Les fantômes de Wounded Knee
– Alors, ces vacances ?
– J’ai révisé mon histoire américaine.
– Ah. Plutôt Marvel ou plutôt DC ?
– Même pas, j’ai tapé dans les rayons « livres sérieux avec pas beaucoup d’images » de ma bibliothèque, figure-toi.
– Il faudra que j’aille faire un tour dans la catégorie « livres pas sérieux avec surtout des images », un jour.
– Tu prends les risques que tu veux, mais prévois du bromure et un crucifix. Bref, je me suis plongé dans l’histoire de l’Ouest.
– Et ?
– Eh ben ce n’est pas franchement beau à voir.
– Tu le savais, non ?
– Disons que je suis retombé sur un épisode particulier de cette putain de Conquête de l’Ouest que les États-Unis n’ont pas cessé de glorifier en s’astiquant sur leur grande Destinée manifeste de leurs grands morts, et que ça me donne des envies de tribunaux d’exception rétrospectifs.
– Tu sais qu’on ne peut pas juger le passé avec le regard d’aujourd’…
– Parce qu’il y a une époque où le massacre gratuit de femmes et d’enfants désarmés a été unanimement considéré comme quelque chose d’acceptable ?
– Je te sens remonté.
– Amer. A force de tripatouiller des bouquins d’histoire, j’ai vu ma part de cochonneries, mais celle-ci, elle se classe au sommet.
– Le mieux, c’est que tu me racontes.
– Allez. Custer, ça te dit quelque chose ?
– Le général qui s’est fait déglinguer par Sitting Bull à Little Bighorn ?
– Lui-même. La victoire du Petit Mouflon, en VF, est la plus glorieuse et la plus marquante des victoires indiennes contre les Visages Pâles mais c’est aussi la dernière. On est en 1876 et l’exploit de Sitting Bull et de Crazy Horse est un chant du cygne. La civilisation amérindienne est mourante et le pire, c’est que les peuples amérindiens le savent. Toutes les civilisations n’ont pas conscience de leur chute.
– Mais eux, si.
– Oui. Les historiens travaillent sur des documents et sur des sources qui ne laissent pas beaucoup de doutes à ce sujet : les tribus savent qu’elles ont perdu et que leur mode de vie s’éteint, avec l’amertume et la peine que tu imagines. À l’époque de Little Bighorn, cela fait déjà lurette que la démographie et la nature humaine ont commencé à pousser les colons blancs toujours plus loin vers l’Ouest, et tant pis pour les peuples qui se trouvent sur le chemin. Les tribus indiennes se défendent encore ici ou là, mais sans trop y croire. Année après année, l’État fédéral les repousse et les cantonne dans des réserves qui se réduisent comme peau de chagrin. La loi du plus fort l’emporte sur l’accord conclu six mois plus tôt, et c’est systématique : les États-Unis n’ont tout bonnement respecté AUCUN des 374 traités qu’ils ont conclus avec les dirigeants indiens, décompte non contractuel. Et on ne peut pas dire qu’ils y aillent masqués, en plus.
– C’est-à-dire ?
– Pour le résumer un peu à la hache, les Américains sont partagés sur la méthode mais pas sur le fond. Au nom du concept de Manifest Destiny, la jeune nation américaine a reçu une divine mission de Dieu lui-même : étendre la civilisation vers l’Ouest du continent et au-delà. Pour citer John O’Sullivan, le journaliste qui a forgé l’expression en 1845 : « It is our manifest destiny to overspread the continent alloted by Providence for the free development of our yearly multiplying millions », autrement dit « C’est notre destinée manifeste de nous déployer sur le continent confié par la Providence pour le libre développement de notre grandissante multitude. »
– Et tant pis pour ceux qui ne sont pas d’accord pour se faire civiliser à coups de flingues dans la gueule.
– Voilà. Pour être tout à fait honnête, deux camps se distinguent du côté des colons. D’une part, ceux qui sont convaincus que ça passe par une acculturation progressive et sans violence des peuples amérindiens, par la négociation, l’éducation et par l’évangélisation. Et d’autre part…
– Ceux qui traitent les premiers d’humanistes à deux balles et qui veulent égorger tout ce qui bouge ?
– En gros, oui. Pour eux, les « indigènes » qui refusent la civilisation doivent être éliminés purement et simplement. C’est soit la mise sous tutelle dans des réserves, soit l’extermination pure et simple – et une fois encore, c’est parfaitement assumé par une partie des élites politiques, religieuses et militaires, à commencer par le président James Polk. Dès les années 1840, l’objectif est clair : l’Est doit rejoindre l’Ouest, et les États-Unis doivent s’étendre d’un océan à l’autre. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que ça fonctionne : de 1845 à 1849, le territoire des États-Unis s’agrandit de 1,2 million de kilomètres carrés – plus de 60 %.
