« They vanished like midnight ghosts »

« They vanished like midnight ghosts »

– Nan, je ne sais pas ce qui s’est passé le 9 mai 1927 et permets-moi de te dire que tu as de drôles de questions pour un dimanche matin.

– C’est pourtant la date d’un des plus beaux plantages de La Presse, Sam.

– Et dieu sait que la compétition peut être rude.

– HEY.

– Et d’une, t’as commencé. Et de deux, Xavier Dupont de Ligonnès est d’accord avec moi.

– Je te parle de La Presse, le journal, pas des médias en général.

– Connais pas.

– Il y a de bonnes raisons pour ça, le journal s’est définitivement cassé la gueule en juin 1929, deux ans après s’être plantés bien comme il faut avec cette Une dont ils ne se sont jamais remis.

– Qu’est-ce qu’elle a de particulier ?

– Elle écrit que Nungesser et Coli viennent de relier Paris et New-York en avion, un jour glorieux pour les ailes françaises. D’après La Presse, l’Oiseau blanc, l’avion des deux pilotes, aurait amerri dans la rade de la Grosse Pomme avant que ceux-ci ne soient fêtés « par une foule immense et un nombre considérable de journalistes et de cinématographistes ». Restés un temps « immobiles, comme insensibles aux acclamations qui montaient des embarcations alentour (…) ils se levèrent et s’embrassèrent ». Nungesser, ajoute le journaliste, n’a fait aucune déclaration et a « simplement dit qu’il était heureux d’avoir réussi et qu’il avait hâte de se reposer ».

– C’est original.

– Et d’autant plus spectaculaire que Nungesser et Coli n’ont jamais atteint New-York. La première traversée de l’Atlantique en avion, ce sera Lindbergh quinze jours plus tard et surtout dans l’autre sens, des Etats-Unis vers la France, à bord du Spirit of St.Louis.

– Attends ils ont tout inventé ?

– De A à Z. La Presse s’est fait une joie de raconter en détails un accueil triomphal qui n’a jamais eu lieu.

– Outch.

– Comme tu dis.

– Mais qu’est-ce qui leur a pris ?

– Plein de choses. L’envie de sortir un scoop d’anthologie à un moment où la compétition entre journaux est acharnée. Chaque titre publie plusieurs éditions chaque jour, à quelques heures d’intervalle, sans compter les éditions spéciales comme celle-ci, et chaque minute compte si tu veux exploser tes tirages d’une part, la concurrence d’autre part. Le patriotisme a joué aussi. Annoncer l’atterrissage de l’Oiseau blanc, c’est flatter le sentiment national avec d’autant plus de force que Nungesser et Coli sont deux vétérans de la Première guerre. Coli y a laissé l’œil droit et Nungesser en est sorti avec le palmarès impressionnant de 43 victoires homologuées, 6 de moins que le regretté Guynemer.  

« Evidemment, ça finit par bien niquer la colonne vertébrale, les 12 kilos de joncaille ».

– Et ils trouvaient qu’il n’avait pas assez pris de risque pendant la Grande Guerre, Nungesser et Coli ?

– Question de prestige, Sam. Depuis le 11 novembre 1918, il n’y a plus moyen de se mitrailler la gueule joyeusement à 200 mètres du sol. La compétition se déplace sur le plan de l’exploit sportif et technique. Les aviateurs des grandes puissances aéronautiques se tirent la bourre pour établir de nouveaux records, et les anciens as de 14-18 ne sont pas les derniers à chercher ailleurs l’adrénaline des combats en multipliant les records de vitesse, de distance… Dans tout ça, la traversée de l’Atlantique, c’est le Graal. Au printemps 1927, chacun sent que ce n’est qu’une question de semaines avant qu’un aviateur américain, italien, français… ne réussisse. Nungesser et Coli sont fermement décidés à ne pas laisser une miette de gloire à des sales jeunes comme ce petit Lindbergh. Doué, le môme, mais dix ans de moins que Nungesser et vingt de moins que Coli, ça va bien, merde.

– Et donc l’Oiseau Blanc.

– Oui. C’est Nungesser qui l’a baptisé et qui en a décoré les flancs avec son insigne personnel, une tête de mort au-dessus de deux tibias en croix, le tout au-dessus d’un cercueil entouré de deux chandeliers et entouré par un cœur noir.

« On n’avait pas de place pour le pentacle et la tête de bouc ».

– Il a hésité entre 23 types de drapeaux pirates avant de tout mélanger, non ?

