Scorbut dans la lucarne (une petite histoire du scorbut, première partie)
– Allez débout là-dedans espèce de vermine scrofuleuse !
– Mon Dieu, Sam le Pirate…mais, hein, quoi ?!
– Sors de ton hamac bougre de goret vérolé, tout le monde sur le pont, et tout de suite !
– Mais j’ai pas signé pour ça !
– Et alors mon agneau, tu voulais pas t’engager dans la marine et voir du pays ?
– Mais si, mais je…
– Mais quoi ?
– C’est pas ce qu’on m’avait vendu.
– Je te rappelle que tu étais prêt à signer dès lors que je t’ai nonchalamment expliqué que pendant la grande époque de la marine britannique à voile, chaque matelot avait droit à un gallon (3,5 litres) de bière par jour. Tu n’as pas posé d’autre question.
– Faut dire que…
– Faut dire que t’as la clairvoyance d’une taupe. Tas de la chance que ton capitaine t’aie à la bonne. Sache que pendant ce qu’on a appelé l’Age de la voile, soit en gros du 15ème au 19ème siècle, il était courant que les navires embarquent environ 50 % de membres d’équipage en plus que ce dont ils avaient en principe besoin.
– A l’époque la productivité, c’était pas ça.
– Ca n’a rien à voir, âne bâté ! Ils en embarquaient 50 % de plus, pour compenser les pertes attendues.
– Mais c’est une hécatombe !
– Absolument. Et ils mourraient de quoi ces braves marins ?
– Les pirates ?
– Non.
– Les tempêtes ?
– Non.
– Le Hollandais Volant ?
– Non ! Tout ça faisait des victimes (bon, sauf sans doute le Hollandais Volant), mais ils étaient surtout emportés par le scorbut, les malheureux.
– Seigneur, à ce point ?
– Eh oui moussaillon. Sur cette période, les pertes sont estimées à 2 millions de morts. Il est question de navires qui perdaient jusqu’à 90 % de leur équipage. Et mourir du scorbut mon garçon, c’est pas joli joli.
– Non ?
– Ah non alors. Ca commence par une fatigue générale. Puis tes membres deviennent douloureux. Tes gencives gonflent, pendant que des marques bleues-rouges apparaissent sur ton corps. Alors que les jours passent, tes jambes sont noircies et gangrénées, et tes gencives saignent, d’un sang presque noir et épais. Va sans dire que l’alimentation devient difficile. J’ai ici le récit d’un médecin de bord du 16ème siècle, qui en était arrivé à se saigner tous les jours. Non pas que ça l’ait sauvé, d’ailleurs, il a été emporté comme les autres.
– Mais c’est affreux !
– Ah je ne te le fais pas dire.
– Mais c’est quoi le scorbut ?
– Une malédiction, mon garçon. La mort qui rôde sur le pont, et saisit dans la fleur de l’âge des jeunes hommes qui sont partis forts et fringants pour finir à jamais engloutis dans un linceul d’écume. Le scorbut c’est le vent mauvais soufflé des enfers et qui gonfle les voiles de Charon boursoufflées comme un cadavre qui…
– Non mais c’est quoi, en vrai ?
– Le scorbut est une déficience en acide ascorbique, plus connu grand public sous le nom de vitamine C. La vitamine C est nécessaire à l’absorption de fer, qui contribue à la production des globules rouges, dont nous avons besoin de temps en temps pour transporter de l’oxygène dans tout le corps. Elle est également utile aussi pour les muscles, les tendons, les vaisseaux sanguins, les os, le collagène, et le tissu conjonctif.
– Si je résume, c’est un peu nécessaire.
– Exact. Un humain moyen a besoin d’environ 90 mg d’acide ascorbique par jour. Or, singularité étonnante, les primates n’en produisent pas naturellement, à la différence de la plupart des mammifères. Par conséquent, ils dépendent de leur alimentation de ce point de vue.
– Pas de bol pour nous.
– En effet. Il semble que la mutation permettant de la produire soit apparue dans les reins des amphibiens, puis se soit transmise aux mammifères. Celle qui a conduit à la perte de cette faculté chez certaines espèces serait intervenue il y a environ 60 millions d’années.
– Et on en trouve dans quoi, de la vitamine C ?
– A peu près tous les aliments frais : fruits, légumes, viandes.
– Ben alors, comment on peut arriver à en manquer ?
– Le mot important ici c’est aliments frais. La vitamine C est fragile, se décompose rapidement quand elle est exposée à l’air, la chaleur, ou la lumière, et disparaît donc des aliments conservés après cuisson ou séchage. Le processus est en outre accéléré par le contact avec du fer ou du cuivre, par exemple dans les batteries de cuisine des bateaux.
– Ca tombe mal.
– En effet. Reprenons la ration du marin telle que distribuée dans la marine britannique pendant l’Age de la voile : 4 livres de bœuf salé par semaine, 2 livres de porc salé par semaine, 1 livre de biscuit par semaine, et 1 gallon de bière par jour, comme tu n’as pas manqué de le retenir. En termes de vitamine C, ça revient à…
– Pas grand-chose ?
-Précisément zéro.
– Mais alors…pour de vrai, on peut pas survivre sans salade ?!
– On va y revenir, mais sache quand même qu’il faut compter environ 6 mois après l’arrêt d’apport de vitamine C pour que le scorbut apparaisse. Tu peux donc complètement continuer les week-ends bières/frites.