– La vache, c’est allé aussi vite ?
– Eh oui. Les « guerres indiennes » sont le résultat de cette politique de colonisation à toute vapeur, à peine freinée par la Guerre de Sécession. Avec une belle collection d’horreurs dans les deux camps mais hey, tu sais comment tu peux éviter de te faire scalper par un Comanche énervé ? En ne foutant pas les pieds sur SON territoire.
– Aaaah oui mais le temps des pionniers.
– Pionniers mon cul, c’est la version polie de colon, ça. D’un coup, les Natives, pour qui la notion de propriété terrienne ne signifie pas grand-chose, voit des palanquées de convois planter des piquets au beau milieu des Grandes Plaines en butant tous les bisons du pays.
– Tu n’exagères pas un peu ?
– Pas du tout. Les cultures amérindiennes dépendaient énormément du bison pour… Ben pour à peu près tout. Et l’armée américaine l’a très bien compris, d’où l’extermination systématique du bestiau en question.
– Extermination, tout de su…
– 50 millions de têtes en 1600. Moins de 1000 en 1890, après 40 ans de massacre organisé à l’échelle littéralement industrielle. Mais littéralement.
– Pardon ?
– Eh oui. La chasse au bison, ça rapporte, mais ça a surtout l’énorme avantage de laisser les tribus crever de faim, donc de les pousser à négocier et à accepter à peu près n’importe quoi « pacifiquement si possible ou sinon par la force ».
– Et c’est pour ça que Little Bighorn est resté en travers des gorges à Washington ?
– Oh que oui. L’état fédéral n’avait pas la moindre envie de voir redémarrer une rébellion de grande envergure et ce qui va se passer en 1890 dans le Dakota est d’une certaine manière un effet retard de la mort de Custer. Au début de l’année 1890. Le gouvernement fédéral vient tout juste de saucissonner une énième réserve Sioux dans l’idée de les sédentariser de force. Au lieu d’un territoire continu, les Indiens sont répartis sur cinq zones. La chasse n’est plus une option. Le nomadisme non plus. Il ne reste plus que des récoltes d’autant plus maigres que les terres qu’on leur a laissées sont évidemment les plus pourries et que les Amérindiens ne sont pas des peuples d’agriculteurs. Et au début de l’année 1890, on passe de maigre à catastrophique. La famine frappe et les rations de secours expédiées par le gouvernement sont… divisées par deux.
– Hein ? Mais pourquoi ?
– Washington considère très officiellement que les Indiens sont « paresseux« .
– Je commence à me sentir un tantinet énervé.
– Les Indiens aussi. La colère qui gronde prend la forme d’un mouvement religieux étonnant, la Ghost Dance.
– La Danse des Fantômes ?
– Des Esprits, plutôt, mais c’est de toute façon le terme qu’ont choisi les Blancs. Tout part d’un religieux Païute, Wovoka, qui prophétise la fin de l’homme blanc et en appelle aux esprits des Anciens dans un très curieux mélange de croyances variées. Il y a de tout, de la foi indienne traditionnelle venue de plusieurs tribus, du quakerisme, du chamanisme… Mais la Ghost Dance est avant tout pacifique. Wovoka n’appelle à aucune guerre, au contraire. Il supplie ses frères de vivre en paix et de travailler avec les Blancs.
– Je sens venir un mais.
– Tu peux. Chez certains guerriers Lakotas, épuisés de rage et de colère, une autre version de la Ghost Dance se développe. Plusieurs guerriers convainquent leurs frères que le Messie des Indiens est proche, que leurs vêtements sacrés les protégeront des balles et que le temps est venu de se soulever contre les colons. Une tendance qui inquiète évidemment les représentants des tribus indiennes qui se retrouvent le cul entre deux chaises, parfaitement conscients que Washington n’attend qu’un prétexte pour durcir encore sa politique. Sitting Bull en personne, le vainqueur de Little Bighorn, l’immense Sitting Bull, jette tout son poids symbolique de chef et de guide dans la balance, mais il n’interdit pas pas la Ghost Dance à ses hommes
– Laisse-moi deviner : Washington l’interprète comme un soutien ?
– Gagné. Le 15 décembre 1890, des policiers – indiens – tentent de l’arrêter. On s’échauffe, des coups de feu partent dans tous les sens. Sitting Bull et onze de ses compagnons meurent. Les États-Unis viennent de provoquer la mort du chef le plus respecté par les tribus, tout ça pour très exactement rien.
– On commence à rassembler tous les ingrédients d’une grosse connerie.
