« Maman, les petits bateaux qui se battent sur l’eau… »
– Comment ça, n’importe quoi ?
– Je répète : n’importe quoi. Master and Commander est un très bon film à plein d’égards, mais historiquement, c’est n’importe quoi.
– Ben j’ai trouvé ça vachement bien reconstitué, moi.
– Par rapport à ta propre expérience de la marine de guerre britannique, tu veux dire ? Je sais qu’on ne rajeunit pas, Sam, mais on n’est pas encore croulants à ce point. Ceci dit, tu as raison : on peut évidemment finasser mais la description du quotidien à bord du HMS Surprise est plutôt juste. Et le personnage de Jack « La Chance » Aubrey est inspiré du parcours disons … chaotique d’un authentique capitaine de Sa Majesté, Thomas Cochrane.
– Ben alors où est le problème ?
– Le côté patriotard des Américains. L’action du film se situe en 1805, en plein milieu des guerres napoléoniennes, et Jack La Chance passe son temps à jouer au chat et à la souris avec un vaisseau corsaire français, L’Achéron, et son mystérieux capitaine.
– Et ?
– Et l’intrigue imaginée par Patrick O’Brian, dont les romans ont inspiré le film ne se situe pas du tout pendant les guerres napoléoniennes mais pendant la guerre anglo-américaine de 1812. Et le vilain méchant capitaine qui canonne le cul de Jack Aubrey toutes les cinq minutes n’est pas du tout français mais américain.
– Oh.
– Voilà. Un peu gênant pour un film hollywoodien… Du coup, pouf, on remonte en arrière de sept ans et on ressort les sales Français bouffeurs de grenouilles, ce qui est d’autant plus commode que le film sort en 2003, l’année où la France explique gentiment à l’Amérique de Bush qu’elle peut aller se faire voir avec sa nouvelle guerre en Irak. Autant te dire que l’archétype du Français lâche, perfide et cruel a la cote dans la pop culture de ces années-là.
– Ceci dit ça n’enlève rien à la qualité des combats navals. La marine à voile à son sommet, la rigueur du commandement, les canonnades, la poussière, les éclats de bois qui volent…
– … Les gosses de 12 ans amputés du bras… Toute la beauté de la guerre, quoi. Mais oui, je te l’accorde, c’est un beau film.
– Tout de même.
– Ceci dit, si les Américains avaient voulu se faire plaisir en filmant la victoire d’un de leurs propres bâtiments de guerre à voiles, ils auraient pu.
– Toujours la guerre anglo-américaine ?
– Nope.
– Pas la guerre de Sécession quand même ? Ils commencent à se faire rare, les voiliers.
– Non plus.
– Ben quand alors ?
– 1945.
– Tu te fous de moi ?
– Du tout. Le dernier combat naval remporté par un voilier américain contre un voilier ennemi date de 1945.
– Enfin mais pas du tout. La Navy en 1945, c’est 95 porte-avions. Les deux tiers du tonnage mondial. Pas des voiliers, merde.
– Oh si. Et le plus beau, c’est que la Navy a livré ce dernier combat après la fin théorique des combats, le 15 août 1945.
– Le 8 mai, tu veux dire.
– Pas dans le Pacifique, chaton. Il a fallu deux bombes atomiques pour que le Japon s’avoue vaincu et annonce sa reddition le 15 août. Même si la capitulation ne sera officiellement signée que le 2 septembre, on n’est plus trop censés se foutre sur la gueule. Sauf que…
– Sauf que tout le monde n’a pas reçu la note de service, c’est ça ?
– Il faut croire parce que le 21 août 1945, le lieutenant Livingstone Swentzel et son collègue Stuart Pittman ont la surprise de voir une jonque de guerre se diriger droit sur leurs propres navires, deux jonques également, quelque part entre Haimen et Shanghai. Un trajet plutôt court.
– Mais qu’est-ce qu’ils foutent sur deux jonques, eux ?
– J’imagine qu’après l’annonce japonaise, le commandement s’est dit qu’on n’allait peut-être pas déplacer douze destroyers pour ramener vingt gars chez eux et que ça ferait un souvenir çà leurs propres gars de se retrouver à bord d’un navire à voile, c’est formateur. En tout cas, ils transportent un équipage d’une vingtaine de guérilleros chinois, un chiffre auquel tu peux ajouter sept marins américains en comptant les deux capitaines.
– Tout ça sur deux jonques ? Ben dis-moi, on ne fait pas franchement dans le vaisseau de ligne.
– D’accord, mais ça reste naval. Et surtout, la jonque noire qui se dirige vers les deux bateaux américains est nettement plus peuplée : 83 marins, dont 7 officiers. Et à la seconde où ils arrivent à portée de tir, ils commencent à canarder les Américains.
– Avec trois frondes ?
– Avec un foutu obusier de 75mm et plusieurs mitrailleuses de calibres variés parce qu’il en faut pour tous les goûts, Sam. Le premier tir japonais contre la jonque de Swentzel est même une merveille de précision puisqu’elle tue deux soldats chinois et abat son mât de misaine.
– Souquez les artimuses !
– C’est le mât situé à l’avant d’un voilier, Sam.
– L’avant, c’est le bout pointu ?
