Mortel avril
– Oh merde.
– Quoi ?
– On va encore avoir droit à une nouvelle version des Trois Mousquetaires.
– Ah. Et ça s’annonce mieux que d’habitude ?
– Oh oui. Enfin si t’as envie de voir ce que donnerait Les Trois Mousquetaires à l’Attaque du Train d’Or de Vera Cruz, oui.
– Mais qu’est-ce que c’est que cette merde ?
– Aaaaaah ça on attend avec impatience Vingt ans après dans les Black Hills et le Bon, la Brute et le Vicomte de Bragelonne mais dis-toi qu’on a fait pire. Et là, c’est français, monsieur.
– C’est censé me rassurer ?
– Je dis juste qu’il y avait des dirigeables à vapeur dans la dernière version hollywoodienne. Qu’est-ce que tu fais ?
– Je prends un billet pour aller botter des culs à Los Angeles. Mais je vais faire un petit stop pour expliquer à Vincent Cassel ce que je pense de sa fausse moustache.
– Il n’y est pour rien, tu sais.
– Rien à foutre, on respecte Dumas ou on subit mon ire. Et elle chausse du 43, mon ire.
– Tu sais que ce n’était pas non plus le champion du respect de la réalité historique, ce bon Alexandre ?
– RIEN A VOIR je te parle du respect du roman. C’est la France du 17e siècle, bordel, tu peux m’expliquer pourquoi ils ont une gueule à braquer une diligence avant d’aller cramer le saloon ?
– Ce qu’il te faut, c’est une véritable histoire de cape et d’épée.
– Avec des duels ?
– Oh pour ça tu vas être servi.
– Et des masques ?
– Non, ça c’est Zorro.
– Mais j’aime bien les masques.
– Et on a des heures et des heures de vidéo pour public averti qui en témoignent oui. Non pas de masques. Mais de la rapière et du poignard.
– Vendu.
– L’histoire se déroule sous le règne d’Henri III, fils de Catherine de Médicis et dernier des Valois.
– Pas le plus aimé, lui.
– Ah ça non. Il se traîne une de ces belles légendes noires comme le roman national en a le secret et il a surtout subi de son vivant une bien belle campagne de moqueries en tous genres, en général bien élégantes et axées sur ses dépravations. On a raconté que son amour pour sa sœur Marguerite – la reine Margot de Dumas – n’était pas tout à fait que fraternel, mais on a surtout répété partout qu’il avait un penchant pour les garçons. Tu vois Ronsard ? Le poète pour les listes de lecture du bac ?
– Mignonne allons avoir si la rose tout ça ?
– Lui-même. Ben quand Ronsard ne faisait pas dans la mièvrerie, il faisait dans le pamphlet et on lui doit entre autres ce sommet de critique politique sous forme de quatrain : « Le roi comme l’on dit, accole, baise et lèche / De ses poupins mignons le teint frais, nuit et jour / Eux pour avoir argent, lui prêtent tour à tour / Leurs fessiers rebondis et endurent la brèche ».
– Classe.
– Toujours. Bref, Ronsard est loin d’être le seul à répandre ragots et racontars sur Henri III qu’on dit efféminé parce qu’en des temps quelques peu rudes, il ne donne pas franchement la peine de sacrifier aux rituels virils qu’on associe aux princes de sang. La chasse ? il s’en cogne. Puer sous les bras ? Merci mais non : il se parfume et affiche un goût de l’hygiène assez rare. Il ajoute à ça une élégance affectée et une nonchalance ennuyée, doublée un sens aigu de la provocation. Grand, élancé, il arbore des fraises extravagantes, porte des boucles d’oreille, organise deux bals par semaine au Louvre. Excellent danseur, très fine lame, il a un trait de caractère plutôt rare dans sa famille : la violence, très peu pour lui. Le tout doublé d’un croyant baigné d’humanisme, capable de se retirer sans crier gare dans un monastère pour s’y mortifier physiquement et moralement. Un homme complexe, quoi.
– Le genre angoissé par le poids du pouvoir ?
– Épisodiquement, oui. Mais bref : Henri III affiche un comportement que beaucoup jugent un peu trop éloigné de ce qu’on attend d’un souverain, supposé incarner la force virile. Comme Henri III s’entoure d’une cour de jeunes gens turbulents et aussi affectés que lui, les mauvaises langues s’en donnent à cœur joie au sujet des fameux Mignons.
– Jeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee suis mignon mignon mignOUAILLE.
– J’ai préféré aller directement à l’essentiel, Sam. René la Taupe, c’est non.
– On ne peut plus rigoler.
– Nan. Les Mignons sont les favoris du Roi. La même racine a donné le mot anglais « minion », soit « serviteur ».
– Haaaaaaan.
– Voilà. Un Mignon n’est à l’origine qu’un proche confident du roi. C’est avec Henri III et grâce à l’effort de propagande de ses adversaires qu’on commence à leur associe l’image du courtisan parasite et efféminé.
