Mon beau sapin, roi de la baston
– … C’est inépuisable, je te dis. La seconde guerre, c’est le festival des opérations militaires plus farfelues les unes que les autres. Foxley, tiens.
– Eh ben quoi Fosley ?
– C’était le nom de l’opération monté par les services britanniques pour aller dessouder Hitler au fusil à lunette dans sa baraque du Berghof, en juillet 44.
– Pas faisable, j’imagine.
– Oh si.
– Eh ben alors ?
– Eh ben alors les Alliés ont décidé qu’à choisir, il valait beaucoup mieux avoir Adolf à la tête de l’Allemagne qu’un autre type.
– Quoi ? Enfin mais pourquoi ?
– Parce qu’il était militairement nul.
– Oh.
– Tu as l’opération Unthinkable, aussi, que j’aime beaucoup. Britannique, toujours.
– Et qui consiste en quoi ?
– À déclarer la guerre l’Union soviétique.
– Pardon ?
– C’était un plan travaillé à l’initiative de Churchill qui s’inquiétait de la montée en puissance militaire et politique sidérante de l’URSS et donc de sa sphère d’influence au lendemain du conflit.
– Bien vu.
– Oh oui. Et ça tient plus du wargame que de l’opération… opérationnelle, disons, mais il a bel et bien demandé à ses services de plancher sur une attaque de l’URSS en juillet 45. Conclusion : si c’était mené de façon suffisamment rapide, ça valait le coup sur le plan géopolitique.
– Et il a renoncé pourquoi ?
– Parce que rien ne garantissait une issue rapide, justement, sans compter la lassitude des populations et des soldats après 5 ans de conflit mondial. Et qu’en cas d’échec d’une blitzkrieg à l’anglaise, les perspectives étaient franchement moches. Mais ceci, dit ce n’est pas ma préférée dans la catégorie « opérations que ça serait rigolo de simuler dans un jeu vidéo juste pour voir ce que ça donne ».
– Et le vainqueur, c’est ?
– Un arbre de Noël.
– Soit tu arrêtes de me prendre pour une courge et tu t’expliques soit je te tape avec disons, ce frigo.
– Du calme, c’est vraiment le nom de l’opération, allemande celle-ci : Tannenbaum. Comme dans « O Tannenbaum, O Tannenbaum / Wie treu sind deine Blätter / Du grünst nicht nur zur Sommerzeit / Nein auch im Winter wenn es schneit ».
– Oui ou comme « Mon beau sapin, roi des forêts », bougre de snob, on le saura que t’as fait allemand. Et ça consistait en quoi ?
– A faire envahir la Suisse par les armées du Reich à l’été 40.
– La Suisse ?
– Oui, la Suisse.
– Mais c’est un pays neutre, la Suisse !
– Oh oui. La Belgique aussi, elle était neutre. Et ça n’a pas franchement empêché Hitler de lui rouler dessus au début du mois de mai avant de continuer sur leur lancée à travers la douce France sans trop prendre le temps de regarder le paysage. Tout ça pour te dire que Hitler et le principe de neutralité, comment dire…
– N’empêche que je ne comprends toujours pas l’intérêt d’envahir la Suisse en chantant Mon beau sapin avec des petits guirlandes sur la calandre des Panzers.
Joyeux Noël, Félix !
– Il ne t’aura pas échappé que la plus grande partie des Suisses parlent allemand ?
– Certes pas.
– Bon : ben aux yeux des nazis, ça inclut de fait les Suisses au sein de la « race » allemande, soit exactement l’idée qui fait que Hitler a réclamé la région des Sudètes. « Si les gens parlent allemand, c’est à moi », pour schématiser à la truelle. C’est le principe du Lebensraum et de la Grande Allemagne depuis 1920 : dès la naissance du parti nazi, la Suisse est intégrée à l’ensemble politique et racial dont rêve Hitler, avec l’Autriche, les Sudètes, la Bohême, l’ouest de la Pologne, la Lorraine et l’Alsace… Dans sa version légèrement arrangée de l’histoire, ça correspond plus ou moins à l’ancien Saint-Empire romain germanique.
