Préjugés coupables
– Salutations.
– Je t’en prie, rentre.
– Merci. Seigneur, mais qu’est-ce que ceci ?!
– Oh ça va, mes chats ont un problème de poids, on va pas en faire un fromage.
– Mais non, je ne parlais pas de ça.
– Quoi, le ménage ? Hé, je progresse, je branche l’aspirateur maintenant.
– Ne cherche pas à détourner l’attention. Il est évident pour tout observateur attentif que je suis entré dans l’antre d’un déséquilibré.
– Depuis le temps qu’on se connaît, j’imagine que tu avais déjà de solides soupçons, quand même.
– Certes.
– Qu’est-ce qui m’a trahi cette fois ? Le livre sur le cannibalisme à côté du recueil de recettes ?
– Le livre sur…ah oui, tiens, j’avais pas vu. Non, là, cet objet à la géométrie étrange, indice indiscutable d’un culte impie !
– Attends, le d20 ?
– Exactement. Et à côté, qu’est-ce sinon l’arme avec laquelle les futurs tueurs s’entraînent chez eux avant d’aller commettre leurs massacres de masse ?
– Ma console ?
– Tout juste ! Je te tiens, ordure. La nuit tu profanes des cimetières, le jour tu tires sur des écoles, hein ?
– Non mais enfin, pas toi. Tu vas pas te mettre aussi à relayer ces âneries.
– Mais non, je te taquine. Je serais bien mal placé.
– Je me disais aussi.
-Attention, hein, il y a des crimes innommables dans le domaine des jeux vidéos, mais en général ils sont plus le fait des studios. Par exemple, prenons les équipes de Blizzard en charge du développement des persos Overwatch…
– Ils méritent le bâton, mais on n’a pas la journée.
– C’est vrai.
– Et puis entre nous, ces idées idiotes selon lesquelles tel ou tel loisir pousserait au crime, on les entend déjà tellement, t’as pas besoin d’en rajouter. Même pour rire. Chaque fusillade aux Etats-Unis, on ne manquera pas de t’expliquer que le tueur faisait des jeux vidéos, en dépit du bon sens. Pour le jeu de rôle, ça fait maintenant quelque chose comme 40 ans que des ahuris prétendent que ça rend les joueurs asociaux, alors que c’est par définition une activité de groupe, que ça les coupe dangereusement de la réalité, voire qu’il s’agit tout bonnement d’un culte sataniste.
Tu te rends compte, 40 ans !
– Mon pauvre ami, c’est bien plus ancien.
– Non mais je sais bien que le jeu de rôle c’est plus ancien.
– Je ne te parle pas du jeu de rôle, mais de la tendance à attribuer au dernier divertissement en date les pires défauts. On peut remonter plus loin.
– Je sens que tu as un exemple.
– Et pas n’importe lequel.
– Lequel ?
– Ben pas n’importe lequel. Le roi des jeux.
– Je ne suis pas bien versé en aristocratie ludique.
– Si je te dis un jeu qui représente à la fois un sommet de sophistication intellectuelle, un modèle de raisonnement tellement remarquable que ses bienfaits vont bien au-delà de sa seule pratique, une école sans pareille de la stratégie, l’arène dans laquelle se déploient des réflexions d’une complexité étourdissante, le loisir qui te pose d’emblée son pratiquant comme un esprit affûté ? Le raccourci narratif pour signifier maître-esprit, affrontement titanesque et impitoyable, combat retors entre deux adversaires implacables ? Aussi, on appelle les meilleurs joueurs « grands maîtres » et c’est quand même la classe ?
– Tu veux dire…les échecs ?
– Précisément, les échecs. Et quand on parle de jeu ancien, ils se posent là. Les échecs auraient autour de 1 500 ans, mais difficile d’avoir une date précise. Ou un lieu, d’ailleurs. L’origine pourrait être la Chine, l’Inde, ou la Perse. Le nom vient du persan, et renvoie au terme shah, c’est-à-dire roi. La formule « échec et mat » est dérivée de l’expression « le roi est mort », ce qui rappelle si besoin que le but ultime est d’aller buter le chef de l’armée ennemie. L’invention des échecs est entourée de plusieurs légendes. J’imagine que tu es familier avec celle relative à la récompense de son créateur ?
– Euh, oui, évidemment, mais je préfère quand c’est toi qui racontes.