– Le bout poin… Oui, si tu veux. Le bout pointu.
– Et ils réagissent comment, sur la jonque ?
– Oh ben ça panique un peu mais Swentzel réagit de manière impeccable. Par radio, il coordonne la réponse américaine avec Pittman, le capitaine de la seconde jonque, et ils sortent l’artillerie.
– Des canons de 32 livres ?
– Pas trop, d’une part parce que la jonque coule si t’essaies d’en placer un à bord vu que ça pèse à peu près quatre tonnes, d’autre part parce qu’on les a envoyés au rencart depuis lurette.
– Eh ben ils répliquent comment, du coup ?
– Au bazooka.
– Pardon ?
– Oui. Chaque jonque transporte un rocket launcher célèbre, le M1. Tu le vois dans tous les jeux vidéo ou les séries qui se passent pendant la seconde guerre mondiale.
– Cool.
– Oh oui, si t’essaie de descendre un char, c’est super. Mais ce n’est pas tellement une arme anti-jonques, si tu veux. Passé 100 ou 150 mètres, ça a tendance à salement vasouiller, côté précision.
– Ah ben faut se rapprocher.
– Je voudrais t’y voir, tiens. Mais oui, c’est l’idée : les deux jonques américaines se débrouillent pour manœuvrer à l’ancienne et Swentzel réussit à s’approcher à une centaine de mètres de la jonque japonaise avant de lui balancer une série de rockets de 60mm dans les gencives. Les Japonais répliquent à coups d’obus et dès que les navires sont suffisamment proches, les mitrailleuses entrent dans la danse, sachant que les jonques américaines sont moins lourdement armées.
– Mais elles sont deux.
– Et c’est ce qui les sauve. Une des rockets tirées depuis la jonque de Pittman atterrit au beau milieu du pont et démolit l’obusier japonais, ainsi que ses servants au passage. Les navires sont tellement près l’un de l’autre à ce moment là que Pittman se prend même quelques éclaboussures au passage, si tu vois ce que je veux dire.
– Eurgh.
– Comme tu dis. Dans la minute qui suit, vers 10 heures 15, les deux capitaines américains font balancer une série de grenades à main sur le pont de la jonque japonaise, ce qui ne doit pas arranger la future facture de pressing du capitaine Pittman.
– Mais ils ne sont pas calmés, les marins japonais, à un moment ?
– Certains, si. L’un d’entre eux accroche une chemise à son fusil en guise de drapeau blanc mais d’autres continuent de tirer dans tous les sens. Plusieurs soldats chinois et américains sont touchés et Swentzel comprend qu’il va falloir y aller dans la plus grande tradition de la navale pour en finir une bonne fois.
– … Non… ?
– Oh si. Le capitaine Livingstone Swentzel est pour ce que j’en sais le dernier capitaine de l’US Navy à lancer un tonitruant « à l’abordaaaaaage » de l’histoire navale américaine.
– Ils ont sauté des cordages et tout ?
– Détends-toi chaton, c’est pas non plus Trafalgar et je pense que c’est pas l’abordage le plus glorieux de tous les temps, mais ça marche. Les marins chinois et américains sautent à bord de la jonque ennemie avec des flingues ou des couteaux.
– Entre les dents, j’espère.
– Pas moi, c’est ridicule et personne n’a jamais fait ça vu que t’as toutes les chances de te faire un beau sourire façon Joker. Mais ceci dit, il y en a un qui saute sur la jonque avec un hachoir à viande, si ça peut te consoler.
– Non ?
– C’est dans le rapport du capitaine, Sam. Tu ne remettrais pas en question l’honneur d’un capitaine de la Navy ?
– Dieu m’en garde.
– Bien. En tout cas, ça douche définitivement l’enthousiasme des Japonais qui se rendent enfin après y avoir laissé la bagatelle de 44 morts et 33 blessés.
– Sur 83 hommes ?
– Oui.
– Ah ils ont pris cher, quand même.
– Surtout comparé aux jonques américaines où on s’en tire avec un bilan de quatre marins tués, tous chinois. Six autres sont blessés, dont un seul Américain. Le temps de soigner tout ce petit monde et Swentzel prend la décision de retourner vers Haimen pour y remettre ses prisonniers aux autorités chinoises. Juste avant de se coller à la rédaction de ce qui doit être un des rapports les plus mémorables de sa carrière, je pense. Non seulement il a livré la dernière bataille navale de la Deuxième guerre mondiale, mais il l’a gagné avec deux foutues jonques. Ce qui lui vaudra d’ailleurs la Navy Cross, une des plus hautes récompenses accordées dans la Navy…
3 réflexions sur « « Maman, les petits bateaux qui se battent sur l’eau… » »
C’est sérieux ?!? De quel unité venait la jonque nippone ?
J’ai pas compris « B1,B2,B4 »… j’veux dire, c’était pas M1 le modèle du bazooka ?
Je viens de découvrir un récit de bataille navale à voile encore postérieure !
Dans « The Secrets of Inchon » de Eugene Franklin Clark, celui-ci, officier de la Navy, a travaillé avec des guérillas pendant la guerre de Corée, et il raconte avoir mené une bataille navale entre jonques un peu avant le débarquement d’Inchon.