé noir (pas dans les caisses, les fermiers). Tout ce petit monde fait voile vers Calcutta, puis les terrains de l’East India Company dans l’Himalaya. En 1856, la première plantation de thé est développée à Darjeeling, au pied des montagnes. A noter que Fortune continue à voyager en Chine et au Japon entre 1853 et 1862, et qu’il en rapporte au total plus de 120 essences.
– Et ça marche, le thé indien ?
– Que oui. En une génération, la production indienne dépasse celle de la Chine. La Chine est d’autant moins au bout de ses peines que les Néerlandais et Américains font globalement la même chose, et développent également leur propre filière. La production chinoise mettra près d’un siècle à s’en remettre, soit pas avant les années 1950.
– Donc si je résume, la Chine perd son monopole sur le thé à peu près au moment où elle doit accepter de légaliser l’opium et de laisser sa population en fumer massivement.
– C’est ça. Une bonne période pour eux. Je ne dis pas que ça excuse tout, mais si on veut vraiment discuter propriété intellectuelle et espionnage industriel avec eux, faut peut-être pas trop faire les malins.
2 réflexions sur « L’ennemi du petit déjeuner : Mister Tea »
Chouette comme tout, cette série.
Celle sur le T, pas celle avec Geroge Poivre (même si elle était rigolote quand on avait l’âge qu’on n’a plus).
En revanche, je me demandais : Dallais, c’est bien au Texais ?
(…la perfidie n’est pas une culture exclusive d’Albion)