– Nous devrions l’invention des échecs au sage indien Sissa, à la demande de son roi qui cherchait un moyen de se distraire. Le souverain, enchanté qu’on lui propose un amusement dont le principe est de trucider un roi, aurait demandé à Sissa de choisir sa récompense. Le sage lui aurait alors demandé de poser sur la première case un grain de riz ou une pièce d’or, ce qui revient au même…
– Ah ben quand même. Si je devais choisir à être payé en or ou en riz, je n’hésiterais pas.
– Je veux dire par là que dans l’une ou l’autre des hypothèses, Sissa fait péter la trésorerie royale au-delà de l’imaginable. Il demande donc un grain ou une pièce sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, huit sur la quatrième, et ainsi de suite.
– Ca semble raisonnable.
– Le roi pense la même chose, en quoi il se trompe lourdement. En procédant ainsi sur un échiquier qui compte 64 cases, on finit avec des chiffres astronomiques. Au total, il faut 18 446 744 073 709 551 615 unités. En riz, ça fait des centaines de milliards de tonnes.
– Il aurait dû prendre le temps de faire quelques calculs, le roi.
– Oui, même chez les Indiens dont les légendes manient allègrement les zéros, ça va piquer. Toujours est-il que les échecs sont pratiqués au Moyen-Orient, puis arrivent en Europe avec les conquêtes arabes. Le jeu y connaît plusieurs évolutions, qui concernent notamment les mouvements du fou, qui est un évêque chez les anglophones, et de la reine.
Le jeu se répand dans la noblesse et la bourgeoisie, et tout va pour le mieux.
– Ben alors, pas de souci.
– Attends. Les échecs n’ont pas encore conquis le monde. Notamment le nouveau monde. Si un Benjamin Franklin était joueur, la pratique reste peu développée dans les jeunes Etats-Unis. Et puis au milieu du 19ème siècle, l’Américain Paul Morphy défait les plus grands maîtres européens. La nouvelle fait grand bruit aux Etats-Unis, où il est accueilli triomphalement (le moment de rappeler que dans l’Amérique du 19ème siècle on s’ennuyait tellement ferme qu’on pouvait s’enthousiasmer pour les spectacles les plus discutables). Le retentissement est tel que les Etats-Unis connaissent un réel engouement pour les échecs. Les clubs poussent comment des champignons. Ce que déplore vertement la revue Scientific America, qui parle d’une mode pernicieuse.
– Et pourquoi donc ?
– Je cite : « les échecs ne sont qu’un amusement pour esprits inférieurs, qui soustrait l’esprit à des occupations plus nobles, sans apporter par ailleurs aucun bénéfice pour le corps ».
Tu as même droit à un argument d’une mauvaise foi consommée, et que l’on peut ressortir régulièrement pour tout : Shakespeare ou Newton ne jouaient pas aux échecs, regardez ce qu’ils ont accompli.
– Einstein n’a jamais joué à Fortnite, donc…
-Exactement. Les échecs n’apportent aucun nouvel élément à l’esprit, ni ne génèrent aucune pensée remarquable.
– Faut quand même le sortir.
– En fait, tu retrouves au 19ème siècle à propos des échecs toute la gamme des reproches adressés aujourd’hui aux jeux modernes, quoi qu’on en pense sur le fond. Sauf qu’en l’occurrence on parle des échecs, dont il ne viendrait à l’idée à personne de prétendre aujourd’hui qu’ils rendent idiot ou incitent à la violence. Pourtant ça a été dit.
– On a dit que les échecs incitaient à la violence ?
-Mais oui. Reprenons la liste des récriminations. Tout d’abord, comme l’écrit un médecin en 1883, les échecs sont nuisibles aux relations sociales : deux glands restent silencieusement face-à-face pendant des heures sans rien dire, au lieu de discuter ou de joueur aux cartes avec leurs amis.
– Parce que jouer aux cartes, en revanche, c’est mieux ?
– Exactement. Pour ceux qui critiquent les nouveaux divertissements, ce qui se fait déjà est toujours supérieur, même si on pourrait arguer que ça revient plus ou moins au même. A l’époque, le jeu de carte à la mode est le whist. Il a été inventé au 18ème siècle, et sans aller dans les détails la valeur des cartes varie au cours de la partie, selon un système d’enchères. Les tenants du whist en concluent que l’exercice exige une gymnastique mentale bien supérieure, là où les règles des échecs ne changent pas au cours du jeu.