– Exactement. Dans la confusion, quelques centaines de Lakotas apeurés fuient la réserve de Cheyenne River et se réfugient dans des campements voisins, au beau milieu du Dakota. L’armée américaine, elle, interprète ça comme le début d’un rassemblement de factieux, de tenants de la ghost dance version dure, d’autant qu’on sait que certains Lakotas ont des armes avec eux.
– Et en réalité ?
– Bof. On s’engueule encore pour savoir s’il y avait des partisans d’une action violente dans le groupe, mais on est en plein mois de décembre. Il neige et il gèle à pierre fendre et personne n’a probablement l’intention de tenter quoi que ce soit à court terme, en tout cas, d’autant que le campement s’est réuni autour du clan du chef Big Foot, pacifiste notoire et sérieusement malade. Il y a de tout : des hommes en âge de se battre, mais aussi des femmes et beaucoup d’enfants. La famine règne, les nuits sont glaciales et l’atmosphère est tendue mais l’armée américaine commence par faire les choses à peu près proprement. Le 5e et le 6e régiment de cavalerie commencent à fournir aux Indiens des tentes et des vivres – et en profitent pour les recenser.
– Et alors ?
– On a là 120 hommes et 230 femmes et enfants qui se réchauffent comme ils peuvent dans ce petit campement, près d’une rivière gelée. L’endroit s’appelle Chankwe Opi Wakpala en Lakota, Wounded Knee Creek, pour les Américains. L’atmosphère est tendue, mais sous contrôle quand…
– Quand quoi ?
– Quand un sombre con décide que deux régiments de cavalerie, ça n’est pas suffisant, et décide d’en envoyer un troisième pour désarmer ce camp de vagabonds épuisés. Et tu sais qui il envoie, ce triste gland ?
– Non ?
– Le 7e de cavalerie.
– Mais… Ce n’est pas celui de Custer ?
– Oh si. Il y a eu un champion pour estimer que c’était une bonne idée d’envoyer au beau milieu d’une situation déjà bien tendue le régiment humilié 14 ans plus tôt à Little Big Horn. De tous les gars sur zone, alors que deux d’entre eux sont opérationnels et ont déjà établi des liens avec les Indiens, on envoie ces gars-là.
– Mais avec quelle mission ?
– Escorter les Indiens vers une voie de chemin de fer pour les déplacer vers le Nebraska. En plein mois de décembre et en les désarmant avant.
– Qu’est-ce qui pourrait merder.
– A peu près tout. Au matin du 29 décembre, les Sioux et les Lakota se réveillent encerclés par 500 hommes postés sur les points hauts, au-dessus d’eux. Ils sont littéralement cernés par toute une artillerie, des bataillons hérissés de fusils et quatre mitrailleuses Hotchkiss, dotées de cinq canons de 35 mm et capables de tirer 43 coups par minute. Des hachoirs à viande, quoi.
– Et la suite ?
– On sait qu’un chamane, Yellow Bird, a entamé une Ghost Dance, on sait aussi qu’un jeune danseur a lancé de la poussière en l’air dans sa transe, ce qui a été interprété comme un signe hostile par quelques vétérans des guerres indiennes. Mais on sait surtout que des soldats ont commencé à descendre dans le campement pour fouiller les tentes rechercher les armes, sous la protection de leurs camarades postés sur les collines. A un moment ou à un autre, un soldat a tenté de désarmer un jeune guerrier, Black Coyote, qui n’a pas compris l’ordre pour l’excellente raison qu’il était sourd comme un pot. Deux soldats l’ont saisi à la gorge et ont voulu prendre son arme – un coup de feu est parti, sans doute accidentellement, d’on ne sait quel fusil. Et tout a basculé.
– Et Big Foot ?
– Le pauvre vieux chef était malade, presque mourant. Il n’a rien pu faire. On sait seulement qu’un soldat dont on ne connaîtra jamais le nom l’a tiré de sa tente et l’a trainé dans la neige avant de l’abattre – je t’épargne la photo du cadavre gelé, on fait pas dans le macabre, ici.
– Enfin pas dans le macabre glauque, disons.
– Voilà. À ce moment-là, la fusillade a déjà éclaté. Les soldats présents au milieu des Sioux tirent et se font tirer dessus. La quasi-totalité des hommes meurt là, massacrés à bout portant. Quelques-uns se dégagent et répliquent désespérément pour sauver leur peau, au couteau le plus souvent, avec des armes à feu parfois. Depuis les collines, un ordre de tir est donné. Les canons et les mitrailleuses ouvrent le feu. Fantassins et artilleurs font pleuvoir un déluge de balles et de mitraille sur les Indiens, femmes et enfants compris – et sur leurs propres potes…
– Bordel…
– Ça dure une putain d’heure entière. Le massacre cesse surtout parce qu’une tempête de neige se lève – elle est si violente, qu’il va falloir attendre trois jours pour tirer un bilan du massacre de Wounded Knee.
