Quand l’éthique tique

Quand l’éthique tique

– Non mais alors toi tu en penses quoi ?

– Euh…si tu peux vaguement me dire ce dont il est question.

– Oh là là, genre tu sais pas, faut tout t’expliquer.

– Ben là en l’occurrence…

– Mais siiiiiii, bien sûr. Ne me dis pas que tu es le seul à ne pas avoir passé ton diplôme d’épidémio-infectiologue en ligne depuis 15 jours.

– Ha. Alors je…

– Je veux ton avis sur la meilleure façon de constituer un cohorte de contrôleurs doublement aveugles, j’imagine que ça signifie qu’ils sont aveugles des deux yeux, mais ça revient à dire que simple aveugle c’est borgne, et entre nous c’est pas clair, et si on parle de cohortes, ben c’est comme chez les Romains, faut qu’ils marchent au pas, alors faire défiler des aveugles ça va pas être évident, donc je me disais que c’est possiblement la raison pour laquelle il faudrait aussi un ou deux simples aveugles, donc borgnes, pour les guider, vu qu’aux royaume des aveugles etc., mais tout ceci dit je ne vois pas en quoi des aveugles qui défilent vont faire des essais de médicaments. Bref, je nage dans la confusion.

– Me semble que c’est le moins qu’on puisse dire.

Et on n’a pas encore parlé de sa conception de « personnel médical »

– Tu ferais mieux de m’aider, plutôt que te moquer. Rends-toi utile, un peu.

– Ok. Tu veux qu’on parle d’expérimentations médicales ?

– Ben oui.

– Et de la meilleure façon de s’y prendre.

– Voilà. Ou…

– Oui ?

– Ben on pourrait aussi mentionner la pire, pour avoir un contre-exemple. Ca peut être utile, aussi.

– Ha. Fort bien. Alors mettons-nous d’accord d’emblée, les expérimentations médicales faites en dépit du bon sens ou de la morale, y’en a eu un certain nombre, et c’est sans compter toutes celles dont je n’ai pas la moindre idée. Donc je ne vais pas prétendre te faire un tableau exhaustif. Surtout qu’on trouve des exemples à ne pas forcément suivre dès les origines de la pratique médicale.

– Tu entends quoi exactement par les origines. Parce que ça remonte à loin, quand même.

– Précisément, l’Antiquité. Hérophile et Erasistrate, deux médecins grecs qui ont exercé à Alexandrie, où ils ont fondé une école de médecine au 3ème siècle avant notre ère. Alexandrie, à la différence des autres cités de l’époque, autorisait les dissections. Une pratique quand même assez utile quand on veut étudier l’anatomie.

– C’est bien de pouvoir regarder sous le capot.

– Exactement. Du coup nos deux compères mènent des études assez importantes pour l’époque, mais déjà ils seront accusés de pratiques expérimentales pour le moins contestables.

– A savoir ?

– On les accuse de ne pas toujours attendre que le sujet soit mort pour l’étaler sur la table.

– Tu veux dire…des vivisections ?

– C’est ça. Hérophile et Erasistrate auraient opéré sur des criminels, avec l’autorisation des autorités locales. Bon, pour être honnête, ces accusations viennent d’auteurs et médecins certes reconnus (Celse, Gallien, Tertullien), mais ils ne les écrivent que plusieurs siècles après les faits supposés. Donc va savoir si c’est vrai, ou s’il s’agit d’une légende un rien enflée, sachant que Rome n’était pas particulièrement favorable aux expérimentations même sur des sujets morts. La dissection sera d’ailleurs globalement bannie en Europe jusqu’à la Renaissance. Faisons donc un grand pas chronologique.

– Allez.

– Si tu te souviens bien, nous avons déjà mentionné le premier médecin crédité d’avoir mené une expérimentation clinique en bonne et due forme, c’est-à-dire avec un protocole robuste et qui serait encore considéré comme valide aujourd’hui.

– Mmm, c’était à propos du scorbut non ?

