Les dents du bonheur
– Purée mais 1000 balles, quoi.
– Qu’est-ce que tu as encore à râler, Sam ?
– Je sors de chez le dentiste où j’ai laissé mille balles pour une foutue couronne.
– Tu payes une hygiène dentaire déplorable, que veux-tu que je te dise.
– Merci de ta compassion, vraiment. Vingt sur vingt, vive la France.
– Je ne vais pas te plaindre, franchement. D’accord, ça t’a coûté un rein mais tu préfères quoi : une fausse dent certes chère mais digne de ce nom ou une vieille ratiche d’occasion du temps de Napoléon ?
– Je… Comment ça, une dent d’occasion ?
– Pour te répondre, je vais avoir besoin de t’offrir un bref aperçu de la riche et longue histoire de la dentisterie.
– Je ne vois toujours pas le rapport avec Napoléon.
– Tu molaire pas bien réveillé, faut dire, mais j’y viens. Tu m’accorderas qu’il vaut de façon générale mieux choper une rage de dents aujourd’hui en Occident qu’à l’époque grecque ou romaine, par exemple ?
– Ben… Oui. Rien que pour l’anesthésie, oui.
– Et tu as raison. On a retrouvé au Pakistan des traces de soins dentaires très anciens – ça date du Néolithique, pour être précis – mais… Bon, disons que les malheureux patients l’ont probablement senti passer quand Gruüt le Chamane a défoncé l’émail de leurs quenottes à grands coups de silex avant de tripatouiller dans la dentine.
– La quoi ?
– L’ivoire, en gros. En odontologie humaine, on parle de dentine et ne me demande pas pourquoi. C’est poreux et ça représente l’essentiel de la masse tes dents ou des miennes, même si ma dentine est sans doute bien plus jolie. Et comme c’est truffé de nerfs, c’est longtemps resté un truc qui te faisait marcher au plafond dès qu’on y touchait sans t’avoir assommé avant, tellement la douleur est vive. Et encore, c’est la partie sympathique, comparé à ce qui se passe dans ton cerveau au moment où on se met à attaquer la pulpe pour de bon. Ça va ? T’es tout pâlichon.
– Tais-toi et continue.
– C’est un peu paradoxal, si je peux me permett… D’accord, d’accord. Bon, soigner des caries ou des abcès dentaires, ce n’est pas franchement la fête depuis la nuit des temps, mais il y a pire.
– Ah.
– Oh oui. Les prothèses.
– Eh ben quoi, les prothèses ?
– A ton avis, elles sont faites en quoi avant disons la fin du 19e siècle ?
– Ben…
– En rien, surtout. La plupart des gens qui ont perdu leurs dents pour une raison quelconque font avec et bouffent de la soupe pour le reste de leurs jours. Et puis il y a ceux qui ont les moyens et là…
– Là quoi ?
– Ben disons qu’ils se font planter celles des autres.
– Hein ?
– Oui. Depuis longtemps, d’ailleurs, ça se pratique déjà en Égypte, en Grèce, chez les Étrusques… Au 18e, le chirurgien anglais John Hunter théorise un peu tout ça et se fait même une réclame du feu de Dieu, à coups d’affiches où il achète des dents fraîches aux gens.
– Ne me dis pas…
– Si si. Pour des gens pauvres et souvent jeunes, c’est un moyen comme un autre de se faire quelques sous en allant se faire volontairement arracher des dents saines, dents qui finissent ensuite dans la bouche d’un bourgeois quelconque, enfoncée dans ses gencives ou insérées dans de prothèses toutes plus vilaines d’aspect les unes que les autres. Tiens, Georges Washington.
– Eh ben, quoi, Washington ?
– En 1789, il n’a plus qu’une seule ratiche, le père Washington. Il se servait depuis des années déjà de plusieurs prothèses à faire peur, mélange de fausses ratiches taillées dans de l’ivoire d’âne ou d’hippopotame et des dents humaines. Ces trucs assemblés par des ressorts et des cordes de piano tordues le faisait souffrir mille morts, d’autant que ces dentiers de l’enfer ne cessaient de claquer ou de s’ouvrir de façon intempestive. Je peux te dire que ça a dû être quelque chose, sa prestation de serment. Quelque chose comme « Ve fure folennellement KLOK que ve foutiendrai et défendrai la Confffffitufion des Vétats-VuSCJHLAAAKnis contre tous les vennemis, exfffffterieurs ou intérieurs, que ve montrerai KLÔNK loyauté et alléveance à felle-fgniiiii et que ve prends fette DZIIIIING obligafion librement, fans aucune réverve… »
– Tu me fais marcher ?
– Pas du tout. Son livre de compte montre qu’il avait par exemple acheté neuf dents d’esclaves en 1784 pour la modique somme de 122 shillings. Ce genre de trafic va durer jusqu’au 19e siècle : tu te rappelles de Fantine, la maman de Cosette dans Les Misérables de Victor Hugo ? Sa lente déchéance passe entre autres par la vente de ses cheveux puis de deux de ses incisives qu’elle se fait arracher pour 40 francs, croyant sa fille malade.
– Un mensonge des Thénardier, c’est ça ?
– Oui. Le passage est atroce, souviens-toi : « elle montrait à la vieille fille deux napoléons qui brillaient sur la table (…) En même temps elle sourit. La chandelle éclairait son visage. C’était un sourire sanglant. Une salive rougeâtre lui souillait le coin des lèvres, et elle avait un trou noir dans la bouche ».
– Toujours très gai, Hugo, très visuel.
