Les 300 têtes de M. Roch

Les 300 têtes de M. Roch

– Nicolas Roch ?

– Nicolas Roch.

– A part qu’on dirait le nom d’un de ces personnages de gentil couillon dans une série AB Production, ça ne me dit rien.

– Tant mieux pour toi. C’est un des bourreaux français les plus… disons actifs du 19e siècle. Né à Mende en 1813, mort à Paris en 1879 après 55 ans de service.

– Une belle carrière. Quand tu dis actif, c’est… ?

– 300 exécutions au bas mot. C’est 95 de moins que le record d’Anatole Deibler, petit ange parti trop tôt :  78 ans à peine, d’un infarctus qui l’a frappé sur le quai du la station Porte de Saint-Cloud, alors qu’il attendait le métro pour aller exécuter son 396e client.

– Métro bourreau dodo, quoi.

– Huhu voilà. Mais bon, 300 têtes du côté de Roch, ça reste honnête.

– Attends, une seconde… Y a un truc qui ne va pas dans ton histoire.

– Quoi ?

– Tu m’as dit 1813-1879, pour Roch ?

– Oui ?

– Ce quoi nous fait 66 ans à sa mort.

– Oui ?

– Et tu m’as parlé de 55 ans de service. Tu ne vas pas me la faire à l’envers, minou, il n’a pas commencé à découper des tronches à 11 ans.

– Non, je te confirme.

– Ha ! Pris en défaut. Remboursez nos invitations !

– Il ne coupait pas des têtes à onze ans. Il aidait son vieux papa à les couper, comme un bon fils.

– Je… pardon ?

– Ben oui. Tu sais qu’en France, bourreau, c’est une situation qu’on se transmettait souvent de père en fils ? Une tradition familiale qui remonte au Moyen Age et qui trouve probablement son origine dans le fait que les bourreaux étaient des gens isolés. Craints, mais pas franchement aimés. Du coup, on avait tendance à rester en famille et à se lancer dans la même carrière que papa, tu vois ? Tu vois Papa Chanteur de Jean-Luc Lahaye ? Ben là, c’est Papa Bourreau, frangin bourreau, tout le monde bourreau.

« Le petit m’a aidé pour la déco du jardin. »
(Le monsieur à droite, c’est Fernand Meyssonier, un des derniers bourreaux de France)

– Quoi, tu veux dire comme Jean Bonnot & Fils, traiteurs depuis de 1874, ce genre de trucs ?

– Exactement, avec une spécialisation dans le pâté de têtes. Les Sanson, les Deibler…Et les Roch, donc. Deux des trois fils de Nicolas perpétueront la tradition, d’ailleurs.

– Mais attends. Ce que tu me dis, c’est que Papa Roch a commencé à emmener son fiston avec lui quand il allait guillotiner quelqu’un ? Genre « Eeeeeh fiston, aujourd’hui, papa t’emmène au bureau, attention à pas te couper » ?

– Oh c’est même mieux que ça, il a commencé très vite à lui expliquer les ficelles du métier. Celles qu’on passe autour des poignets des condamnés pour éviter qu’ils se débattent au moment de passer à la bascule, par exemple.

– MAIS ENFIN C’EST GLAUQUE.

– Oh crois-tu. En revanche, ça doit forger le caractère. Surtout que Papa Roch a gâté le p’tiot en l’emmenant sur de grosses exécutions comme celle de Peyrebeille. Il a 20 ans, à ce moment-là, mais ça fait bien 9 ans qu’il fait joujou sous les échafauds que papa monte régulièrement en sifflotant.

– Jamais entendu parler.

