On a dit dans les yeux
– Eisenstaedt ? Jamais entendu parler.
– Je te promets que si. Au moins de son travail de photographe.
– Aucune chance. Je n’y connais strictement rien en photo.
– Peut-être, mais tu t’y connais en étoiles.
– Eh bien écoute puisque tu en parles, je reconnais bien modestement que j’ai lu deux ou trois trucs un peu compliqués pour le commun des mortels en astronomie, c’est gentil de le reconn…
– Etoiles au sens de stars. Par exemple, je sais pertinemment l’effet que produit sur toi une photo de Sophia Loren ou de Marylin.
– Ben oui, une réaction d’ordre purement esthétique qui…
– Sam, il a fallu une pleine baignoire d’azote liquide pour te refroidir quand tu as vu Hier aujourd’hui et demain pour la première fois.
– C’est très exagéré, comme d’habitude.
– Avec des glaçons et une bouée canard, j’ai les photos et les négatifs en lieu sûr. Mais ceci dit, Alfred Eisenstaedt n’a pas passé sa carrière à photographier les actrices les plus célèbres. Il a passé sa vie à se balader tout autour de la planète pour photographier les événements majeurs de l’époque, essentiellement pour Life. Le photoreportage dans toute sa splendeur avec quelques sacrés moments historiques au compteur, dont « The Kiss », l’une des photos les plus emblématiques [1] de la victoire alliée en 1945. Celle du marin penché sur une jeune femme en uniforme d’infirmière.
– Vu.
– Je t’avais dit. Eisenstaedt bossait ce jour-là mais il devait avoir une raison particulière de se sentir particulièrement joyeux de la défaite de l’Allemagne nazie.
– Encore un peu plus heureux que le pékin lambda ce jour-là, tu veux dire ?
– Oui, parce qu’Eisenstaedt était juif et allemand. Autant te dire que dans les années 30, ce n’était pas particulièrement la combinaison idéale, même quand on était déjà un photoreporter de l’Associated Presse depuis 1929. En 1933, quand Hitler arrive au pouvoir, Eisenstaedt est un professionnel déjà reconnu et bien installé au bureau de l’agence à Berlin.
– Aux premières loges pour voir l’antisémitisme nazi faire des ravages, quoi.
– Exactement et Eisenstaedt ne tardera d’ailleurs guère à plier les gaules en 1935 avec toute sa famille, direction les Etats-Unis. Mais pour l’heure, en 1933, il bosse encore normalement. Les nazis viennent tout juste de prendre le pouvoir et affichent une certaine respectabilité sur la scène internationale. Tout ce que le Reich compte de ministres et de diplomates fait des ronds de jambe dans les grandes rencontres internationales, bien polis et bien raisonnables et tout. C’est d’ailleurs dans ce genre de réceptions de l’ambassadeur que Eisenstaedt va réaliser un de ses clichés les plus dingues.
– Un cliché dingue, dans réunion diplomatique ? À part une belle perspective de balais coincés dans des culs, j’ai du mal à voir ce qu’il peut y avoir de croustillant à photographier.
– Et pourtant. En septembre 1933, Eisenstaedt est envoyé par Life en Suisse pour y couvrir la conférence mondiale pour le désarmement de la Société des Nations, un dispositif diplomatique semi-permanent qui a démarré l’année précédente et qui tente d’arriver à une désescalade des tensions en Europe et dans le monde. Eisenstaedt est accrédité comme beaucoup d’autres photoreporters et fait donc son boulot.
– Prendre des photos.
– Exactement. Et devine qui est l’un des dirigeants les plus en vue de la conférence ?
– Hitler ?
– Il n’est pas là. Non, ce bon vieux docteur Goebbels.
– Ah. Monsieur Propagande.
– Le patron du RMVP, plus exactement. Le Reichsministerium für Volksaufklärung und Propaganda, ou ministère de l’éducation du peuple et de la propagande – tu noteras l’intérêt de l’intitulé.
– Ah mais le mot propagande est carrément assumé ?
