Minaret de mort

Minaret de mort

– Je ne nie certainement ta connaissance vaste des sujets historiques, et ta fascination plus étendue encore pour toutes les affaires morbides, mais je suis à peu près convaincu que tu ne connais pas l’événement qui constitue sans doute la plus importante prise d’otages de l’histoire.

– Un défi ? Attends, laisse-moi deux minutes…

– Avant que tu ne te fasses un claquage, laisse-moi te préciser une chose, étant bien entendu qu’il ne s’agit pas de lancer un concours, hein : je ne parle pas de dizaines d’otages. Je ne parle pas de centaines d’otages. Je ne parle pas de milliers d’otages. Je parle de dizaines de milliers d’otages.

– Des…dizaines de milliers d’otages ?! A part la RATP et la SNCF, je ne vois pas.

– C’est malin, t’es content de toi.

– J’ai un peu honte.

Mmm…après mûre réflexion, non. Carrément pas.

– Moi je te parle d’une véritable prise d’otages. Avec armes, menaces, et tout.

– Des dizaines de milliers d’otages, vraiment ?

– Absolument. Et attends, ils étaient de nationalités multiples. Le tout dans un endroit d’une importance culturelle majeure pour des centaines de millions de gens à travers le monde.

– Uh, entre nous à part un lieu de culte majeur je ne vois pas ce qui pourrait correspondre.

– Ne cherche pas plus loin.

– Tu vas donc m’emmener sur un site de culte ?

– Exactement. On part pour le lieu le plus saint de l’islam, le cœur de la religion musulmane.

– La Mecque ?

– Absolument. Plus précisément encore, la Grande Mosquée de la Mecque, la plus grande du monde. Egalement appelée Mosquée Sacrée, ou Masjid al Haram en version originale. Faire le tour de la Kaaba, le monument au centre du sanctuaire, constitue le point d’orgue du pèlerinage annuel que tout fidèle est censé effectuer une fois dans sa vie, mais la Grande Mosquée est extrêmement fréquentée tout au long de l’année. Et elle peut accueillir du monde.

« Je cherche un ami. Il porte une aba blanche. »

C’est ainsi qu’il y avait bien du peuple pour la prière du matin du 1er mouharram 1400.

– Pardon ?

– C’est le premier jour de l’an 1400 du calendrier musulman. Soit le 20 novembre 1979. Beaucoup de fidèles, donc, en dépit de son horaire que je n’hésiterai pas à qualifier d’indécent, à savoir 5h20. Du matin.

– Ouais ben désolé je reste au lit, moi.

– Je pense que sur ce coup même les plus dévots ont dû regretter de ne pas avoir eu une panne d’oreiller. En effet, alors que plus de 50 000 fidèles sont réunis pour la prière, un (relativement) petit groupe d’environ 200 personnes brandit des armes et prend possession des lieux. Ils sont essentiellement saoudiens et égyptiens, et sont plutôt bien organisés. En effet, ils ferment et bloquent les portes du bâtiment, prennent des positions stratégiques sur les galeries et dans les minarets, et se rendent maître de la Grande Mosquée en l’espace d’une heure.

– Attends attends…d’où ils ont des armes, déjà ?

– Ils les ont fait entrer dans l’enceinte par deux moyens. Le premier est sorti tout droit d’un film de gangsters. Il était en effet courant d’amener des cercueils à la mosquée pour faire bénir les morts. Nos attaquants en avaient donc rempli quelques-uns de flingues.

Classique.

Par ailleurs, ils avaient manifestement aussi corrompu quelques gardes pour garer des camions pleins d’armes au sous-sol, profitant du fait que des travaux étaient en cours dans le bâtiment.

– Ok, ils sont donc armés. Et on a affaire à qui ? Ils veulent quoi ?

– L’opération est menée par un dénommé Juhayman al-Otaybi. Il est saoudien, issu d’une famille bédouine conservatrice du sud du pays. C’est un ancien caporal de la garde nationale, qui constitue l’unité d’élite de l’armée, mais après avoir selon ses propres dires versé dans le trafic de drogue, il rejoint Médine et intègre la Jamaa al-Salafyia al-Muhtasiba, le « Groupe salafiste qui commande ce qui est juste et condamne ce qui est faux ».