– Oh si : c’est l’histoire de l’Auberge rouge, tu sais ? Le couple Martin, des auvergnats condamnés pour avoir assassiné des voyageurs dans leur auberge ardéchoise, avec leur domestique semi-crétin. On les a guillotinés avec leur serviteur dans la cour même de l’établissement, trois têtes d’un coup. Et comme c’est décidément une affaire de famille, c’est son oncle qui était chargé de lâcher le couperet avec l’aide de MM. Roch senior et junior qui avaient fait le voyage exprès, trois jours en charrette avec la guillotine à l’arrière. Ah c’était pittoresque. Tellement pittoresque que Nicolas s’est fait engueuler par son père parce qu’il avait laissé échapper la tête de Marie Martin, tombée de l’échafaud dans la boue de la cour.

– Je navigue entre l’écœurement et une forme de fascination horrifiée. Et comment on passe de mini-bourreau à chef bourreau ?

– Ben faut être sérieux dans son travail, Sam.

– Je… ça veut dire quoi ?

– Ben faire sobre, déjà. Un bourreau, pardon, un exécuteur en chef des arrêts criminels, pour reprendre la terminologie officielle, c’est d’abord un monsieur dont on attend qu’il applique la loi. Et si la loi prévoit qu’un condamné à mort aura la tête tranchée, le travail du bourreau consiste à ce que ça se passe vite, efficacement et froidement. Dans l’esprit du législateur, c’est la justice qui passe, pas la vengeance. On attend de lui qu’il ait des nerfs et qu’il remplisse son office sans se bourrer la gueule pour se donner du courage au moment de lâcher un couperet d’acier de 60 kilos sur le cou d’un condamné. On amène le ou la condamnée, on l’allonge, on le fait basculer, on place sa tête dans la lunette et on lâche le petit loquet qui retient la lame. En tout, 20 ou 30 minutes seulement s’écoulent entre le réveil du condamné et sa mort. Pas d’émotion, pas de remarques, pas d’injures jetées au visage, pas de gifles ou de coups, pas de fautes. Tout doit se passer le plus calmement du monde.

« Allons, ne faites pas l’enfant ».

– Il ne s’agirait pas qu’ils se fassent mal, les pauvres.

– Tu me poses une question, je te réponds : c’est ce savoir-faire qui vaut à Nicolas Roch une carrière fulgurante.  Son sérieux et ses compétences, en font un homme sûr. Quand tu as une exécution à mener, Nicolas Roch, c’est l’assurance…

– Vie ?

– J’allais dire tous risques, andouille. En 1838, Roch prend son premier poste dans le Vaucluse. En 1843, on révoque le bourreau du Jura, viré pour ivrognerie. Il reste dix ans dans le coin où il exécute peu, avant de prendre un poste à Amiens en 1853 à 40 ans tout juste. Il y reste 18 ans, pour 30 exécutions.

– Attends, mais il y a des guillotines et des bourreaux dans tout le pays ?

– Aux débuts de Nicolas Roch, il y a 27 cours d’appel, si ça peut répondre à ta question, donc a priori 27 guillotines, même si je ne mettrais pas ma tête à couper sur ce chiffre.

– EXCELLENTE CELLE-CI DIS-DONC, ET PUIS INATTENDUE.

– Oui ooooh on peut, c’est mardi. Mais c’est très variable selon les époques, sachant que la Veuve a servi quasiment sans interruption de 1792 à 1976. En gros, retiens qu’il y en avait plusieurs, oui. On n’allait pas s’amuser à chaque fois à déménager les guillotines parisiennes à travers tout le pays, ça aurait pris des mois.

– Et ça aurait sérieusement fait râler les clients, ohlala.

– Cela dit, en 1870, la jeune République décide de centraliser.

Elle a même codifié les fringues des exécuteurs. Si si. On se faisait couper le cou par les Dupondt.

– Oh ben ça alors.

– Oui, c’est une tendance qu’on retrouve assez souvent, hein ? Toujours est-il qu’un décret d’Adolphe Crémieux de novembre 1870 supprime les postes de province et crée un corps d’exécuteurs, basé à Paris. Devine qui est sélectionné ?

– Nicolas ?

