LSD, CIA, CQFD

LSD, CIA, CQFD

– On s’attaque à quoi, aujourd’hui ?

– A la CIA.

– Pardon ?

– La Central Intelligence Agency.

– Je sais ce que c’est que la CIA, merci, mais donc, là, ce matin, à l’heure où blanchit la campagne, alors que tout va bien et que je m’apprêtais et comme chaque dimanche à aller communier dans la paix du Christ, tu comptes emmerder une des agences d’espionnage les plus puissantes du monde. C’est ça le projet.

– A propos d’une affaire déjà ancienne, voyons.

– OH BEN C’EST UN SOULAGEMENT. Ancienne comment ?

– La guerre froide.

– Beaucoup trop récent pour moi, ça. HELLO DEAR AMERICAN FELLOWS I WANT TO APOLOGIZE ABOUT MY COMRA… MY FR… THIS UNKNOWN PERSON I’VE NEVER SEEN IN MY LIFE I’M INNOCENT je n’ai rien fait et je n’étais pas tout seul pitié please ne me tuez pas.

– C’est fini, oui ? Je ne vais pas révéler de secrets d’Etat, tu sais.

– Tu promets ?

– Ben à part l’identité du véritable assassin de Kennedy évidemment JE BLAGUE SAM.

– Je ne suis quand même pas tranquille.

– Les Américains non plus, à la fin des années 40.

– Ils ont gagné la guerre, quand même.

– Oh oui. Pour se retrouver face aux Soviétiques et le moins qu’on puisse dire, c’est que l’allié d’hier commence à leur foutre sérieusement les jetons. Rappelle-toi de tes cours de lycée : entre l’apparition du fameux « rideau de fer[1] » entre l’Europe de l’Ouest et celle de l’Est, le blocus de Berlin par les soviétique en 48 -49, la guerre civile chinoise, la maitrise de l’arme nucléaire par les Russes et la guerre de Corée, on passe d’une alliance de circonstance à une logique de blocs. Et tout le monde devient paranoïaque.

– Paranoïaque comment ?

Comme ça.

– A la fin des années 40, ça fait déjà belle lurette que l’Amérique est convaincue d’être infiltrée par des agents soviétiques – ce qui est au passage parfaitement exact, mais dans doute pas dans les proportions qu’on s’imagine au FBI, par exemple, où John Edgard Hoover s’acharne à traquer tout ce qui ressemble à un Rouge, dans une société américaine chauffée à blanc par les discours du sénateur McCarthy, qui voit un communiste derrière chaque individu vaguement sceptique vis-à-vis de la politique américaine. Et sur le plan l’extérieur, c’est la CIA qui hérite du bébé à sa naissance en 1947. Mission : enrayer l’influence soviétique partout dans le monde, et par tous les moyens. La bonne vieille propagande, évidemment, mais aussi le sabotage, les assassinats ciblés, les coups d’Etat téléguidés et un certain nombre d’autres coups tordus.

– Je tiens une nouvelle fois ici à saluer les remarquables efforts des combattants de la Liberté et à excuser les propos notoirement anti-américains de cet individu et…

– T’excite pas, tout ça a été démontré maintes et maintes fois, et la CIA elle-même a reconnu une bonne partie de ces opérations. Bref : en 1953, alors que la guerre froide s’est sérieusement intensifiée, c’est Allen Dulles, vieux routier du renseignement et frère cadet du secrétaire d’Etat John Foster Dulles, qui prend la tête de l’agence. La CIA s’inquiète alors beaucoup des discours que tiennent une partie des soldats américains un temps prisonniers de forces communistes, notamment en Corée. Certains portent alors un discours critique vis-à-vis des Etats-Unis, taxés d’ingérence et d’impérialisme par les ex-captifs.

– Tout de suite les grands mots.

– C’est de fait assez loin des discours qu’on leur a tenu en les envoyant à la castagne sur la défense du monde libre, quoi. De là à considérer qu’ils ont été soumis à une forme quelconque de lavage de cerveau par les agents russes ou chinois, il n’y a qu’un pas.

– Euh…

– Mais si mais si, on connait la perfidie communiste, te dis-je. La CIA décide allègrement de le franchir et de lutter par le mal contre le mal.

– Pardon ?

– Oui, apparemment, les défenseurs du monde libre se sont alors dit que la seule solution contre le programme de lavage de cerveau communiste, c’était un autre programme de lavage de cerveau.

– Ah bon.  

– Mais du bon lavage de cerveau, attention.

– Voilà. Et elle a un nom, cette opération ?