– En 1933, il n’a pas la même connotation négative qu’aujourd’hui. Bref, Goebbels est là et bien là, content comme tout d’être accueilli à la table des puissants de ce monde et traité en égal. Côté cour, Joseph Goebbels est tout sourire. Côté jardin, il manœuvre pour défendre les intérêts nazis, ce qu’on pourrait résumer par « endormir tout le monde le temps de se préparer à exterminer les Juifs et à rouler sur la gueule de toute l’Europe ».
– Vaste pogrom.
– Voilà.
– Ceci dit, j’ai du mal à imaginer Goebbels avec un grand sourire.
– Et pourtant. Tiens, regarde : charmant, non ? Civilisé, courtois, l’image même de l’homme d’état accessible et humain, non ?
– Ah oui La propagande commence par sa propre image, apparemment.
– Cette photo ne vient pas de ses services, elle a été prise par Eisenstaedt dans les jardins qui entourent le lieu de la conférence. Mais ce n’est pas celle dont je te parlais – tu te souviens du détail dont je t’ai parlé à propos d’Eisenstaedt ?
– Il est juif ?
– Oui. Et ça, c’est la photo qu’il a pris au moment où Goebbels vient de l’apprendre, peut-être informé la seconde précédant le cliché par le type qui se tient debout derrière lui, à savoir son secrétaire privé Walter Naumann.
– Oh putain.
– Impressionnant, hein ? Il faut toujours se méfier des reconstructions a posteriori avec l’image, mais c’est franchement difficile de ne pas y lire autre chose que de la haine à l’état pur – c’est d’ailleurs le titre du cliché, « Eyes of Hate ». Et il n’y a pas que le regard – regarde la posture, recroquevillée, les mains crochetées sur les accoudoirs… Tu t’attendrais presque à ce qu’il donne l’ordre d’exécuter Eisenstaedt dans la seconde suivante.
– Et Eisenstaedt l’a vécu comment ?
– Dans sa biographie, bien plus tard, il est revenu sur cette photographie et s’est contenté de dire ceci : « on m’a demandé comment je me sentais en photographiant ces hommes. Bien sûr, pas si bien que ça mais quand j’ai un appareil photo dans la main, je n’ai pas peur ».
– Wow.
– Et il avait de l’humour, le père Eisenstaedt, parce qu’il s’est amusé à expliquer qu’à la réflexion, il aurait volontiers baptisé ce portrait « From Goebbels with love ». Ceci dit, je me demande quel rôle a joué ce cliché dans la décision d’Eisenstaedt de quitter l’Allemagne deux ans plus tard, une décision qui lui a très, très probablement sauvé la vie. Parce que lorsque c’est Goebbels en personne qui t’as dans le collimateur, il y a moyen que tu ne fasses pas de vieux os quand on commence à faire partir les Juifs par trains entiers vers les camps de la mort.
– Il est glaçant, ce cliché.
– Oui. Heureusement, longtemps après que Goebbels se soit envoyé une balle dans le crâne dans un bunker de Berlin en mai 1945, Eisenstaedt a eu l’occasion de croiser d’autres regards et d’autres sourires.
[1] Et les plus problématiques dans la mesure où la jeune assistante dentaire n’avait rien demandé avant de se faire embrasser de force par un marin bourré pour devenir malgré elle l’image romantique par excellence de la liesse populaire. Romantique mon cul.
3 réflexions sur « On a dit dans les yeux »
Voilà bien un digne émule de de Laurent D., vous avez dû apprendre l’Histoire dans Métronome, ce n’est pas possible autrement ! Par quelle manipulation éhontée voulez-vous nous faire passer « The kiss » pour une célébration de la victoire sur les nazis alors qu’il s’agit de la victoire sur les Japonais le 14 août 1945 !
(Bonjour, j’aime toujours beaucoup ce que vous faites, c’est juste pour la forme, je ne fais que passer, ne faites pas attention, et puis j’ai pris soin de ne pas mettre son nom en entier, quand même)
Merci beaucoup 😉 (de ne pas l’avoir cité aussi)
Ce regard… effroyable.
Bien sûr qu’il y a de la reconstruction. Mais c’est glaçant.