– On va les appeler la JSM.

– Je suis d’accord. Pour faire simple, ce sont des conservateurs qui appellent à un retour aux traditions ancestrales de l’islam, par opposition aux dérives modernistes et occidentales de l’Arabie saoudite.

– Les dérives modernistes de l’Arabie saoudite ?!

– Ca surprend un peu aujourd’hui, mais oui. A l’époque, le pays profite de ses énormes revenus pétroliers pour adopter les habitudes consuméristes occidentales, ce qui va également avec une évolution des mœurs (hommes et femmes fréquentent les mêmes lieux, quelle horreur). Alors que les membres de la JSM restent eux attachés aux traditions telles que définies par les institutions religieuses saoudiennes.

– Des rigoristes un peu réac’, quoi.

– Exactement. Al-Otaybi finit par considérer que les dirigeants de la JSM sont trop mous, voire vendus au gouvernement, et constitue sa propre faction : Al-Ikhwan, les Frères. Un nom qui a été utilisé par plusieurs groupes dans l’histoire de l’islam et des pays arabes, faut pas se tromper. Al-Otaybi et ses fidèles s’installent à la Mecque, où ils organisent notamment des manifestations contre la monarchie. Ils sont arrêtés, puis relâchés parce que considérés comme inoffensifs.

– Bien vu.

– C’est le moins qu’on puisse dire. Sans surprise, après avoir pris le contrôle de la Grande Mosquée, les hommes d’Al-Otaybi (pas lui directement, il est assez peu éduqué et parle mal l’arabe classique, et rechigne par conséquent à prendre la parole en public) dénoncent la corruption morale du royaume, qui les conduit à considérer que la famille régnante Al-Saoud a perdu sa légitimité. Mais surtout, ils proclament qu’ils apportent la solution, qui doit purifier le pays et l’islam des impuretés et de la corruption apportées par les Occidentaux. En effet, ils annoncent le retour du Mahdi.

– Ah ben oui. J’ai regardé le calendrier.

C’était écrit !

– J’ai pas de mot.

– Franchement, c’était pas la peine d’attaquer une mosquée pour ça…

– Le Mahdi, andouille ! Le Prophète, revenu sur terre pour…rétablir tout ce qui doit l’être, rendre justice, faire advenir le règne de Dieu, tout ça. Le classique, quoi. En l’occurrence, le Mahdi en question, dûment identifié et authentifié par Al-Otaybi, est un certain Mohammed bin Abddullah al-Qhatani.

– C’est qui, pour les gens qui ne sont pas convaincu qu’il est le nouveau Mahomet ?

– Un jeune prêcheur dans lequel Al-Otaybi est certain de reconnaître le Messie. Il réussit à l’en convaincre et à l’embringuer dans son aventure. Aussi, il épouse sa sœur comme seconde femme, parce que j’imagine qu’à tout prendre ça peut être intéressant d’être le beauf’ du Messie. Et plusieurs mois avant l’attaque, Al-Otaybi et ses fidèles racontent à qui veut l’entendre que de nombreux fidèles voient Al-Qhatani leur apparaître dans des rêves, se tenant devant la grande Mosquée le drapeau de l’islam à la main.

– Donc si je résume, Al-Otaybi prend la Grande Mosquée et demande que son Mahdi à lui remplace le roi.

– C’est ça. Autrement dit, le coeur de l’islam est entre les mains d’individus armés qui récusent les autorités. Et quoi qu’on pense de sa politique, la protection des lieux saints est un élément fondamental de la légitimité et de l’autorité de la famille Saoud.

– Il va falloir évacuer ces illuminés fissa.

– Exactement. Sauf qu’au moment de l’attaque, le prince héritier Fahd et en Tunisie, et le prince Abdallah, ministre de la défense, est au Maroc. Sont sur place le roi Khaled, vieillissant, et le ministre de l’intérieur, le prince Sultan.