– Je n’ose même pas demander.
– Officiellement, on décompte 26 soldats tués pour 153 Sioux, dont 62 femmes et enfants. 18 n’étaient que des bébés. Et on a enterré tous ces gens à la va-vite dans des fosses communes creusées rapidement et refermées encore plus rapidement sur des cadavres saisis par le gel, dans la posture où ils sont tombés – tu trouves des images sans problèmes sur le web, mais autant prévenir, ça fout le moral à zéro. Laurent Olivier, un historien qui a travaillé sur le déroulé minute par minute du massacre, l’a dit clairement dans une interview récente : « Quelques officiers supérieurs ont avoué que des Indiens avaient été tués hors du « champ de bataille ». Ce qui montre que les femmes et les enfants ont été pourchassés alors qu’ils essayaient de s’enfuir. Ce n’est pas une opération militaire, on ne réduit pas à néant des ennemis qui vous tirent dessus, on pourchasse et on extermine une population civile qui tente de s’enfuir. » Et non seulement les soldats ont achevé des blessés hors de combat et poursuivi des gens pour les descendre jusqu’à cinq putains de kilomètres du campement, mais on a un trou de deux heures et demie pendant lequel on ne sait pas ce qui se passe. L’hypothèse la plus probable, c’est qu’une partie des soldats complètement hors de contrôle ont récupéré des trophées et des souvenirs sur les corps. Des parures, sans doute des scalps.
– C’est… Au-delà des mots.
– Et encore, le chiffre sous-estimé volontairement. En tout, les historiens estiment que 300 à 350 Indiens sont morts, soit la quasi-totalité de la tribu.
– Mais on a enquêté, au moins.
– Oh oui. Au cours du procès militaire, le général Miles a désavoué le colonel qui a commandé le tir depuis le haut des collines.
– C’est au moins ça.
– Tu parles. Une seconde enquête innocente le colonel, et c’est le général qui se fait casser. Mais le plus beau est ailleurs : l’armée a refilé une Medal of Honor à une vingtaine de soldats impliqués dans le massacre. La plus haute récompense possible pour un militaire.
– Mais l’opinion ne hurle pas ?
– L’opinion blanche ? Dans le meilleur des cas, elle estime que c’est bien malheureux, mais que les Indiens l’ont bien cherché. Lyman Baum, que tu connais parce qu’il a écrit le Magicien d’Oz, est journaliste à cette époque. Dans son article, il écrit ce chef d’œuvre de saloperie rhétorique : « Après leur avoir fait du tort pendant des siècles, nous devrions, afin de protéger notre civilisation, insister encore et débarrasser la terre de ces créatures indomptées et indomptables. De cela dépend la sécurité des colons et des soldats commandés par des incompétents. »
– Mais pardon ?
– Eh oui. En gros, il faut malheureusement massacrer les Indiens parce qu’on a malheureusement massacré des Indiens.
– Et aujourd’hui ?
– Wounded Knee reste un gros, gros pavé dans la godasse de l’Oncle Sam. En 1970, l’écrivain Dee Brown a publié le très beau Enterre mon cœur à Wounded Knee qui décrit les exactions commises par les Américains blancs à la Frontière. Il en a vendu des millions d’exemplaires et pour la première fois, l’Amérique blanche n’a pas pu faire autrement que de regarder le passé en face. En 1973, des militants amérindiens ont occupé le site au nom des Natives pour exiger le retrait posthume de ces putains de médailles, des fouilles archéologiques et un travail scientifique autour de ce que Washington continue toujours officiellement de considérer comme un « regrettable incident » – et je ne déconne pas, c’est vraiment le terme officiel, doublé en 1990 d’une déclaration du congrès qui exprime ses « deep regrets » tout ça.
– C’est bien, ça coûte pas cher.
– Et ça permettait surtout de ne pas en foutre une rame en temporisant encore, pour le centième anniversaire de ce que quelques-uns persistent à appeler une bataille. Trente ans plus tard, on n’en est toujours là. Tu te doutes que Trump n’a pas bougé un orteil sur le sujet mais ça pourrait changer sous Biden, qui a envoyé quelques signaux en ce sens. Mais je n’irais sincèrement pas parier dessus. Comme dit James Ellroy, « l’Amérique n’a jamais été innocente » Et elle a toujours du mal à l’admettre.
One thought on “Les fantômes de Wounded Knee”
C’est lundi, j’ai la gerbe … Merci les copains de rappeler que l’Histoire est une immonde suite de massacres, de carnages et que ça continuera tant que l’Homme sera de cette terre.
Le roman national, le nationalisme, la fierté des peuples, c’est de la merde tant qu’on accepte pas de reconnaître les erreurs et les fautes du passé.
Merci encore de le rappeler.