– Plein, en fait. Je te passe la complexité, des enquêtes, des procès, des révélations et des démentis plus ou moins catégoriques et plus ou moins gênés, je te passe aussi le fait que les historiens se heurtent encore à des documents toujours classifiés ou caviardés par la CIA au nom de la sécurité nationale et de la raison d’Etat, mais de ce qu’on sait ressort une certitude parmi d’autres : la place centrale d’un type que tu vas adorer, le chimiste et spécialiste des poisons Sydney Gottlieb.

Nope, pas lui.

– Et je vais l’adorer parce que ?

– Parce que c’est encore un beau spécimen de cinglé cynique comme on les aime. Son nom apparait dans un premier dossier, dit Bluebird, en 1951. Gottlieb, recruté cette année-là par l’agence, est à l’époque docteur en chimie, diplômé de Caltech et accessoirement passionné de danse folklorique.

– Corrélation n’est pas causalité, mais je tiens tout de même à dire que je me suis toujours méfié des danses folkloriques.

– Et c’est dommage, la culotte de peau te va à ravir.

Sam, jeunes années.

– …Enchaîne. Vite.

– Gottlieb a 33 ans quand il rejoint la CIA dans le but d’étudier tous les moyens susceptibles de modifier le comportement humain : convictions, valeurs, principes… Un brain washing en bonne et due forme, dont le but expressément avoué consiste à amener telle ou telle cible à trahir son camp, ou mieux encore à commettre des actes qui la révolteraient en temps normal.

– C’est du X-Files, ton truc.

– La pop culture fonctionne parce qu’elle extrapole à partir d’événements en partie réels, ce n’est pas à toi que je vais apprendre ça. Et si tu en trouves des échos dans un paquet de comics, de séries ou de films, c’est précisément parce que les Etats-Unis ont été profondément marqués par le scandale qui accompagnera un plus tard les révélations de la presse autour du programme Bluebird, dans le courant des années 70. Enquêtes qui montreront aussi le goût de Gottlieb pour le bizarre : bombardé directeur du Bureau des Services Techniques de la CIA en 1967, Gottlieb était un fervent partisan des mediums, de la télékinésie ou de la vision à distance.

– Ah quand même.

– A la décharge de la CIA, il faut se replacer dans une époque où les progrès de la chimie moderne ont permis de mettre au point de nouvelles drogues aux effets psychotropes rigolos comme tout, à commencer par le LSD. Gottlieb fait partie de ceux qui sont convaincus que la chimie est sur le point de bouleverser l’état des connaissances sur le fonctionnement du cerveau humain, un peu comme l’atome vient de révolutionner la guerre contemporaine.

– Me rappelle beaucoup le trip spirite au 19e siècle.

– Oui, c’est un peu la même base : l’idée que les percées scientifiques peuvent permettre de comprendre et de maitriser tout ce qui relève en gros du paranormal. Gottlieb ne croit certainement pas à la magie ; en revanche, il est convaincu que le cerveau humain est une terra incognita et que la chimie peut permettre d’en révéler certaines capacités encore in exploitées.

– Un Dr. Frankenstein du cerveau.

– Il y a de ça. Tout ce qu’il lui faut, c’est de l’argent, des laboratoires et des cobayes.

– Heureusement que ses chefs vont siffler la fin de la récréation vu qu’on est dans un pays libre qui respecte chaque citoyen et tout.

– Tu parles. La CIA va lui fournir, dans l’idée d’en tirer un avantage décisif dans sa lutte contre le Bloc de l’Est. Pour citer Sidney Gottlieb en personne, interrogé en 1975 par la commission Church* : « Allen Dulles était particulièrement désireux de savoir si des hallucinogènes comme le LSD pouvaient inciter des individus sélectionnés à commettre des actes de sabotage substantiels ou des actes de violence, y compris des meurtres ».

– J’ai l’impression de lire le plot twist de 30 % des scénarios qui impliquent Wolverine ou Captain America.

– Et ce n’est pas par hasard. Le personnage de Bucky Barnes est directement inspiré des fantasmes des sixties autour de soldats, d’espions ou de personnalités « retournées » par le camp d’en face ou par un grand méchant pour devenir des assassins super secrets top moumoute trop forts, « réactivés » par un simple code. C’est devenu un cliché que tu retrouves dans toute la culture pop de la Guerre Froide. Edgard P. Jacobs ne s’est pas privé d’y faire allusion dès 1953 : dans la Marque Jaune, Olrik se fait laver le cerveau par le Docteur Septimus. Pareil avec James Bond – Au service secret de sa Majesté ou Bons baisers de Russie, par exemple – comme avec tout ce que la littérature d’espionnage a produit de bien ou de moins bien, ou avec Hollywood. Des films comme Un espion de trop, de Don Siegel, Un crime dans la tête de John Frankenheimer en sont de bons exemples. Et la série des Jason Bourne continue d’exploiter le filon scénaristique du brain washing aujourd’hui.