– D’autant qu’il avait pris soin d’expliquer à quel point Fantine avait un beau sourire au début du roman : « Fantine, c’était la joie. Ses dents splendides avaient évidemment reçu de Dieu une fonction, le rire… » Bref : en l’occurrence, Hugo est très réaliste et comme la vie de Fantine se déroule sous le Premier Empire, on retombe sur Napoléon.
– D’accord, bien joué.
– Et même sur Waterloo.
– Explique. Non, attends. N’explique pas.
– Trop tard. Waterloo, c’est 1815, tu me suis ?
– Avec mille précautions mais je te suis.
– Et il se passe quoi, à Waterloo ?
– Napoléon se prend une rouste ?
– La dernière rouste, même. Mais surtout, Waterloo, c’est 10 000 morts au bas mot, tous camps confondus.
– Je ne vois pas toujours pas le rapport la dentisterie contemporaine.
– Tous ces braves gens n’ont plus besoin de leurs dents, Sam.
– Oh non.
– Oh si. Si on fait ça à la grosse, tu as 10 000 fois 32 dents qui n’attendent rien d’autre que la visite de jeunes entrepreneurs dynamiques. Des gens que ça ne rebute pas de se pointer avec une paire de tenailles, un grand sac et un pied de biche pour débloquer les mâchoires un peu coincées par la rigor mortis. Il n’y a littéralement qu’à se baisser pour ramasser les dents de soldats souvent morts jeunes, avec des ratiches parfaitement potables. Pour le genre de gibiers de potence qui se pressent toujours sur les champs de bataille, c’est bien plus pratique et bien plus simple que d’aller faire le tour des cimetières pendant la nuit avec une pelle et un marteau, si tu vois ce que je veux dire.
– Je vais dégobiller.
– Allons allons, c’était il y a 205 ans, tout va bien se passer. Bref : cette manne inespérée fait que les « Waterloo teeth » inondent littéralement le marché européen de la dentisterie pour des décennies.
– Si ça se trouve, tu pouvais te retrouver avec les dents de ton papa dans la bouche sans le savoir ?
– Ben oui j’imagine qu’en théorie le cas pourrait se présen…
– En revanche, aucune chance d’avoir les dents de la mère.
– …
– …
– BREF le marché des donneurs de dents mort vient relayer à merveille celui des donneurs de dents vivants façon Fantine. Et tu sais le plus beau ?
– Non ?
– C’est qualitatif en diable, pour peu que les délicats personnages qui récupèrent les fameuses ratiches de Waterloo ou d’ailleurs aient le réflexe de conserver toutes les dents d’un même individu dans un même lot.
– Comprends pas.
– Mais si. Quand ton dentiste fait une empreinte dentaire, à ton avis, il te fout cette pâte immonde dans la bouche pour quelle raison ?
– Ben pour que ça s’emboîte bien avec les dents d’à côté, de dessus ou de dessous.
– Gagné. Et ça, c’est pour ainsi dire impossible à obtenir à l’époque à moins de te livrer des mâchoires complètes, clés en main si j’ose dire.
– Je vais sérieusement avoir besoin de trois minutes de tranquillité, d’un seau et d’une boisson mentholée.
– Fais pas l’enfant, c’est historique. Bref : une fois les dents récupérées, il ne reste plus qu’à les vendre aux ancêtres des prothésistes dentaires et des chirurgiens-dentistes qui n’ont plus qu’à les faire bouillir pour bien nettoyer les petits bouts de viande encore attach… Pars pas, j’ai presque fini.
– Eurgh.
– Ensuite, il ne reste plus qu’à en scier les racines avant de les monter sur des bridges complets puis de les écouler sur le marché anglais ou américain. Sans forcément prendre la peine de préciser à leurs clients d’où venaient leurs jolis râteliers tous neufs, évidemment. Les prix baissent, la demande explose et ce n’est bientôt que joie, bonheur, profit et mastication.
– Et tu disais qu’on a vendu ce genre de choses longtemps ?
– Oh oui, jusqu’au milieu du 19e siècle. Ensuite, les pays occidentaux ont commencé à encadrer le trafic des restes humains – des textes comme le Anatomy Act anglais de 1832, par exemple. Et puis surtout, de nouveaux produits sont arrivés.
– Est-ce que ça va être encore plus horrible ?
– Pas du tout.
– JE ME MEFIE.
– Homme de peu de foi. Non, c’est vraiment beaucoup mieux. On commence à fabriquer des prothèses dentaires en porcelaine dans les années 1830, une innovation qu’on doit à l’anglais Claudius Ash qui se répand relativement vite même si le matériau est fragile. Et puis en 1850, Charles Goodyear invente la vulcanite.
– La quoi ? Et qui ?
– Charles Goodyear, dont tu connais forcément le nom : c’est lui qui a découvert le procédé qui allait permettre la fabrication des pneus de ta bagnole, par un procédé de vulcanisation. La vulcanite en est une autre application et ça n’est ni plus ni moins que du caoutchouc durci qui va rapidement s’imposer comme LE support de base de la dentisterie. Ce n’est pas cher et c’est rose : le top du top sur le plan esthétique, du moins vu de l’époque. Petit à petit, le secteur marchand fera le reste et on commencera à trouver de plus en plus chelou de récupérer les dents de morts, d’autant que la vulcanite irrite nettement moins le palais que les anciennes montures en ivoire.
– De quoi croquer la vie à pleines d…
– NON SAM NON TU PEUX LUTTER TU PEUX.
– Pff.