– Moche.
– Non, Mignon. Ecoute, un peu.
– Non mais je veux dire c’est moche.
– Ben oui, parce que ce sont d’abord et avant tout de foutus cinglés.
– Hein ?
– Les Mignons d’Henri III, ça rappelle un peu une bande de jeunes chiens fous et dangereux. Des jeunes gens de haute lignée, mais des provocateurs nés, hautains, bien conscients de leur supériorité sociale et intellectuelle, bien conscients aussi de naviguer en eaux troubles. Sans tomber dans le cliché du repaire d’assassins, du complot permanent et des intrigues à tiroirs, le Louvre est de fait un endroit dangereux, au 16e siècle. Oh ça pour se balader poudrés et fringué à la dernière mode dans la catégorie extravagante, il y a du monde. Mais derrière les boucles d’oreilles et les fraises extravagantes, les Mignons sont surtout dangereux comme des rasoirs, drogués à la politique et à la chasse aux places, toujours inquiets d’une possible disgrâce, toujours méfiants, toujours affûtés et aux aguets. Tout est signe, tout compte, tout les irrite dans la danse du pouvoir.
– Le problème quand on entretient un entourage de ce genre-là, c’est que les jalousies peuvent vite partir en quenouille.
– Exactement. Et à force d’élever au grain et en vase clos des courtisans susceptibles, arrive donc ce qui devait arriver, le 27 avril 1578. La veille au soir, le favori du roi, Caylus, s’est moqué d’un autre Mignon en légère disgrâce, Entraguet.
– Sur quel sujet ?
– Il sortait de la chambre d’une dame « plus douée de beauté que de chasteté » à en juger par le témoignage d’une langue de pute. On s’offusque, on s’emballe, on monte sur ses ergots, on fait la roue, on clame des trucs sur l’honneur, on demande réparation, bref ; tout le monde s’énerve : rendez-vous est pris pour réparation le lendemain à cinq heures, au marché aux chevaux – l’actuelle place des Vosges, à deux pas de l’endroit où Henri II s’est fait tuer d’un coup de lance dans l’œil. Caylus et Entraguet repartent remontés comme des pendules, chacun avec son groupe de partisans.
– Et à l’aube du 27 avril…
– A l’aube du 27, chaque duelliste – les « appelants » – arrive avec ses deux témoins, tous plus nerveux qu’un pois chiche sur un tambourin. Maugiron et Livarot pour Caylus, Ribérac et Schomberg pour Entraguet.
– Ce qui nous fait six Mignons.
– Dont le plus âgé n’a pas 25 ans, oui. Personne n’a beaucoup dormi et tout le monde est déjà fumasse et armé jusqu’aux dents, sauf un, Ribérac, qui tente désespérément de raisonner tout le monde sur l’air du enfin mais mes amis tout ceci est débile.
– Ben faut reconnaître…
– Oh sur le fond oui. Mais c’est l’ONU à lui tout seul, ce pauvre Ribérac. Non seulement sa tentative de médiation échoue lamentablement mais plus il tente de calmer le jeu, plus tout le monde s’énerve en ressortant les vieux dossiers. Et d’un duel à deux, on passe à trois duels de deux. Ou un duel à six.
– Bien joué Ribérac.
– Le plus fou, c’est que les six Mignons sont certes armés offensivement mais pas défensivement.
– Pas de cuirasse ?
– Aucune, même de cuir. « Chascun d’eux montra le bon voloir qu’ilz avoient de se combattre l’ung à l’aultre, montrant l’estomac decouvert pour faire veoir qu’ilz n’estoient armez que de leur peau ». Tous ne sont vêtus d’un simple pourpoint de tissu au moment où on commence à dégainer. Les dagues et les épées sortent, des lames fines en acier, longues de presque un mètre, avec de belles gardes torsadées. Ça va vite, c’est léger, maniable. Ça siffle et ceux qui ont eu la chance d’en tenir une connaissent cette impression de souplesse et de légèreté qu’elles donnent, mais savent aussi que ce sont des armes difficiles à maitriser. Il faut des années de pratique pour apprendre à s’en servir.
– Et ça tombe bien…
– … ils ont des années de pratique, oui. Les hommes qui se tournent autour ne sont pas des maîtres d’arme et ce ne sont pas même les escrimeurs les plus réputés de Paris, mais ce sont des pratiquants bien entraînés, disons. On n’est pas chez les minimes, en gros et du coup paf, générique, ça peut démarrer : « tous la main à l’espée commancerent à larder l’ung l’aultre et à qui mieux mieux ».
– Non, ça tu l’inventes, le qui mieux mieux.
– Du tout, ça sort des Mémoires de Claude Haton, curé briard et témoin du temps, et qui es-tu pour critiquer un curé briard ?
– Pardon. Et ça peut durer, j’imagine ?