« Vive la République des Soviets, tovaritch ».

– Et dans la réalité, ça donne quoi, les petits jeux chimiques de Gottlieb ?

– Avec son arrivée, le programme Bluebird change d’échelle pour devenir MK-Ultra – un ensemble de… 162 opérations** tout ce qu’il y a de discrètes, MK-Ultra réunissant sous l’autorité directe de Dulles et de Gottlieb 162 opérations distinctes, menées directement ou sous-traitées à plus de 80 partenaires publics ou privés.

– Attends, quel genre de partenaires ?

– Des boites spécialisées dans la sécurité, des laboratoires d’analyse biologique, des sociétés pharmaceutiques… Oh, et des universités et des centres de recherche…

– Pardon ?

– Eh oui. La plupart du temps, c’est à leur corps défendant. Les protocoles sont arrangés pour qu’on fractionne les échantillons, pour que personne ne réalise que telle ou telle série de tests s’inscrit dans un programme secret plus vaste.

– Mais enfin quand même, bordel ! Et ça consiste en QUOI, ces tests ?

« A tester sur des patients des substances chimiques ou biologiques destinées à modifier leur comportement », pour citer Stansfield Turner, l’un des successeurs d’Allen Dulles, dans un témoignage de 1977. Quand ça finit par lui remonter sous le nez, la Cour Suprême constate que dans le cadre du programme dirigé par Gottlieb, la CIA s’est accordée à elle-même le droit de mener une série d’expériences aux buts joyeusement variés : « renforcer l’effet des techniques d’hypnose », « améliorer la capacité des individus à résister aux privations, à la torture ou à la coercition », « produire de l’amnésie et de la confusion », « renforcer l’addiction à la drogue ou à l’alcool des patients ».

– C’est horrible, mais je m’attendais presque à pire.

– Oh dans le genre rigolo, MK Ultra a bossé sur la mise au point d’un pistolet à micro-ondes et Gottlieb fait aussi partie de la fine équipe de champions qui a sérieusement bossé sur l’assassinat de Fidel Castro grâce à des cigares ou à des coquillages empoisonnés. Mais le hic n’est pas que la CIA mène des expériences sur les drogues, en fait. Si ça se fait dans un cadre légal, le caractère parfois ésotérique de ces recherches ferait simplement sourire. Le vrai problème n’est pas là.

– Il est où ?

– Dans le fait qu’aucun des patients testés dans les cohortes n’était au courant de ce à quoi il s’exposait. Au nom du greater good, la lutte contre le communisme a conduit l’agence de Langley à multiplier pendant vingt ans les tests et les expériences auprès d’une large population sur le sol américain ou… sur le territoire de ses alliés, à commencer par le Canada*** et les pays de l’OTAN, avec un parfait mépris des droits fondamentaux.

– M’enfin…

– Mépris parfaitement assumé, d’ailleurs. Dans le témoignage que j’ai déjà cité : Stansfield Turner admet que la CIA était bel et bien consciente de s’affranchir des règles les plus basiques en matière d’éthique scientifique et médicale – c’est même précisément pour ça qu’elle a classé secret-défense la totalité des programmes en question pour éviter une réaction brutale de l’opinion. Ou qu’elle a sciemment détruit milliers de pages de documents en 1973, lorsque le scandale éclate au lendemain d’une enquête sur la CIA, signée du journaliste du New York Times Seymour Hersh.

– Connais pas.

– Et pourtant, le mec avait un CV à faire pâlir les gars qui ont bossé sur le Watergate, avant de partir un peu en burette ces dernières années. Au moment où il fait exploser sa petite bombe, Hersh a déjà un prix Pulitzer en poche : c’est lui qui a sorti l’affaire de Mỹ Lai, un massacre de plusieurs centaines de civils vietnamiens tués froidement par des soldats américains. Autant dire qu’il est crédible, et que la vague médiatique qu’il déclenche a bousillé l’image de la CIA pour des décennies. En alimentant malheureusement au passage toutes les théories du complot possibles et imaginables.

– Qui sème le vent, etc.

