Tête de gondole
– Dis, tu as 5 minutes ?
– Euh, oui. C’est pour quoi ?
– J’aimerais bien qu’on ait un petit meet-up pour updater le forecast. Je sais, je sais, je l’ai pas schedulé, mais je pense que c’est relevant. Mon point c’est qu’il faudrait qu’on se focuse sur le branding au Q2, sinon on sera pas à la target. Mais on incentiverait, hein. Donc on se catch-up, et je te partage le draft ?
– Tu permets que je passe un coup de fil ? J’aurais besoin d’une aide extérieure.
– Ha, un consultant. Excellente idée.
– Voilà, j’appelle le diocèse.
– Tu veux subcontracter un prêtre ?
– C’est ça. Spécialisé. Pour être honnête mon premier instinct a été l’AVC, mais là je penche plutôt pour une possession.
« Oui…oui c’est ça, on distingue des mots et pourrait croire une langue humaine, mais c’est une abomination impie. Dépêchez-vous, il menace de passer à la roadmap. »
– Tout de suite, tu exagères.
– Est-ce que tu abjures le marketing et reconnaît Bescherelle comme ton seul sauveur ?
– C’est pas la peine de me le coller sous le nez…ça brûle…je…je passe aux toilettes et je reviens.
– Fais donc ça.
[Intermède]
Oui, mais c’est précisément le principe du comique de répétition.
– Ca va mieux ?
– Oui, je ne sais pas ce qui m’a pris.
– C’est pas grave. Donc, tu disais ?
– Je pense qu’on pourrait travailler un peu notre identité visuelle. Etre plus reconnaissables.
– Je ne suis pas certain de voir l’intérêt. On ne vend pas des savonnettes, je te rappelle.
– Oui mais quand même, ça renforce les liens avec le lectorat. En fait, je pense qu’on devrait se mettre davantage en avant, tous les deux. S’afficher.
– Nan, c’est déloyal. Nous avons déjà suffisamment usé et abusé des avantages physiques honteux que la nature nous a si généreusement distribués, ça me gêne.
– Moi je suis convaincu qu’on pourrait cartonner.
– Indubitablement, mais je vois aussi les inconvénients : l’aigreur, la jalousie, les remarques. Sommes-nous vraiment disposés à payer le prix du succès ? Pense à Lydia Pinkham.
– Qui ça ?
– Lydia Pinkham.
– Connais pas.
– Peut-être parce que tu n’as jamais eu de règles douloureuses.
– Ca pourrait expliquer, en effet.
– Pour paraphraser, celle dont le visage a lancé un millier de remarques vexatoires[1]. Parce qu’elle a précisément été une pionnière de la réclame.
– Va falloir que tu m’en dises plus. Date et lieu de naissance, siouplaît.
– Née le 19 février 1819 Lydia Estes à Lynn.
– Lydia Estes Aline ?
– Non, à Lynn, dans le Massachussetts. C’est la fille d’un fermier et cordonnier, devenu riche grâce à ses investissements fonciers. Elle grandit ainsi dans un milieu éduqué et éclairé. Alors qu’elle travaille comme institutrice, elle connaît et fréquente un certain nombre de figures du mouvement anti-esclavagiste, dont sa famille est proche. Elle rejoint la Société féminine anti-esclavagiste de Lynn, et s’implique également dans la lutte pour les droits des femmes.
– M’a tout l’air d’une fille bien cette Lydia.
Complètement
– En 1843, elle épouse Isaac Pinkham, un jeune veuf qui a à peine quelques années de plus qu’elle. Ils ont 5 enfants, dont 4 survivent. Son mari s’essaie aussi aux investissements fonciers, mais il n’est pas particulièrement doué. La famille a du mal à joindre les deux bouts, puis Isaac perd toute sa thune dans le krach de1873. Alors que leur fils Daniel, devenu épicier, fait faillite. En 1875, la famille est au bord de l’éviction.
– Ca ne se présente pas bien cette histoire.
– Heureusement, Lydia a un atout. Elle s’intéresse aussi aux questions de santé et de nutrition. Elle est par exemple convaincue par les idées de quelqu’un comme Sylvester Graham, et suit leurs conseils.
– Ah oui, l’un de ces sinistres individus conçoivent des céréales de petit déj pour passer aux gens l’envie de se tripoter.
– Exactement. Je ne sais pas exactement quelle était sa…position en matière de sexe, mais elle conçoit une décoction à partir d’herbes et de racines pour soulager les douleurs menstruelles. Enfin, la légende veut que la recette a en fait été donnée comme gage à Isaac Pinkham de la part d’un débiteur qui lui devait 25 dollars. Mais toujours est-il qu’elle va cueillir des machins qui poussent et prépare sa mixture dans la cuisine, et pendant une dizaine d’années elle en distribue gracieusement à la famille et aux voisins. Les retours sont plutôt enthousiastes, la potion semble faire des merveilles.