– Huhu oui, ça ne fait pas spécialement dans la discrétion. Au-delà du look, Nungesser et Coli ont passé deux ans à trafiquer leur avion, un Levasseur PL8 qui est alors à la pointe de la technologie. Au départ, c’est un zinc conçu pour des missions de reconnaissance à longue distance. La base est bonne pour un vol transatlantique qui devrait prendre 35 à 40 heures : il suffit de dégager tout le superflu et d’y ajouter des réservoirs supplémentaires.

– Le superflu comme… ?

– Comme le train d’atterrissage, par exemple.

– Pardon ?

– Oui, ça fait toujours son petit effet, ça. L’Oiseau Blanc était conçu pour larguer son train après le décollage. L’idée était de se poser non pas sur un terrain d’aviation classique mais d’amerrir dans les eaux de New-York.

– Tu pars en avion et t’arrives en hydravion ?

– Exactement.

– C’est… Risqué ?

– Davantage que de foncer comme en 14 vers les lignes allemandes dans des carlingues de bois et de tissu tirées par un moteur de tondeuse, tu veux dire ?

– … Mettons que je n’ai rien dit.

– Voilà. Nungesser et Coli ne se contentent pas de peindre des têtes de mort et de bidouiller des trains d’atterrissage. Ils virent tout ce qui pèse : pas de radio, pas d’instrument de bord superflu, pas de radeau de sauvetage gonflable… Ils déplacent le cockpit du Levasseur vers l’arrière pour pouvoir piloter côte à côte ou presque et truffent l’avant de l’avion de réservoirs complémentaires, histoire d’embarquer en tout 2,3 tonnes de carburant pour un poids total qui n’atteint même pas 5 tonnes, pilotes compris.

– C’est déjà beaucoup, non ?

– Disons que la silhouette de l’Oiseau blanc rappelle davantage le profil d’une oie bien joufflue que d’un élégant faucon.

« Burp. »

– Bon. On sait avec quoi et quand ils sont partis, on sait qu’ils ne sont jamais arrivés, mais il s’est passé quoi ?

– Janais arrivés, jamais arrivés… Jamais arrivés, c’est certain. Qu’ils n’aient jamais touché les côtes américaines, en revanche, c’est beaucoup moins sûr.

– Attends mais on ne sait toujours pas ce qui s’est passé ?

– Ben c’est grand, l’Atlantique, tu sais.

– Merci oui, et je me suis laissé dire que c’était plutôt humide, aussi. T’as d’autres tautologies à balancer ?

– Ce que je veux dire, c’est qu’on perd assez vite leurs traces. L’Oiseau Blanc décolle du Bourget à l’aube le 7 mai 1927, à 5 h 18 exactement. À Gonesse, il largue comme prévu son train d’atterrissage qu’on peut toujours apercevoir aujourd’hui au Musée de l’Air et de l’Espace. À 6 h 48, il passe les falaises d’Étretat et s’engage dans la Manche. Vers 11 heures, un prêtre irlandais l’aperçoit une dernière fois à l’ouest de l’Irlande. Et ensuite…

– ENSUITE QUOI ACCOUCHE.

– Ben ensuite rien. L’Oiseau Blanc n’arrivera jamais et la foule des Américains qui cherchent à distinguer la silhouette d’un avion depuis les quais de Manhattan, l’après-midi du 9 mai, en sont pour leurs frais. Compte tenu du fait qu’ils avaient 40 heures d’autonomie devant eux, Nungesser et Coli sont officiellement portés disparus tard dans la soirée du 9 mai.

– Enfin mais personne n’a cherché à les retrouver ?

– Tu penses bien que si. Le temps de recouper les témoignages des uns et des autres, il faut attendre le 12 mai pour avoir une certitude : Nungesser et Coli ont bien dépassé l’Irlande, mais jusqu’où sont-ils allés ? Quelques échos venus de Terre-Neuve font que des navires sillonnent la zone un bon moment, sans succès. D’autres témoignages évoquent de drôles de lueurs aperçues dans la nuit du 9 mai au Québec, dans la zone du Lac Saint-Jean où un trappeur assure avoir été survolé par un avion en difficulté le 9 mai. Cette histoire de lumière fait penser à des fusées de détresse : on fouille la zone mais le Canada, ce n’est pas tout à fait le parc municipal en bas de chez toi et très vite, la densité de la forêt fait qu’on doit renoncer. Un mois et demi après le vol de l’Oiseau Blanc, les recherches sont officiellement abandonnées par les autorités.

