L’homme qui valait 4000 balles
– Elfego ?
– Oui.
– Elfego ?
– Non mais tu peux bien parler en italique si tu veux, ça ne changera rien : oui, Elfego. Elfego Baca.
– Tu veux dire que tu t’es réveillé ce matin avec l’idée de raconter l’histoire d’un type qui s’appelle Elfego ?
– Je ne vois pas le problème, c’est joli, Elfego.
– Mais enfin ce n’est même pas un vrai prénom !
– Peut-être, mais le bonhomme est tout ce qu’il y a d’authentique, lui.
– Il vient d’où, ton Belphégor ?
– Elfego. Il est né à quelques semaines de la fin de la guerre de Sécession au Nouveau-Mexique, quand les Yankees finissaient tout juste de déboîter les Confédérés, en 1865. Il a fait un tour par le Kansas avant de retourner dans son état natal en 1880, après la mort de sa mère.
– Elle commence gaiement, ton histoire.
– C’est le Vieil Ouest, pas le pays de Candy. Son père s’installe comme marshal à Belen, au beau milieu de la Tierra de Encanto [1], là où Billy the Kid et Pat Garrett se sont illustrés. L’époque des grands pistoleros est peut-être terminée, ce n’est peut-être plus l’Ouest des temps héroïques, mais ça reste un job qui n’est pas franchement de tout repos. Il faut gérer les gars bourrés, les conflits de voisinage, les bagarres de saloon ou les sorties de bordel, tout ça à une époque où on a vite fait de sortir les carabines de leurs étuis.
– Comme maintenant, quoi.
– Pas vraiment, maintenant, c’est plutôt des fusil d’assaut. Bref, influence paternelle oblige, Elfego décide de devenir un homme de loi, de préférence juge de paix. En 1884, il commence par le commencement…
– Une licence de droit ?
– Non, voler deux flingues. Et se coller une étoile de shérif adjoint sur la poitrine dans le comté de Socorro, au sud-ouest du Nouveau-Mexique, aussi. Un vrai pays de bœufs.
– Ah ben bravo, paye ta condescendance socia…
– Au sens littéral, Sam : c’est un pays d’élevage, donc de cowboys. Et des cowboys, parfois, ça picole et ça fout le dawa dès que la paye est tombée. Les scènes de western où tu vois une bande de types avinés se lancer dans des courses de chevaux dans la Grande Rue en tirant des coups de pétard un peu partout ne sont pas complètement fantasmées. C’est l’équivalent des jeunes qui s’amusent à tirer des roues arrière en pleine rue, de préférence sous le nez des condés pour que ce soit plus drôle.
– Sauf qu’il tombe sur Farfallo.
– Elfego. Et oui, c’est à peu près ça. Un soir d’octobre 1884, alors qu’il a 19 ans à peine, Elfego met les pieds dans le plat, arrête le vacher le plus pété de la troupe qui sème la zone, Charlie McCarthy, et lui confisque son flingue.
– De la belle ouvrage.
– Oui, sauf que McCarthy a des potes qui estiment que la loi est tout de même bien sévère avec leur copain. Ils tentent de le libérer de force, mais Elfego ne se laisse pas faire et riposte. Comme il est franchement doué avec une arme dans les pognes, il vaporise la rotule d’un des gars et tue le cheval d’un deuxième.
– Joli coup.
– Oui et non : en tombant, le cheval tue son cavalier, John Slaughter.
– Ah merde…
– Comme tu dis. En plus, Slaughter est le contremaître de la petite troupe, pas franchement un cowboy comme les autres. Et sa mort ne plait pas du tout à son patron, Bert Hearne, un gros propriétaire terrien qui possède le plus gros ranch de la région et a les moyens de corrompre la moitié de l’État. Du coup, Hearne se pointe avec 80 compagnons pour trainer Elfego devant un tribunal qu’on devine hautement indépendant.
– Et comment il réagit, le môme ?
– Non seulement il refuse de sortir de sa cabane, mais il annonce à la moitié de la ville qu’ils descendra le premier qui essaiera de l’en sortir de force. Chose promise, chose due : quand Hearne et une dizaine de ses hommes s’approchent pour mettre des coups de tatane dans la lourde, il avertit qu’il vaut mieux que tout le monde ait dégagé quand il aura fini de compter jusqu’à trois.
– Et ?
– Le coup du petit Mexicano qui les menace à travers une porte en papier crépon, ça fait bien marrer Hearne et ses gars. Sauf qu’à trois, Elfego défouraille et le chef des méchants déguste suffisamment de plomb dans le bide pour rénover la moitié des toits de Paris.
– Ah.
– C’est sa première réaction, oui. La seconde, c’est qu’il en meurt.
– Ton gamin vient de buter deux personnes, dont le plus gros propriétaire terrien du Comté, si je comprends bien ?
– Oui, ce que le reste de la troupe vit assez mal. Tout le monde se met à tirer en même temps sur la pauvre cabane de Elfego.
– Un truc en bois.