Miam
Face aux difficultés financières de la famille, Lydia décide de tenter de vendre sa potion, sous le nom de Concoction Végétale de Lydia Pinkham.
– Nécessité fait loi.
– Ca ne coûte rien d’essayer. La famille enregistre donc la marque, au nom du fils William qui n’a pas de dettes, ainsi que la recette. La Lydia E. Pinkham Medicine Company est ainsi fondée. Et en 1879, sur l’idée du fils Daniel, elle crée une étiquette avec la figure grand-maternelle et bonhomme de Lydia.
Suffit de regarder l’étiquette pour avoir un arrière-goût.
Et ça, c’est révolutionnaire.
– Comment ça ?
– Jusqu’à elle, la seule femme dont la figure apparaissait régulièrement dans l’espace public était Victoria.
– Celle qui a un secret ? Cool.
– Non, la reine.
– Ha. Je…suis moins fan.
– Afficher ainsi le visage de la fabricante n’est pas simplement une nouveauté pour la compagnie Pinkham, c’est une innovation mondiale. Il était extrêmement rare que des femmes mettent en avant leur image au 19e siècle. On voyait des figures d’hommes qui vantaient leurs propres remèdes et sirops, ou pour des spectacles comme celui de Buffalo Bill, mais les femmes qui apparaissaient dans les réclames étaient des personnages génériques, non identifiées. Le fait que Lydia se mette personnellement en avant pour promouvoir ses produits est inédit, et évidemment considéré comme indigne d’une femme de bonne tenue.
– Ah ben oui.
– Avant d’y revenir, il faut bien voir que Lydia Pinkham déploie une stratégie particulièrement efficace. Ses enfants tiennent le rôle de commerciaux, en allant faire du porte-à-porte dans toute la Nouvelle-Angleterre et jusqu’à New York. Ils diffusent des prospectus, des brochures, des publicités, des cartes postales, ou encore des livres de cuisine qui reposent sur les principes nutritionnels de Lydia, et évidemment font la promo de son remède entre deux recettes.
Tentés par un gâteau tentant tantôt ?
En plus de réclames dans les journaux de Boston.
– En soi, c’est du cross-chanel classique pour développer la brand recognition. Pardon, range ton crucifix.
– Le message est également original. Les publicités s’adressent directement aux femmes, l’idée étant qu’elles sont les mieux placées pour connaître leurs problèmes. Dingue, je sais. En insistant sur le fait que la potion est elle-même conçue par une femme, qui connaît donc bien la question. La communication souligne également que le produit est recommandé par des femmes comme des pharmaciens. La publicité comme l’étiquette laissent entendre que la décoction est faite à la maison, alors même que la production devient commerciale.
– Aaaah, l’argument du terroir…
– Cela dit, c’est vrai qu’initialement, Lydia faisait sa tambouille dans la cuisine. Mais elle s’installe dans la maison d’à côté dès 1878. Elle rédige elle-même les réclames, en axant l’argumentaire sur les « afflictions féminines », dont les crampes menstruelles et douleurs gynécologiques de tous ordres. Ainsi, l’étiquette affirme que la potion constitue un traitement sûr contre les PROLAPSUS UTERINS (les majuscules sont de Lydia) et toutes les FAIBLESSES FEMININES, dont les leucorrhées (écoulements vaginaux liées à des infections), les règles douloureuses, les inflammations et ulcérations de l’utérus, les irrégularités, les engorgements, etc.
– J’imaginais les pubs de l’époque comme plus prudes.
– C’est une des caractéristiques des réclames pour la potion. Elles abordaient franchement et ouvertement les questions de santé féminines. A l’époque, beaucoup de femmes hésitaient à consulter des médecins pour leurs « problèmes féminins ». Ce qu’on peut comprendre, dans la mesure où ces derniers avaient facilement tendance à prescrire de la chirurgie ou des traitements dangereux. Par exemple l’application de sangsues sur le vagin, voire l’utérus.
– Mais enfin !
– Ouais, quand ce n’était pas carrément des ablations des ovaires ou de l’utérus pour éviter les règles.
– On ne peut pas leur nier une certaine radicalité dans l’approche.
Et pour les migraines…
Il y avait donc un réel intérêt, et un marché, pour les produits comme ceux proposés par Lydia Pinkham, qui met en avant dans ses pubs le fait que sa potion constitue un traitement sûr « sans recourir au bistouri ».
– Tu m’étonnes.