– Tout à fait. En 1747, le docteur James Lind prend 12 marins, les répartit en 6 paires, qui reçoivent chacune un produit précis afin de déterminer son efficacité dans la lutte contre le scorbut, ce qui lui permet d’établir avec certitude l’efficacité des jus d’agrumes. Avant quelques années plus tard de recommander aux équipages de consommer aussi de l’écorce de cinchona pour lutter contre le paludisme.

– Pour le coup, un médecin exemplaire.

– Effectivement. A noter que dans la même période, à savoir en 1752, la Grande-Bretagne adopte le Murder Act, qui n’est pas une loi autorisant les gens à se trucider, mais bien plutôt l’autorisation de disséquer les criminels exécutés, pour le plus grand bénéfice (scientifique) des facultés de médecine.

– Et le plus grand bénéfice financier des trafiquants de cadavres.

– Aussi. Et maintenant, laisse-moi te poser une question : pourquoi est-ce que tu te vaccines ?

– Sérieusement ? Ben pour me protéger des maladies, et aussi protéger le reste de la communauté.

– N’importe quoi, c’est pas…
– FERME. TA. GUEULE.

– J’entends bien. Mais pourquoi on dit « vacciner » ?

– Euh… C’est parce que…

– Ne te fatigue pas. Je vais te parler de la variole.

– Vraiment ?

– Il faut. La variole est, pardon pour le terme un peu jargonneux, une belle saloperie. Ce n’est pas la peste ou la malaria, mais on score quand même dans la catégorie dégueulasse. La maladie serait apparue il y a environ 5 000 ans, en gros à partir du moment où il y a eu des populations sédentaires suffisantes pour lui permettre de se développer. Elle pourrait avoir été responsable de plusieurs épidémies qui ont frappé l’empire romain aux premiers siècles de notre ère.

– A l’époque où on appelait toutes les grandes maladies peste.

– C’est ça. Ainsi, par exemple, il est possible que la peste antonine de 165 ait en effet été la variole. Qui est également appelée petite vérole, par opposition à la grande vérole, autrement dit la syphilis.

– Et qui est censée avoir une prédilection pour le bas clergé.

– En l’occurrence l’expression renvoie semble-t-il plutôt à l’autre vérole.

– Oooh.

– Cela dit la variole a une prédilection pour à peu près tout le monde. L’Europe subit des épidémies régulières à partir du 5ème siècle. En 1241, elle tue un tiers de la population islandaise. Et comme tu le signalais il y a quelque temps, la variole importe de l’Espagne vers le nouveau monde va faire des ravages aux Amériques.

– Ah oui, c’est le moins qu’on puisse dire.

– Cette cochonnerie fait des dizaines de milliers de victimes par an. A partir du 17ème siècle, des statistiques sont tenues en Europe. On sait ainsi qu’au 18ème siècle, en France, plus de 90 % de la population ont été touchés, avec 10 % de morts.

– Vache.

– Tu ne crois pas si bien dire.

– Comment ça ?

– Il existe une méthode pour tenter de s’en prémunir. Elle est attestée en Chine à partir du 16ème siècle, mais elle remonte peut-être  plus loin, et arrive en Turquie par les routes de la soie au tout début du 18ème. Il s’agit de la variolisation. L’idée est de repérer un sujet malade, mais pas trop, puis de récupérer un peu de pus au niveau des éruptions cutanées spécifiques de la maladie…

– Beurk.

– Faut ce qu’il faut. Avec ce pus, on se contamine, en espérant ne déclarer qu’une forme mineure, et être ainsi immunisé. Ca peut marcher, mais ça reste hasardeux. Il n’y a aucune garantie que le sujet contaminant qu’on a choisi ne va pas au final tomber gravement malade, et/ou que la forme contractée s’avère fatale.

– Pas idéal.