– Mais ils ne sont pas un trop démocrates pour lui, les Suisses ?
– Oula si, justement. Et ça va même plus loin : il n’y a strictement rien qui colle dans l’organisation de la Confédération, comparé à la vision du monde nazie. Une démocratie multilingue, la culture du consensus, la forte autonomie des cantons et une finance puissante qui dans l’esprit nazie et évidemment la preuve d’une influence juive… C’est à peu près le parfait opposé des théories politiques nazies, nettement plus verticales. Le Führer décide et si ça ne te va pas, prends un verre de rhum, une cigarette et va t’appuyer contre un mur au soleil. Une dizaine de gars ne vont pas tarder à venir te fusiller pour t’expliquer à quel point tu t’es trompé.
– Bon. Mais les Suisses non germanophones ?
– Aux yeux des Nazis, les petits États européens n’ont tout bonnement pas droit à l’existence. Le cas des Romands est vite réglé. Ils sont francophones et seraient donc rattachés à la France de Vichy puis traités de la même manière que les Français, en ennemis vaincus et vassalisés.
– Les Vaudois et les autres auraient adoré de se voir confondus avec les Français. C’est un beau Romand, c’est une belle histoire, qu’il se raconte là, ce bon Adolf.
– … Je…. Disons que l’indulgence sera de mise sur ce coup. Quant à la petite partie de la population de langue italienne, devine qui vient toquer à la porte ?
– Benito ?
– Tout juste. L’Opération Tannenbaum prévoit de céder le Tessin, à l’allié italien, voire les Grisons. Le tout dans le plus grand secret : en public, Hitler et Mussolini n’ont jamais cessé de réaffirmer leur respect de la neutralité helvétique.
– Et ils ont avalé ça, les Suisses ?
– Pas trop, non – et c’est le moment de rappeler que la neutralité suisse n’est pas franchement synonyme de naïveté. Dès l’arrivée de Hitler au pouvoir, le pays s’est préparé à toute éventualité et n’a pas cessé d’augmenter le budget de la défense. Et dès que ça commence à sérieusement partir en burette, autrement dit quand les grandes puissances commencent à se castagner à l’été 39, la Confédération désigne un général en chef, Henri Guisan. C’est lui qui organise la défense suisse, basée ben… Sur la défense. L’objectif est de rendre le pays plus ou moins étanche en bloquant les cols et les vallées qui permettent de pénétrer sur son territoire au nord, à l’est et à l’ouest du pays.
– Solide.
– Solide et sourcilleux. Les Suisses ne déconnent pas avec la neutralité, au point qu’ils ont descendu des avions allemands en mai 40.
– Non ?
– Oh si. Goering, le patron de la Luftwaffe, avait un peu vite décidé que l’espace aérien helvétique était à sa botte et donc demandé à ses bombardiers de couper par la Suisse au lieu de faire le tour. Ce que la Suisse a moyennement apprécié, au point d’en descendre un certain nombre.
– Attends. La Suisse a abattu des pilotes allemands pendant la deuxième guerre mondiale ?
– Oh oui : onze appareils abattus pour deux avions suisses, avant que tout le monde ne calme le jeu. Une redoutable efficacité qui s’explique par le fait qu’elle venait d’acheter une série de Messerschmitt 109 à… l’Allemagne.
– Hahahaaaaaa.
– Crois-moi, ça a moyennement fait rigoler Goering, persuadé de la supériorité absolue de la Luftwaffe sur les autres chasses aériennes en Europe. Et encore moins Hitler. La Confédération était méchamment dans le collimateur, en mai-juin 40.
– Et ils voient ça comment, l’invasion de la Suisse, les Nazis ?
– Eh ben pas franchement comme une partie de plaisir. Si tu es déjà allé te balader en Suisse, tu sais que le relief alpin fait que c’est déjà compliqué d’y circuler en temps de paix. Ajoute à ça une série d’ouvrages défensifs et de fortifications, c’est vite la guerre des montagnes, autrement dit un vaste bordel meurtrier. Conclusion des grosses têtes de l’état-major allemand : on verra ça plus tard, la priorité du moment est de péter la gueule des Français d’abord, des Anglais ensuite. Soit le programme du printemps et de l’été 40.