– Ouaip, et en pisé. Autant dire que ça freine moyennement des balles de calibre .44. A part à Verdun, on a pas souvent vu une pareille quantité de plomb tomber au même endroit : les attaquants tirent plus de 4 000 cartouches sur la cabane d’Elfego.
– Hein ?
– 4 000 balles.
– Mais enfin.
– Quand tu réfléchis, ça fait pas tant que ça : 50 bastos par tireur, en sachant que la fusillade s’éternise pendant 36 heures.
– Oui enfin Fifrelo, là, il a dû trouver que c’était largement suffisant quand il est arrivé devant Saint Pierre, si tu veux mon avis
– Elfego. Et il n’est pas mort.
– Pardon ?
– Nope. Pas une égratignure.
– Des mecs ont tiré 4 000 cartouches à travers un abri de jardin en mousse et ils l’ont raté ?
– Ils ont bien touché la cabane, mais pas lui. Elfego s’est jeté au sol et il a surtout eu du pot : le sol de sa bicoque était légèrement creusé, donc en dessous du niveau de la rue. La plupart des balles lui sont passées au-dessus.
– Il a quand même dû passer un sale moment.
– Surtout quand les types en face ont essayé de cramer sa cabane avant de balancer un bâton de dynamite dessus, oui. Il s’est ramassé la moitié du toit fumant sur la gueule.
– Mais enfin.
– Oh, il a quand même réussi à riposter de temps en temps. Et il a fait mouche, lui.
– Ne me dis pas qu’il a descendu les 80 gars, Raspoutino.
– Non, tout de même pas, c’est pas un film de John Woo, mais il en a tout de même buté quatre et blessé huit.
– Sans compter les deux premiers.
– Voilà.
– On en est à neuf blessés et six morts, si je compte bien ?
– Pile.
– Touchés par un gars sur qui on était en train de tirer 4 000 pruneaux au même moment.
– Oui. Il a fini par se rendre, ceci dit.
– C’est décevant.
– Il a quand même pris le temps de prendre son petit déjeuner avant.
– Hein ?
– Oui, sous les applaudissements de toute la ville – disons de la partie mexicaine de la ville, les cowboys tiraient un peu plus la gueule. Il a fini par se rendre parce qu’il n’avait plus de munitions. En fait, plus personne n’avait de munitions. Plus personne dans le comté n’en avait, je dirais.
– Et ça s’est fini comment ?
– Par un procès, comme prévu. Mais quand Elfego a sorti la porte de sa baraque en plein tribunal avec plus de 400 impacts de balle dedans, ça a fait son petit effet : il a été acquitté en août 1885 de tous les chefs d’accusation.
– Et qu’est-ce qu’il est devenu ?
– Shériff, tu penses, à 20 ans à peine. Sa réputation était telle qu’il a réussi à coincer la plupart des malfaiteurs de la région sans tirer un seul coup de feu. Son truc était assez redoutable : au lieu d’envoyer 15 adjoints traquer tel ou tel truand, il en envoyait un seul avec une lettre et le mec se rendait généralement dans les deux jours.
– Mais il y avait QUOI dans cette putain de lettre ?
– Un avertissement. Quelque chose comme « j’ai un mandat d’arrestation pour votre arrestation. Veuillez vous rendre avant le 15 mars. Si ce n’est pas le cas, je saurai que vous avez l’intention de résister à votre arrestation et je me sentirai en droit de vous tirer dessus à vue au moment de venir vous chercher ».
– Non mais tu déconnes.
– Pas du tout, c’est bien documenté. Il signait même « sincèrement vôtre ».
– Et il a fini buté dans le dos à 30 ans par un type pas content, j’imagine ?
– Pas du tout. Il est mort dans son lit en 1945, à 80 ans bien sonnés et après une longue carrière de détective privé, d’avocat, de juge, de procureur, de maire et d’élu. Le bonhomme était parait-il du genre à ne reculer devant aucun moyen ou presque pour obtenir ce qu’il voulait, y compris comme avocat. Sur 30 de ses clients accusés de meurtres, un seul a fini en tôle et un de ses télégrammes est resté célèbre.
– Du genre ?
– Un type l’avait appelé au secours parce qu’on venait de l’accuser d’en avoir tué un autre dans un bar. Alors qu’il vivait à 150 bornes de là, il lui a répondu dans la minute quelque chose comme « je pars tout de suite avec trois témoins oculaires qui jureront le contraire ».
– Sacrée vie.
– Tu l’as dit. Quand tu penses qu’à sa naissance, tout le
monde roulait encore en calèche et que trois semaines avant sa mort, la
première bombe A de l’histoire venait tout juste de toucher Hiroshima… Dans une
de ses dernières interviews, quelques années avant sa mort, il a terminé l’entretien
par une remarque que la journaliste a pris le temps de noter : « c’était le bon vieux temps. Tout est très
calme maintenant, n’est-ce pas ? »
[1] La Terre de l’Enchantement, surnom d’un territoire qui n’est même pas encore officiellement un Etat. Américain à part entière.
2 réflexions sur « L’homme qui valait 4000 balles »
Génial !!!
Putain, génial !!!
Tu devrais faire de la radio, ça marcherait du tonnerre ! ☺
Huhuhu 😉