– Non. Il se trouve par ailleurs qu’il existe une forme bovine de la maladie, la variole de la vache. Egalement appelée vaccine. Comme chez l’homme, elle provoque l’apparition de pustules, notamment au niveau des pis. Mais elle est très sensiblement moins grave, pour les vaches comme pour les humains à qui elle est transmissible.

– Tant mieux pour les vaches et les fermiers, mais…

– Y’a pas de mais. En 1769, le médecin allemand Jobst Bose démontre que la consommation de lait de vaches contaminées induit une protection contre la variole. En 1774, c’est Benjamin Jesty, agriculteur britannique, qui permet à sa famille (femme, deux enfants) de développer une résistance à la variole grâce à la vaccine. Ce qui nous amène à Edward Jenner.

– Me semble que j’ai déjà entendu ce nom.

« Yo. »

– Ce ne serait pas surprenant, c’est une figure de l’histoire médicale. Mais on est aussi en droit de questionner un peu ses méthodes. Jenner est un médecin britannique, qui n’avait semble-t-il pas connaissance des initiatives de Bose et Jesty. Jenner remarque que les garçons de ferme et trayeuses ne contractent pas la variole, et formule l’hypothèse qu’ils sont protégés par la vaccine qu’ils contractent notamment via le pus au niveau des pis.

– Oui, bon ben jusque-là il n’a fait qu’arriver à la même conclusion que les autres.

– Certes, mais il décide de tester cette idée. Il se rapproche d’une jeune femme de ferme, Sarah Nelmes, qui a elle-même chopé la vaccine auprès de la vache Blossom.

« Hé, oh, l’avait qu’à pas me tripoter les mamelles, aussi. »

Jenner récupère donc du pus auprès de Sarah. Puis il va chercher un gamin du coin, James Phipps, 8 ans. Et il le contamine via scarification sur les bras.

– Hein ? Mais hé !

– Ben quoi, c’est la forme animale, c’est pas grave.

– Mais enfin quand même.

– Je suis d’accord, mais ce n’est que le début. James tombe malade, mais rien de grave, comme prévu. Maintenant s’agit de savoir si le gamin est protégé contre la vraie variole.

– Attends, me dis pas que…

– Si, précisément. Jenner le contamine, par variolisation. Deux fois, pour être sûr. Heureusement, il avait vu juste, et James Phipps possède bien désormais une immunité contre la variole. Histoire de vraiment bétonner sa découverte, Jenner répète l’expérience sur 23 sujets, dont plusieurs gamins, y compris le sien.

– Eh ben ils peuvent s’estimer heureux qu’il ait vu juste.

– Exactement. Jenner est le pionnier de la vaccination et le père de l’immunologie, et célébré à juste titre pour ça. Mais reconnaissons que ces méthodes sont discutables. Je veux dire, aujourd’hui ça passerait pas, pour le moins. Dans le même ordre d’idée, mais pire, je peux te proposer un autre « père » de la médecine dont le bilan mérite une sérieuse réévaluation.

– Il a inventé quoi ?

– Pas mal choses, il est considéré comme un des pionniers de la gynécologie. Et de fait, on lui doit des découvertes et avancées fondamentales. Le problème, c’est la façon dont il les a réalisées.

– Bon, tu excuseras mon ignorance en gynécologie, c’est qui ?

– James Marion Sims. Un médecin américain, né en 1813 en Caroline du Sud. Et qui fera sa carrière dans les états du sud, c’est un point assez important. En 1845, il reçoit une patiente, qui se plaint de douleur au pelvis après une chute de cheval. Sims réalise qu’il va devoir lui examiner le vagin.

– Sans blague ? J’ai dit que je n’étais pas expert, c’est pas la peine de me prendre pour une buse pour autant.

– Je ne blague pas, à l’époque examiner de près les parties intimes d’une femme est considéré comme vulgaire, un exercice répugnant pour un docteur. A l’université, ils étudient l’accouchement à partir de mannequins, et sont souvent diplômés sans avoir jamais vu une vulve.