– Réussi à 50 % seulement.
– Exactement. La France tombe comme prévu mais l’Angleterre tient bon. Ce qui n’empêche pas les officiers nazis de continuer de bosser sur l’invasion de la Suisse en parallèle, mais disons que plus les semaines passent, moins le projet est prioritaire et plus les ressources allemandes sont concentrées sur le problème anglais. Les divisions allemandes spécialisées dans le combat en montagne sont ainsi entraînées dans la perspective du déclenchement de l’Opération Seelöwe, par exemple.
– Qu’est-ce que c’est ça, encore ?
– Le plan d’invasion terrestre de la Grande Bretagne, jamais lancé mais largement préparé.
– Je récapitule : Tannenbaum aurait dû être déclenché en juin 40 mais la résistance des Britanniques fait qu’on concentre la puissance militaire allemande dans la Manche, compris. Mais après, une fois que Hitler renonce à l’invasion de l’Angleterre ? Ils ne retrouvent pas du mou, les Allemands ?
– Pas tant que ça. Et d’une, Hitler est occupé à défoncer la Grèce parce que les armées de Mussolini n’ont pas été foutues d’envahir correctement un pays pourtant pas bien flambant sur le plan militaire. Et de deux, l’Allemagne a déjà en ligne de mire l’opération Barbarossa contre l’URSS, programmée en juin 41. Et de trois, on est à ce moment-là à quelques semaines de l’hiver 1940.
– Et ?
– T’as déjà essayé d’envahir la Suisse en hiver ?
– Ben j’ai bien envahi deux ou trois stations de ski à une époque, oui, et…
– T’as envahi pas mal de bars et vidé la totalité des stocks de vin chaud de Zermatt, je te l’accorde, mais tu m’accorderas que ça n’est pas tout à fait la même envergure stratégique. Du point de vue allemand, le jeu n’en vaut tout simplement pas la chandelle.
– Comment ça ?
– Le coût l’emporte sur les bénéfices. Tu dois mettre à genoux un État dont toute la population est préparée au combat, faire péter des forteresses alpines en pleine saison froide… C’est coûteux en tout : hommes, carburant, matériel… Pour y gagner quoi, au fond ?
– Ben un pays. Et un pays truffé de banques, si ma mémoire est bonne. Avec de la joncaille plein les caves.
– Ce n’est pas un western, Sam, c’est une guerre mondiale et c’est un peu plus complexe que de défoncer la porte à coup de tatanes avant de brailler « donne-moi la combinaison, de ton putain de coffre, cocksucker ! ». Tu mets la main sur l’or suisse ? Cool. Et après, tu penses que tu vas te faire prêter du pognon par qui pour assurer tes dépenses courantes, si tu commence par braquer des États entiers ? Le Portugal ?
– Ah. Oui. Je vois ce que tu veux dire.
– Honnêtement, on ne sait pas vraiment ce qui fait que la décision a été finalement prise de ne pas envahir la Suisse, qui serait sans doute tombée tôt ou tard vu la puissance de feu comparée, mais l’aspect financier a probablement joué, oui. Ça et le fait qu’une fois l’offensive lancée contre l’URSS, l’armée allemande avait autre chose à faire que de se préoccuper d’envahir un pays qui ne lui avait rien demandé.
2 réflexions sur « Mon beau sapin, roi de la baston »
– Comment ferez vous quand l’Allemagne décidera de vous attaquer, vous les suisses ? Ils sont 400000 et vous n’etes que 200000 !
– Nous tirerons deux fois puis nous rentrerons chez nous.
Très intéressant cet épisode de la guerre 39-45. Je ne connaissais pas du tout les velléités belliqueuses de l’Allemagne envers la Suisse.
Et je trouve les rochers truqués très ingénieux… et tellement plus pratiques que les trous de gruyère pour se planquer !!