– Gagné. Mais pas encore comme « exécuteur en chef de France métropolitaine ». Il n’est pour le moment qu’un simple adjoint, le poste étant occupé par Jean-François Heidenreich.

– Et ça fait quoi, un adjoint ?

– Tout ce que ne fait pas l’exécuteur lui-même. Il peut préparer les bois de justice, amener le prisonnier, lui tenir la tête par les oreilles au moment où le couperet tombe…

– Non, dis-moi que c’est une blague, ça ? 

– Pas du tout. C’est même Nicolas Roch qui en a eu l’idée.

– Pardon ?

– En fait c’est mieux.

– MAIS MIEUX QUE QUOI ?

– Que l’ancienne technique. La guillotine, c’est pas de la haute technologie mais c’est tout de même toute une mécanique – et une mécanique, ça se perfectionne. Figure-toi qu’au moment où on place la tête des condamnés dans la lunette, certains s’agitent.

– Tiens ? Quelle idée.

– Oui, hein ? Pour éviter de faire perdre du temps à tout le monde avec ce genre d’agaceries, la demi-lune supérieure, celle qui vient immobiliser la tête du quasi-cadavre dans la demi-lune inférieure, était équipé d’une sorte de grappin de ferraille qui lui immobilisait la nuque pour éviter un réflexe brusque.

– Ben quand tu te prends un couperet dans la tronche, de toute façon je…

– Ah si, c’est un coup à cochonner le boulot. Si la tête est de guingois quand le couteau s’abat, c’est vite moche, je ne te fais pas un dessin ?

– Je crois que ça ira.

– Et puis le grappin fait mal aux condamnés.

– Oui alors je ne sais pas si c’est vraiment leur premier souc…

– « La peine de mort ne peut-être que la simple privation de la vie », Sam. Pas de souffrances physiques inutiles. Du coup, Roch propose qu’un aide tienne la tête du client du jour par les oreilles, histoire de lui maintenir la nuque penchée vers le bas pour faciliter la découpe, si j’ose dire. On le surnommait le photographe. Dis cheese, Sam, pour voir ?

– Mais que. Je. En gros, il se retrouve avec une tête dans les mains à la fin ?

– Tu as tout compris. Parfois, les condamnés sont dans un tel état de catatonie que leur cœur tourne au ralenti. Mais pour peu que le monsieur ou la dame soit en pleine crise de panique, le cœur pompe comme un malade. Même si le couperet fait obstacle une fois tombé, tu as de bonnes chances de prendre une bonne giclée de raisin dans la figure.

– Eurgh.

– Faut bien mériter sa paye. Bref : Nicolas Roch innove et ça lui vaut enfin le Graal en 1872, à la mort d’Heidenreich, il devient « Monsieur de France », surnom des bourreaux en chef. Deux jours avant sa nomination officielle, il fait rouler la tête de Léon-Constant Bourgogne, coupable de trois homicides.

– Ah ça, coupable, c’est le bon mot. Et ensuite ?

– Et ensuite, les têtes vont rouler en quantité.

– Une sorte de Roch and roll, quoi.

– C’est malin. Roch n’y est pour rien, d’ailleurs : il n’est ni juge ni juré et comme disait Hugo, la guillotine est une « sorte de monstre fabriqué par le juge et par le charpentier« . Mais il coupe en moyenne une tête par mois jusqu’à sa mort.

– Ah la vache.

– Oui, hein ? Toutes les exécutions se déroulent alors devant les murs de la prison de la Roquette, dans le 11e arrondissement de Paris. Ce qui arrange bien Roch, qui habite à deux pas, rue de la Folie-Regnault.

On n’a pas redécoupé l’image.

– C’est important d’habiter près de son travail, je trouve.

– Oui, on perd moins de temps. En revanche, ça râle beaucoup, quand Roch exécute.

– Pourquoi ?

– Là encore, il n’y est pour rien mais les pouvoirs publics ont décidé de ne plus faire monter la guillotine sur un échafaud. On exécute au niveau du sol.