– Ouais, c’est pas comme si être un grand maître impliquait d’élaborer des scénarios en arborescence sur plusieurs dizaines de tours en jonglant avec des centaines de possibilités.
– Ben non. La cause est entendue, le whist c’est intelligent, alors que les échecs c’est pour les benêts. A noter en passant que l’une des règles du whist est le silence, ce qui conduit à pénaliser les joueurs qui parlent. Mais c’est pas grave, c’est un jeu convivial, alors que se faire face-à-face au-dessus d’un échiquier c’est la fin de la sociabilité.
– C’est remarquablement cohérent.
– Même quand les critiques des échecs admettent que ça demande un peu de réflexion, c’est une réflexion de piètre qualité. Les joueurs feraient mieux de lire et étudier plutôt que de rechercher fiévreusement une « victoire » chimérique. Jouer aux échecs, c’est se consacrer à la poursuite égoïste et asociale d’une guerre. D’une guerre et au final d’un assassinat, il y a donc des gens qui s’inquiètent réellement des effets de la pratique des échecs sur les jeunes.
– Tu veux dire…
– Mais oui, en pratiquant cette simulation martiale (d’un réalisme étourdissant, avec ses cavaliers qui sautent en L par-dessus les rangs ennemis, ses tours qui bougent, et ses fantassins qui ne savent pas reculer), les jeunes risquent de devenir violents.
– On entend régulièrement parler de ces tournois qui finissent en pugilats.
– Non, tu confonds avec le chess boxing. Et puis même si ça ne va pas jusque-là, le joueur d’échecs finit pas être tellement obsédé qu’il ne pense plus qu’à ça, vit dans un monde totalement focalisé sur son passe-temps, ignorant le reste. Y compris les sujets les plus importants. Un livre sur l’histoire des échecs publié en 1804 inclut ainsi un chapitre qui appelle les lecteurs à la plus grande prudence, en leur racontant les histoires édifiantes de certains joueurs notoires.
– Par exemple ?
– Guillaume le Conquérant, qui se serait brouillé avec le prince de France à cause d’une partie d’échecs. Ou le calife de Badgad Al Amin, tellement focalisé sur une partie qu’il aurait négligé de défendre la ville contre l’attaque de frère (Al Mamoun) et aurait dû être soustrait à l’échiquier de force. Avant de finir décapité.
– Ah ben le roi est mort là, pour le coup.
– Effectivement. Toujours est-il qu’on peut raisonnablement conclure que toute nouvelle forme de divertissement court le fort risque d’être accusé d’encourager les pires penchants de la personnalité, tout en ruinant la société d’une façon ou d’une autre.
– Ouais. C’est pas glorieux.
– Non, mais on peut aussi être optimiste : le simple fait d’évoquer ces critiques sur les échecs est aujourd’hui risible.
– C’est vrai. Si ça se trouve, on attend un siècle, et les jeux vidéos seront considérés comme le sommet du sport cérébral.
– Candy Crush, quand même.
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Si vous êtes disposés à courir tous les risques pour votre santé mental et votre entourage en combinant les deux vices que sont les échecs et les jeux vidéos, espèces de psychopathes, l’auteur de ces lignes vous recommande chaudement Chessaria : the Tactical Adventure. Non seulement il actualise joliment le principe de Battle Chess, c’est-à-dire un jeu d’échecs animé d’inspiration médiévale-fantastique, mais il propose également un mode campagne. Oui, campagne. D’échecs. Avec des missions qui sont en fait des parties avec des configurations particulières (échiquier irrégulier, compositions alternatives des armées, cases spécifiques à capturer, etc.). Sympa comme tout.
4 réflexions sur « Préjugés coupables »
La meilleure critique des échecs c’est celle de Roubaud, Perec et Lusson dans le petit traité invitant à la découverte de l’art subtil du go : le chapitre se finit par « et rappelons que Jean-Jacques Martin, qui a agressé un pompiste le 3 octobre 1963 à 4h du matin sur l’autoroute A4 est un joueur d’échecs notoire. «
C’était dès lors si prévisible.
Un article sur le Jeu sans parler de « Tempête sur l’échiquier » ? Un oubli, probablement
C’est vrai. J’ignorais qu’il y avait eu des rééditions.