– Alors pas du tout, dans la mesure où les rapières pouvant frapper de taille ou d’estoc – de la pointe ou par le tranchant de la lame – les moindres blessures sont vite problématiques quand on ne porte aucune protection. Prends Ribérac, qui se rue sur Maugiron : boum, au tas, c’est réglé en un coup et Maugiron meurt dans l’instant.
– Merci d’être venu.
– Oh oui, sauf que là où c’est beau, c’est que Ribérac est tellement parti comme un calut qu’il s’empale au passage sur l’épée de son adversaire. Comme un papillon.
– Ou comme un gland, en tout cas.
– Si tu veux. Ce qui nous fait donc un mort et un blessé grave après exactement une seconde de combat. Schomberg, lui, découpe littéralement le front et le visage de Livarot d’un coup de taille. Mais la riposte est fulgurante, malgré la douleur : estocade en plein cœur. Hop, un mort et un mutilé de plus. Le dernier couple de combattants réunit les deux seuls combattants qui étaient censé s’étriper ce matin-là : Caylus et Entraguet. Et c’est le seul des trois duels qui va durer un tantinet. Caylus, qui a oublié sa dague, est forcé de parer avec son bras nu.
– Oh mais bordel.
– Comme tu dis. Forcément, ça devient un tantinet asymétrique entre des duellistes de niveau comparable et Entraguet se fait plaisir : il lui porte dix-neuf coups tandis que lui n’est atteint qu’une fois. Caylus finit par s’effondrer.
– Ce qui si je compte bien nous donne deux morts, un blessé léger et trois blessés graves.
– Sauf qu’au matin du jour suivant, « le bilan s’est alourdi », pour reprendre l’expression consacrée. Ribérac meurt dans la nuit. Caylus, lui, va agoniser plus d’un mois avant de passer la rapière à gauche, au grand dam d’Henri III qui passe son temps près de lui : « Il lui portait les bouillons lui-même, ayant promis 100000 francs aux chirurgiens s’ils le lui pouvaient guérir, et à ce beau mignon 100000 écus pour lui faire avoir courage, nonobstant lesquelles promesses il mourut, ayant toujours à la bouche ces mots : « Ah mon roi, ah mon roi », sans parler autrement de Dieu et de sa mère. » Livarot s’en tire avec une cicatrice sur tout le visage. Entraguet, qui est à peu près le seul à s’en sortir sans dommages lourds, s’empresse de se réfugier chez les Guise pour y chercher une protection contre Henri III qui n’est pas QUE triste : il est aussi bien bien fumasse.
– J’imagine que ça fait la Une ?
– L’équivalent 16e siècle, oui, et le bouche à oreille – pardon, « le commung bruict » – fait le reste. Les contemporains sont effarés par la violence d’une histoire qui a expédié quatre des jeunes loups les plus prometteurs de la cour ad patres, en un clin d’œil. Et la condamnation est pour une fois unanime, d’autant que certaines règles fondamentales du duel ont été expédiées aux orties, tout ça au beau milieu d’une des rares années de paix que connaît le royaume de France depuis le début des guerres de religion. Qu’Entraguet ne renonce pas au duel alors que Caylus est venu sans sa dague est jugé lamentable. On reproche aussi aux témoins de s’être battus : même Montaigne s’en mêle dans les Essais, où il condamne sans réserve ce qu’il voit comme une lâcheté d’une part – la couardise des deux duellistes les amenant à faire appel à leurs compagnons – , une pratique étrangère venue de chez ces fous d’Italiens d’autre part. Quant au fait qu’aucun n’ait porté de protection, c’est vu comme une marque d’orgueil et de jusqu’au-boutisme. Pour la plupart des commentateurs, se battre sans cuirasse est réservé au vulgaire puisque ça consiste à se comporter « comme des sanglierz, lesquels transportez de rage s’enferrent eux mesmes dans l’epieu » pour citer le Discours sur les duels de Pierre de Brantôme. Évidemment, les opposants d’Henri III en font des caisses sur l’air du « ça montre bien que cette cour est complétement givrée ».
– L’occasion était trop belle.
– Voilà. Ce n’est pourtant ni le premier ni le dernier des duels de courtisans, mais il est assez spectaculaire pour faire bouger les lignes et faire naître une conception nouvelle : l’idée que se battre à mort est un crime de lèse-majesté puisqu’on prive le roi d’hommes de valeur.
– C’est… tordu. Logique, d’une certaine manière, mais tordu.
– Et ça ne marche pas, surtout – enfin pas tout de suite : Richelieu et Louis XIII calmeront dans une certaine mesure le jeu un peu plus tard, mais entre 1588 et 1608, le maitre d’armes contemporain Pierre Lacaze estime que 10 000 gentilhommes sont morts en duel.
– Mais non ?
– Mais si. Je ne sais honnêtement pas comment il en est venu à ce calcul, mais ça ferait 500 morts par an.
– La vache…