– Pardon ?

– Le prince Sultan.

– Mais c’est… il est prince ou il est sultan ?

Sultan, c’est son prénom.

Logiquement, c’est la police qui est sollicitée en premier. Elle ne réalise cependant pas l’ampleur du problème. Quelques voitures de patrouille sont envoyées sur place, qui se font promptement canarder. Du coup, les autorités décident d’envoyer la garde nationale. Mais ça pose un double problème.

– A savoir ?

– D’une, j’insiste sur ce point, ça fait très très mauvais genre que le sanctuaire de la Mecque soit capturé par une milice au nez et à la barbe du roi. Surtout alors que depuis quelques mois, tu as de l’autre côté du Golfe Persique, en Iran, un ayatollah Khomeiny récemment arrivé au pouvoir et qui ne se prive pas lui non plus de critiquer la décadence de ses voisins. Par conséquent, les autorités saoudiennes vont tout faire pour laisser filtrer aussi peu d’information que possible sur cette situation. Et idéalement, la régler rapidement.

– Et le deuxième problème ?

– Il est absolument sacrilège de pénétrer le sanctuaire avec des armes.

– Je veux pas dénoncer, mais manifestement certains ne s’en sont pas beaucoup soucié.

– Non, mais c’est pas une raison. Comme un assaut au pistolet à eau semble hasardeux, le roi doit au préalable réunir une assemblée des oulémas, qui adoptent une fatwa autorisant les militaires à utiliser la force sur le site. Ce qui ouvre la voie à l’intervention de la garde nationale, mais on a déjà perdu un peu de temps, que les factieux utilisent pour renforcer leurs positions. En conséquence de quoi le premier assaut de l’armée est un échec cuisant, notamment en raison des snipers installés dans les minarets. La garde nationale se résout donc à faire le siège de la Grande Mosquée, et à sortir les gros moyens. Ils visent les minarets avec des missiles anti-tanks, et mènent des attaques avec appui d’artillerie.

– Ca ne rigole plus.

– Non. Les terroristes ont cependant deux avantages. Le premier, c’est la configuration des lieux et des bâtiments. Les combats se tiennent dans des espaces restreints, d’homme à homme. Autrement dit, le terrain annule largement le déséquilibre des forces en présence. Leur deuxième avantage, il est un peu triché.

– Comment ça triché ? Ils ont une arme secrète ?

– Ben oui. Je te rappelle que le Prophète est parmi eux. Et il est quand même invulnérable, les armes ne peuvent le blesser.

– Bien sûr.

– Ses fidèles le croient, et ça les galvanise. Semblerait d’ailleurs que lui aussi le pense, ce qui le conduit à s’exposer un peu. Une balle qui n’avait manifestement pas été informée de son statut divin met fin à sa mission terrestre.

– Le début de la fin pour les preneurs d’otages ?

– Au bout de 6 jours, quand même, les forces saoudiennes prennent la cour de la Kaaba et les bâtiments avoisinant, mais les rebelles se sont retranchés dans le complexe souterrain et les catacombes, convaincus par Al-Otaybi que le Mahdi est toujours en vie quelque part dans le bâtiment.

– De toute façon, au pire, il reviendra dans une semaine.

– Ca suffit maintenant. Mais le fait est que l’affaire est loin d’être réglée. Le sous-sol du Masjid Al-Haram comprend une centaine de pièces reliées entre elles par un réseau complexe de couloirs, le kabu. Al-Otaybi et ses hommes n’ont aucune intention de se rendre, ça peut encore prendre un certain temps, et un certain nombre de victimes, avant de les extirper.

– C’est bien râpé pour l’opération rapide et discrète.

– Totalement. Cependant le roi Khaled a un atout. Dès les premiers jours de la crise, il a pris contact avec le président.

– Le président ?

– De la République.

– Française ?

– Lui-même. La France s’est récemment dotée d’une unité spécialisée pour ce type de situation, le GIGN (Groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale). Et la gendarmerie bénéficie d’une aura internationale certaine.