– C’est en outre un « médicament pour les femmes, inventé par une femme, et préparé par une femme ». La communication insiste beaucoup sur l’image de Lydia, présentée à l’occasion comme la « sauveuse de son sexe », en incitant les femmes à ne pas aller voir les docteurs mais à plutôt avoir recours à elle. Et puis les réclames offrent la possibilité d’écrire à Lydia, ce que beaucoup font. Elle reçoit ainsi une centaine de lettres par jour au début des années 1880. Elle y répond, un peu à la manière d’une rubrique courrier des lecteurs d’un magazine, et utilise les remerciements et louanges des clientes satisfaites comme argument publicitaire. Ca va du produit qui a guéri tous les problèmes aux femmes qui ont miraculeusement réussi à concevoir quand elles ont pris la potion, alors qu’elles essayaient sans succès depuis des années.
– Classique. Enfin, de nos jours.
– Par ailleurs, Lydia recommande également à travers sa correspondance l’activité et l’exercice physique, et donne d’autres recommandations de santé. Les réclames proposent évidemment des conseils de nature médicale, mais aussi pour la vie quotidienne, l’entretien, la cuisine, les arts ménagers en général. Les pubs dans les journaux sont souvent écrites comme des articles, en présentant des situations douloureuses qui auraient pu être évitées grâce à la potion. Cette promo finit par attirer des commandes de grossistes, et la potion est adoptée par un fournisseur médical majeur, qui la distribue dans tous les Etats-Unis.
– On va voir la binette de Lydia partout.
– Exactement. Les Pinkham mettent les gros moyens sur cette promotion, avec des posters lithographiés grand format pour affichage dans les officines, et des cartes de collection jointes aux produits, en plus des publicités imprimées. Mais vraiment des cartes à collectionner, hein, avec des albums et tout.
On peut échanger des doubles, si vous voulez.
Très rapidement, son visage fait partie du paysage américain. Cette omniprésence a des revers. Certains journaux utilisent le portait de Lydia pour représenter…n’importe quelle femme à illustrer, y compris certaines premières dames. Et puis des hommes écrivent à Lydia pour dire tout le mal qu’ils pensent de cette promotion personnelle :
Est-il bien nécessaire que vous infligiez votre portrait à tout le pays ? Au moins vous pourriez le renouveler de temps en temps, changer un peu la coiffure, modifier l’angle du portrait, prendre une allure plus sérieuse et solennelle. C’est que vous devriez éprouver de la solennité à figurer ainsi sur tous les murs et dans tous les esprits de la nation comme un cauchemar constamment présent. En outre, ce portrait nuit à la santé des journaux. J’ai personnellement cessé d’acheter mon journal local pour ne plus vous y voir, et j’en connais beaucoup qui en font autant. Mon propos exprime le souhait et la souffrance de beaucoup, et je sais qu’il correspond à un fort sentiment public.
Outre la coiffure, on critique aussi son sourire figé. Il y a une chanson populaire des années 1880 qui moque le fait que son visage soit partout.
– Je ne peux pas dire que je sois foncièrement surpris.
– La bonne nouvelle, c’est que ces râleries ne nuisent pas au succès commercial. La pub est effectivement très présente…
« Vous pourriez pas arrêter de prendre ces grands airs rigides ?! »
mais les ventes suivent. En 1881, la formule n’est plus seulement commercialisée sous forme liquide, mais également comme des pilules et comprimés. Et la gamme s’étend : en plus du remède aux herbes, la compagnie développe aussi des pilules pour le foie, des médicaments pour le sang, des produits d’hygiène intime… Pendant un temps Lydia a même commercialisé une poire pour l’hygiène vaginale, une de ces fameuses « douches » qui sont motif à quiproquos hilarants avec les anglophones.
– Oui alors d’ailleurs les produits à s’injecter comme ça, c’est non.
– Merci, on retrouvera tes conseils de toilette intime dans le prochain numéro. Les ventes représentent 300 000 dollars par an, soit environ 8,3 millions actuels. Lydia continue cependant à mener une vie frugale. Elle écrit par ailleurs un Guide pour la santé, qui deviendra par la suite le Livre sur les maux spécifiques aux femmes. Qui fait évidemment de la retape pour ses produits, mais se veut également un document d’information sur la santé, la nutrition, l’anatomie et l’hygiène féminine. Et il était gratuit, à l’époque où l’information publique sur de tels sujets était…ben y’en avait pas vraiment.
– Ecoute, je veux bien admettre l’efficacité du marketing, mais si sa décoction cartonne à ce point c’est que ça doit marcher, quand même.
– Oui, alors… Si on décompose sa fameuse potion, on trouve effectivement diverses herbes et racines, dont en passant une dont la consommation est aujourd’hui tout à fait déconseillée aux femmes enceintes et allaitantes, tandis que les autres…je sais pas, on en trouve pas mal dans les préparations homéopathiques, donc on va dire qu’au pire ça sert à rien.
– Doit quand même bien y avoir un truc qui fait effet. Ou alors c’est la combinaison.