– Tu me sauves la vie là.
– Cela dit, tu viens au passage de comprendre pourquoi le scorbut a frappé les explorateurs et marins au long à partir de la fin du Moyen-Age.
– Parce qu’à partir de ce moment on reste en mer bien plus longtemps que quand il s’agissait de faire du cabotage côtier ?
– Exact. Mais histoire de bien souligner le caractère aberrant de ce qui va suivre, l’effet préventif et curatif des aliments frais par rapport au scorbut a néanmoins été connu et régulièrement oublié depuis l’antiquité. Ainsi, les membres d’équipage de Vasco de Gama en sont conscients en 1497. Mais comme on ne comprend pas bien le mécanisme, le remède ne devient pas populaire, et le scorbut fait des milliers et des milliers de morts.
– Tu veux dire que ça faisait longtemps que certains savaient comment éviter cette saloperie, mais que l’information n’est pas passée ?
– Exactement. De la même façon, le médecin général de la Compagnie des Indes Orientales, John Woodall, publie en 1617 un traité dans lequel il recommande noir sur blanc la consommation d’agrumes pour éviter et prévenir le scorbut.
– Et alors ?
– Et alors personne ne comprend pourquoi ça marcherait, donc la nouvelle ne se répand pas plus que ça. Dans la théorie médicale de l’époque, c’est-à-dire celle des humeurs, le scorbut est considéré comme un excès de sang.
– Ce qui logiquement signifie que le traitement recommandé est la saignée ?
– Précisément. Pour être plus cynique, il faut voir aussi qu’à l’époque recruter des matelots n’est pas particulièrement difficile ni coûteux, donc prévenir le scorbut, oui bon, c’est sûr que ce serait mieux si ces braves garçons ne tombaient pas comme des mouches, mais enfin c’est pas forcément la priorité des armateurs.
– Admirable.
– Ca change un peu en 1742.
– A quelle occasion ?
– L’Angleterre est alors en guerre contre l’Espagne. Pour la faire courte, une expédition militaire dans le Pacifique tourne au fiasco à cause des ravages du scorbut sur l’équipe, et le HMS Gloucester doit être abandonné par les hommes restants, trop peu nombreux pour le manœuvrer. A noter que cette épidémie survient alors que l’équipage prenait régulièrement du vinaigre, qui était à l’époque considéré comme un traitement efficace.
– Raté.
– Carrément oui. Du coup la Navy se dit qu’il faudrait quand même faire quelque chose. Et c’est là qu’intervient James Lind.
– Papiers s’il-vous-plaît.
– James Lind, né en 1716 à Edinbourg. Il fait des études de médecine et devient médecin de bord dans la Navy. En 1747, il est affecté à bord du HMS Salisbury. Il a lu Woodall, et connaît donc ses idées. A partir de là, il innove.
– Dans quel sens ?
– James Lind est considéré comme le premier médecin à avoir mené une étude clinique en bonne et due forme. Alors que le Salisbury est parti pour une course au long cours, ça ne manque pas, le scorbut fait son apparition. Lind décide alors de l’étudier méthodiquement. Il choisit 12 matelots malades, et les sépare en 6 paires. Il administre à chacune un traitement spécifique, et suit les résultats. Les 6 groupes reçoivent ainsi du cidre, une préparation à base d’acide sulfurique, du vinaigre, de l’eau de mer, des jus d’orange et de citron, ou une boisson à l’ail.
– Quelque chose me dit qu’un groupe s’en sort mieux que les autres.
– En effet, Lind constate les effets probants des agrumes. Même si les stocks du navire sont rapidement épuisés et que cette paire voit son traitement cesser après une petite semaine, son état s’est très significativement amélioré. La conclusion de Lind est claire : les agrumes permettent de lutter contre le scorbut, et il est en mesure de dire qu’il l’a prouvé scientifiquement.
– Le brave homme.
– De fait. Il a d’ailleurs milité pour des mesures sanitaires et hygiéniques en faveur des équipages. Pour prévenir cette fois le typhus, il recommande ainsi que les marins des ponts inférieurs se lavent régulièrement et reçoivent des vêtements et du linge de lit propres. Ce qui suffit à réduire très significativement la prévalence du typhus à bord.
– De mieux en mieux.
– Bon, dans le même temps, et toujours dans la même optique, il suggère de réaliser des fumigations régulières des quartiers de l’équipage avec du souffre et de l’arsenic.
– Ca…part d’un bon sentiment ?
– C’est ça. Autre chose qui nous paraît sans doute évidente, Lind découvre en 1759 que la vapeur d’eau de mer est de l’eau douce, ce qui lui permet de suggérer de distiller de l’eau de mer pour en produire. Il va même jusqu’à proposer d’utiliser l’énergie solaire pour cela. Sachant que la question de l’eau douce à bord est alors cruciale. Autant la bière se garde raisonnablement longtemps, autant la conservation de l’eau dans les barriques de l’époque c’est une autre histoire. Sachant en outre que quand tu navigues dans les tropiques, les points d’eau sont souvent infestés de moustiques porteurs de la malaria.
– Un vrai bienfaiteur de la marine ce Lind. Le vainqueur du scorbut !
– Oui, alors en fait, c’est pas si simple.
A suivre…
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