Le rayonnement culturel, mesdames et messieurs.

Le président Giscard d’Estaing dépêche donc en Arabie saoudite une équipe de trois conseillers du GIGN, dont le fameux capitaine Barril. En toute discrétion, puisque les Saoudiens n’ont aucune envie qu’on sache que des Occidentaux sont sollicités pour intervenir à la Mecque. Il est d’ailleurs hors de question qu’ils pénètrent le site (on se souvient que c’est toute une affaire).

Opération Pattes d’Eph.

Barril ira même jusqu’à raconter qu’une cérémonie expresse de conversion à l’islam a été organisée pour les trois hommes, mais le commandant du GIGN a démenti.

– Bon, c’est quoi le plan ?

– Percer des trous dans le sol et saturer les souterrains de gaz.

– Du gaz ?!

– Incapacitant, on n’est pas à Moscou. L’idée est de rendre l’air irrespirable, pour contraindre les terroristes à la reddition.

– Et ça marche ?

– Au final, oui. Après plusieurs jours, à court de munitions et de provisions, Al-Otaybi finit par se rendre le 4 décembre. Un mardi.

« C’est un malentendu, moi c’est Raspoutine. »

Lui et ses hommes auront tenu le siège pendant deux semaines. Au final, le bilan officiel fait état de 26 morts parmi les fidèles, 127 chez les soldats, et 117 attaquants tués. Ces chiffres sont contestés, et certains parlent de près d’un millier de victimes. Le bilan matériel est également significatif, puisque le bâtiment est aussi sévèrement touché. Juhayman al-Otaybi et ses 63 hommes encore en vie sont faits prisonniers.

– Je leur donne peu de chance face au tribunal.

– Effectivement, ils sont exécutés publiquement un mois plus tard. Pour autant, aussi paradoxal que ça puisse paraître, on peut considérer qu’il a gagné.

– Comment ça ?!

– La monarchie saoudienne a eu chaud aux fesses. Coup de bol, si on peut dire, l’attention internationale était à ce moment bien plus mobilisée par une autre prise d’otages, importante symboliquement même si d’une ampleur très inférieure : celle du personnel de l’ambassade américaine de Téhéran. Entre ça et la rétention d’information mise en place par les Saoudiens, la prise de la Mecque passe toutes choses égales par ailleurs relativement inaperçue. Mais c’est un avertissement sévère pour les Saoud. L’attaque participe d’un mouvement social et religieux réactionnaire profond, qui voit les prêtres conservateurs reprendre le contrôle sur les autorités politiques.

– A ce point ?

– Oui. C’est à ce moment que se dessine l’Arabie conservatrice et rigoriste que nous connaissons aujourd’hui. L’attaque de 1979 marque le coup d’arrêt à la modernisation du pays. Al-Otaybi demandait par exemple que les présentatrices disparaissent de la télévision, et de fait on n’en voit plus par la suite. Autre exemple, tu te souviens que les femmes saoudiennes ont très récemment gagné le droit de conduire, et que l’on a également commenté l’ouverture de plusieurs cinémas dans le royaume ?

– En effet.

– Eh bien il ne s’agit que de retours à la situation d’avant 1979. Enfin cet événement va avoir des conséquences majeures sur le monde entier, même s’il faudra un peu de temps pour s’en rendre compte.

– Lesquelles ?

– Je t’ai dit qu’au moment de l’attaque, il y avait des travaux sur la Grande Mosquée. Ils étaient réalisés par une importante société de BTP saoudienne, l’entreprise Ben Laden.

– Comme… ?

– Oui. Le jeune Ossama était sur place. Il dira plus tard avoir été profondément choqué par la profanation, par les militaires, du lieu le plus sacré de l’islam, alors qu’il était convaincu que la crise pouvait être réglée pacifiquement. C’est pour lui le signe… de la corruption et de l’illégitimité des autorités saoudiennes. Autrement dit on peut considérer qu’Al-Otaybi a fait au moins un disciple avec son attaque, et pas n’importe lequel.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.