– Ou alors c’est le conservateur.
– Comment ça ?
– Les machins qui poussent représentent environ 80 % des ingrédients. Le reste ? De l’alcool.
– Ah. Oui. Alors effectivement, hein, ça peut faire passer les douleurs.
– Voilà. Ce qui est amusant, c’est que Lydia était partisane de la tempérance, c’est-à-dire de l’abstinence vis-à-vis de l’alcool. Pour autant il y en avait manifestement une belle proportion dans sa mixture. Lydia explique que c’est nécessaire pour infuser et préserver les ingrédients végétaux. Y’a pas de problème. Note que ce n’est pas une position isolée, les adeptes de la tempérance étaient en général d’accord pour dire que l’utilisation d’alcool à des fins médicales était acceptable.
– Crevant cette manif non ?
– On va s’en jeter un à la pharmacie ?
– Ouais ouais ouais.
– Remarque qu’à l’époque ce genre de remède contenait régulièrement de la morphine, de l’arsenic, de l’opium, de la cocaïne, ou du mercure. Donc finalement, de l’alcool c’est un progrès. Et évidemment ceux qui en prenaient finissaient pas ne plus se plaindre de leurs douleurs diverses.
– C‘est sûr.
– En 1881, Daniel et William, les deux plus jeunes fils Pinkham, meurent de la tuberculose. Lydia pratique le spiritisme pour rentrer en contact avec eux, c’est le truc en vogue. Je ne fais pas de lien de cause à effet, mais elle a une attaque en 1882, et meurt le 17 mai 1883. C’est son fils Charles qui reprend la société. Dans les années 90, la recette Lydia Pinkham est le médicament déposé le plus connu et qui bénéficie de la plus grande couverture publicitaire aux Etats-Unis. Avec toujours le visage de Lydia sur les étiquettes, et les invitations à écrire à Mme Pinkham. Une de ses belles-filles est à la tête d’une équipe de ménagères expérimentées qui s’occupe de répondre aux lettes. A la fin du siècle, Lydia Pinkham est qualifiée de femme la plus connue des Etats-Unis.
– Alors qu’elle est morte depuis une quinzaine d’années.
– Ce que les consommatrices ne savent pas forcément, notamment puisqu’elles sont toujours invitées à lui écrire, et reçoivent des réponses. En 1904, le Ladies’Home Journal accuse la compagnie de mensonge, en publiant une photo de la pierre tombale de Lydia. La compagnie répond qu’il s’agit d’écrire à « Mme Pinkham », en l’occurrence Jennie Pinkham, sa bru.
– C’est pas un mensonge, c’est du marketing.
– En 1906, le Pure Food and Drug Act oblige la compagnie à révéler que la formule contient 20 % d’alcool. Les ventes n’en souffrent pas.
– Oui mais c’est de l’alcool médicinal.
– En 1922, la fille de Lydia, Aroline, ouvre une clinique dédiée pour femmes et enfants à Salem, et en 1925 les ventes de la Formule Végétale atteignent 3 millions de dollars (47 millions d’aujourd’hui). Elles déclinent par la suite après la mort de Charles et des disputes familiales, et aussi la crise de 29. Et le Food and Drug Act, qui encadre plus strictement la publicité. Pour autant en 1949 la compagnie commercialisait encore 3 millions de flacons par an. La famille Pinkham la revend en 1968, mais la marque existe toujours : on trouve des suppléments herbacés Lydia Pinkham sous forme liquide ou en tablettes.
Prenez-en et écrivez-nous.
– Eh bien écoute, tu m’as convaincu.
– De quoi ? Tu veux mettre ta photo partout ?
– Non, mais je pense qu’une décoction à base de plantes ne me ferait pas de mal. Vaut mieux prévenir que guérir, hein.
– Absolument. Tu sais où se trouve l’armoire à pharmacie ?
– Je sais. Je te prends un verre ?
– Merci, oui.
Y’a des herbes. C’est marqué dessus.
Ne nous obligez pas à mettre nos photos, venez nous soutenir sur Patreon.
[1] Dans sa pièce le Docteur Faust, Philipe Marlowe qualifie Hélène de Troie comme celle dont le visage avait lancé [à la guerre] un millier de navires.
2 réflexions sur « Tête de gondole »
Bonjour,
Merci pour vos articles, toujours un régal à lire à chaque fois. J’ai remarqué qu’il manquait un mot dans une phrase: « et la potion est adoptée par fournisseur médical majeur, qui la distribue dans tous les Etats-Unis. » Je suppose qu’il faut ajouter un « un »
Bonjour,
Article très intéressant, merci.
Par contre, Marlowe c’est Christopher son prénom!
Faut revoir Shakespeare in Love et toute la scène où les apprentis acteurs déclament cette ligne de Faust.