– Le bordel ahurissant qui s’ensuit se retrouve très vite devant les tribunaux. Les médias et les juges vont patiemment démontrer que les tests menés dans le cadre du programme MK-Ultra avaient été le plus souvent réalisés sur des patients non-consentants.

– Ah, le pays de la liberté. Ils ont quel profil, les malheureux en question ?

– La CIA ne s’est pas emmerdée, elle a fait à la fois dans la facilité et dans le cynisme en tapant dans les populations dont tout le monde se fout ou à peu près. Prisonniers, toxicomanes, malades mentaux, prostituées approchées dans les rues ou les motels, clients des bordels drogués et suivis à leur insu, SDF enlevés sous prétexte d’une visite au dispensaire, malades en phase terminale ou dans le coma… Bref, « des personnes qui ne pouvaient pas riposter », pour reprendre les mots de Sidney Gottlieb himself, qui a directement supervisé une partie des tests menés à Fort Detrick, centre du programme d’armes biologiques américains jusqu’en 1969. 

– Ah mais quelle élégance.

– Oui, ça a bien plu aux élus de la commission Church. Je cite le rapport officiel : « Le programme de recherche et développement, et en particulier les programmes de tests secrets, ont entraîné des restrictions massives des droits des citoyens américains, parfois avec des conséquences tragiques (…) La mort de deux Américains peut être attribuée à ces programmes. D’autres participants peuvent encore souffrir des effets résiduels (…) la nature des tests, leur ampleur et le fait qu’ils ont été poursuivis alors même que le danger d’administrer subrepticement du LSD à des individus involontaires était connu depuis des années, démontre un mépris total pour la vie humaine ».

– Deux morts seulement ?

– Deux morts prouvées au-delà de tout doute raisonnable, mais sans doute un paquet d’autres, directement ou indirectement. Le rapport établit aussi que la CIA ne s’est pas cantonnée à la chimie. Elle n’a pas hésité à tester d’autres moyens sur ses cobayes, de la pression psychologique à la torture physique, notamment à travers l’usage d’électrochocs.

– Et Gottlieb, dans tout ça ?

– Autant ça a tangué à la tête de la CIA, autant Gottlieb s’en est sorti sans une égratignure.

– QUOI ?

– Quand on l’a contraint à témoigner devant des commissions d’enquête, Gottlieb s’est toujours défendu en invoquant la nécessité de protéger les Etats-Unis du danger soviétique. Je cite : « notre manque de connaissance de cette drogue constituait une menace pour la survie même de la nation ».

– Mais quelle blague.

– La blague d’un type qui en sait tellement que ça devient compliqué de le lâcher. Il a été protégé par la CIA jusqu’à sa retraite en 1972, à 54 ans. En retour, Gottlieb a toujours fait preuve d’une loyauté absolue vis-à-vis de son ancien employeur. En dehors de ses témoignages devant quelques commissions sénatoriales – le plus souvent assortis d’une promesse d’immunité – il n’a jamais publié le moindre livre ou témoignage, préférant quitter un temps les Etats-Unis pour l’Inde, où il s’est occupé d’une léproserie avec sa femme pendant près de deux ans.

– Ah non, hein pas le coup de la rédemption.

– Disons que je n’aurais pas été trop rassuré à la place des patients du coin. Il est ensuite rentré aux États-Unis pour y couler des jours paisibles jusqu’à sa mort en 1999, dans sa ferme de Virginie. Et il n’a jamais foutu le bout d’un orteil devant un tribunal pénal.

– Il n’y a pas de justice.

– Oh si. Mais elle a quelques angles morts.

– Sinon, tu ne trouves pas que le téléphone fait un bruit bizarre, quand on décroche ?

– Je ne te parle pas tout de suite du petit point rouge qui se balade sur ta poitrine ?

_________

 * Créée par le Sénat, la Commission avait pour but initial d’enquêter sur le scandale du Watergate. Emmenée par le sénateur démocrate Frank Church, elle s’est rapidement intéressée aux activités illégales des agences de renseignement, CIA en tête.

** Chiffre tiré d’une décision de la Cour suprême en 1985, pas de Jojo46485 sur le forum de conspiration.com.

*** Là encore, tout ça ne sort pas de nulle part : c’est parfaitement officiel. Le volet canadien des expériences américaine s’est soldé par le dédommagement de 77 victimes, officiellement reconnues comme telles en 1992.

Si vous avez envie de  soutenir En Marge, c’est ici.


[1] Signée Winston Churchill, l’expression utilisée pour la première fois en 1946 est déjà devenue courante l’année suivante.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.