« Va falloir ouvrir VRAIMENT grand. »

Donc Sims se résout à examiner sa patiente en contre-plongée. Mieux, il lui demande de ramener ses genoux vers sa poitrine, ce qui lui donne un bon angle de vue. Ca le conduira plus tard à formaliser la position dite « de Sims », toujours utilisée en gynécologie.

Euh, non.

Pour améliorer encore ses examens, Sims élaborera également les premiers modèles de spéculum.

– Tout ça c’est très bien, et pas particulièrement contestable.

– Entièrement d’accord. Revenons-en à sa patiente. Le docteur constate qu’elle l’utérus prolabé, autrement dit effondré : il n’est plus soutenu par les muscles et ligaments. Outre les accidents, c’est un problème qui peut être dû aux accouchements, notamment prolongés. Et qui est lié à un autre souci, les fistules vésico-vaginales. C’est quand tu as une communication, autrement dit une fuite, entre le vagin et la vessie, voire les intestins. C’est douloureux, et ça peut provoquer des infections. Sims se met donc en tête de traiter ce problème, par voie chirurgicale. Et c’est là que ça va se gâter.

– Comment ça ?

– Sims a besoin de sujets, sur lesquels opérer.

– Jusque-là ça me paraît logique.

– Il va donc s’en procurer.

– Wow, j’imagine que tu veux dire en recruter.

– Non. On est dans le sud. Le sud des Etats-Unis, au milieu du 19ème siècle. Il va donc aller chercher des esclaves souffrant de fistules. En les achetant ou les louant. Il note dans ses mémoires que c’est bien pratique comme ça, parce qu’il a ainsi toujours des sujets sous la main. Il dit aussi que ces femmes réclamaient les opérations pour se débarrasser de leurs douleurs, mais il n’est pas interdit d’avoir des doutes concernant un homme qui était tout à fait acquis aux thèses racistes des esclavagistes de l’époque.

– C’est-à-dire que si on commence à demander leur consentement à des esclaves.

– Voilà. Sims va ainsi opérer au moins 10 femmes entre 1846 et 1849. 10 femmes, mais beaucoup plus d’opérations. Au moins trois seront ainsi opérées à plusieurs reprises, dont une qui va passer sur la table pas moins de 30 fois.

– Trente ! Nom de…

– Le moment de préciser que ces procédures sont réalisées sans anesthésie. Certes, cette technique est alors encore récente et pas bien au point, mais enfin quand même. Possible que ça ait à voir avec le fait que Sims pensait, évidemment, que les Noirs n’éprouvaient pas la douleur comme les Blancs.

– Oh putain…

– Cela dit, une fois la technique au point, et elle est au point et efficace, il l‘a également pratiquée sur des Blanches, et il ne les anesthésiait pas davantage.

– Peut-être qu’en fait ce sont les femmes de manière générale qui ne ressentent pas la douleur comme les hommes ?

– Va savoir. Et pourtant en 1855, Sims fonde à New York le Woman’s Hospital, le premier établissement du pays dédié au soin des femmes. Puis en 1871, il en créé un autre après le refus de la direction du premier d’accueillir des patients cancéreuses.

– Oui ben les résultats n’excusent pas forcément les méthodes.

– Je suis bien d’accord. C’est la raison pour laquelle la place de Sims dans les livres d’histoire médicale, et son bilan, sont sujets à vifs débats et révisions.

Et quelques déboulonnages

A suivre

8 réflexions sur « Quand l’éthique tique »

  1. Chouette morceau, comme à l’accoutumée ! Frais, léger, et délicatement parfumé, ce qu’il faut pour une matinée de printemps.
    Bon, il y a un « ça » et un « on » qui sont restés confinés, mais on ne va pas chipoter.

    – c’est bien pratique comme, parce qu’il a
    – C’est-à-dire que si commence à demander

    Peut-être un « e » aussi.
    – La maladie serait apparu

    Mais ça n’enlève rien à l’ensemble, évidemment. Merci pour tout à tous les deux (même si on sait que vous ne faites qu’un, bien entendu)

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