La photo est bien postérieure à la période d’activité de Roch mais montre la dernière exécution publique de France, celle d’Eugène Weidmann.

– Ah je crois que j’ai compris.

–  Les gens voient moins bien et trouvent ça parfaitement scandaleux. La plupart ne voient rien d’autre que le haut des bois de la guillotine et ne comprennent que c’est réglé que lorsque le couperet tombe, avec un bruit sourd caractéristique. Ce n’est pas l’impact contre le cou, d’ailleurs, ce son : c’est celui de l’arrivée du couperet dans sa butée, équipée de gros ressorts pour amortir la course.

 – C’est comme au stade, on voit mieux d’en haut qu’en bas des tribunes.

– Je te laisse la responsabilité de tes comparaisons, Sam. Ceci dit, les râleries n’empêchent pas Roch de continuer à innover.

– Allons bon.

– Il est aux premières loges pour constater l’effet qu’a sur les condamnés le couperet de la guillotine, au moment où on les sort de la prison : une fascination soudaine qui les fait s’effondrer ou provoque au contraire une révolte physique. Du coup, il fait visser sur le haut de la machine une plaque de bois qui cache le mouton de bois et la lame.

– C’est bien urbain de sa part. Dis, je ne sais pas si j’ai envie d’avoir la réponse à cette question, mais on sait tout ça comment… ?

– Par les archives classiques et par les souvenirs de Nicolas Roch.

– Les… ?

– Les souvenirs. Comme beaucoup de bourreaux, il tenait ce qu’on appelle un palmarès, un compte-rendu détaillé de ses exécutions.

– Bon dieu mais que c’est glauque.

– C’est glauque mais c’est une source de première bourre. C’est grâce à ces archives qu’on peut avoir une mémoire précise de ce qu’a été la peine capitale, concrètement, jusqu’au dernier moment. Crois-moi, ça vaccine, la lecture des derniers mots des condamnés, le détail de leurs dernières pensées, de leurs derniers gestes. C’est morbide, glauque et parfois abominablement drôle, dans la catégorie humour noir. Tiens, le 9 avril 1872 : Nicolas Roch, le soir, râle qu’il a dû chercher le levier pendant plusieurs minutes parce que quelqu’un l’avait enlevé.

– Pendant que le type attendait la tête dans la lunette ?

– Oui. Pas content, le Nicolas… Des fois, ça se passe plus… disons que c’est étonnant d’humanité, à t’en crever le cœur. Le 21 avril 1874, tiens : Philippe Mitron, un meurtrier de 28 ans, tombe dans les bras de Roch devant la guillotine, et l’embrasse comme du bon pain en le remerciant. Ou cet autre, Jean-Marie Siméan, un paysan de 68 ans. En passant devant Roch, il lui murmure « allons, du courage, ça ne sera rien ». En 1878, pour son avant-dernière exécution, Nicolas Roch exécute deux hommes d’un coup dont Paul Lebier, un jeune étudiant en médecine qui se contente d’un sobre « au revoir messieurs » avant d’y aller du cigare. Tout se passe bien, on commence à démonter et la caisse d’osier part quand Roch pique soudain un coup de colère : on a oublié la tête de Lebier dans la bassine…

– Tu me diras, elle ne devait plus tellement lui manquer.

– Non, mais il y a un respect dû aux morts. Et Roch était à cheval sur la question, contrairement à certains aides. Deibler, son successeur, sera aussi rigoureux que lui sur ce point. Un homme qui avait les mœurs les plus douces du monde, Deibler. Il aimait la musique et les oiseaux. Je parlerai de lui, un de ces jours.

5 réflexions sur « Les 300 têtes de M. Roch »

  1. Exécuteur en chef, c’est tout à fait approprié, comme dénomination…
    En revanche, je me demande de quoi vivait le bourreau entre les exécutions. Parce qu’une tête par mois, ça ne nourrit pas son homme. Enfin… je veux dire… le salaire, hein…

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