– Moche.

– Il n’y a plus guère de chance de retrouver quoi que ce soit d’autre que des cadavres. Et puis on est passé à autre chose depuis que Lindbergh a réussi la traversée de l’Atlantique, le 21 mai. A son crédit, son premier geste a d’ailleurs été de rendre visite à la mère de Nungesser mais comme Coli, il est bel et bien perdu. Comme l’écrira Lindbergh, « they vanished like midnight ghosts ». Ils ont disparu comme des fantômes de minuit.

– C’est vraiment la plaie des services de livraison, ces Coli perdus. Et on n’a rien retrouvé en neuf décennies ? Pas un bout de dérive, pas un morceau d’aile ?

– Si tu espères une preuve définitive, tu peux te l’arrondir : non, personne n’a retrouvé la carlingue de l’Oiseau Blanc avec une carte postale de Nungesser et Coli punaisée dessus. Tout ce qu’on a, ce sont des bribes d’information et quatre hypothèses un peu plus solides que les autres.

– Balance.

– Première hypothèse, l’Oiseau Blanc s’est abîmé en mer au milieu de l’océan, fin de l’histoire. Deuxième hypothèse : un crash quelque part autour de Terre-Neuve. C’est la thèse de Clément-Pascal Meunier, un ingénieur de l’aviation civile qui a repris toutes les données en 1980, en s’intéressant à la météo et en croisant tout ça avec les quelques témoignages qui évoquent le passage d’un avion au-dessus de Harbour Grace, une petite ville de Terre-Neuve, au matin du 9 mai. Pour Meunier, Nungesser et Coli se seraient fait dérouter de l’itinéraire prévu par le mauvais temps, quelque part à l’approche des côtes canadiennes. Ils seraient tombés à court de carburant au-dessus de Terre-Neuve et se seraient plantés quelque part le long des côtes canadiennes ou américaines, peut-être même dans le Maine.

– Plausible.

– Plutôt, mais il n’y a aucune preuve matérielle. L’hypothèse du Maine, que Meunier juge « troublante », vient du témoignage d’un pêcheur qui aurait entendu un avion avoir des ratés quelque part au-dessus de son camp, le 9 mai dans l’après-midi, exactement au moment où Nungesser et Coli se seraient retrouvés à sec. Les deux pilotes se seraient viandés en pleine forêt en essayant de se poser en catastrophe.

– Et on n’a pas cherché ?

– Oh si, et plus particulièrement de 1984 à 1992. Sans aucune preuve concrète.

– Bon. Tu parlais de quatre hypothèses et si je compte bien, on a Terre-Neuve, le lac Saint-Jean et le Maine. La quatrième, c’est quoi ?

– C’est la plus marrante : Saint-Pierre-et-Miquelon, quelques kilomètres au sud de Terre-Neuve.

– J’associe difficilement « marrant », crash aérien et Saint-Pierre-et-Miquelon.

– Et pourtant. Tu sais ce qu’on trafique à Saint-Pierre-et-Miquelon, en 1927 ?

– Nan. De la morue de contrebande ?

– De la gnôle, Sam.

– De la gn… ?

– Eh oui. On est en pleine Prohibition et tout ce que l’Atlantique compte d’îles à petite distance des côtes sert de plaque tournante au trafic d’alcool entre le Canada et les Etats-Unis.

– Je ne vois toujours pas le rapport avec l’Oiseau Blanc.

– Dans le rapport Meunier, on trouve le témoignage intéressant d’un pêcheur de Saint-Pierre, Marie-Pierre Lechevalier, qui était en train de pêcher le matin du 9 mai 1927 quand il a entendu le bruit d’un moteur d’avion sans pouvoir distinguer quoi que ce soit à cause de la brume. Il aurait ensuite entendu le bruit d’un impact dans l’eau et le rapport raconte même qu’il aurait été incapable de calmer son chien, affolé au point de hurler à la mort.

– Mouais. Ce n’est pas un peu too much ?

– On voit mal quel intérêt le bonhomme aurait eu à mentir, d’autant que son témoignage n’est sorti que dans les années 30.

– Et je ne vois toujours pas le rapport avec la Prohibition.

– C’est la dernière thèse en date, celle de Bernard Decré, fondateur du Tour de France à la Voile. D’après lui, les trafiquants d’alcool qui opéraient autour de Saint-Pierre-et-Miquelon auraient pris l’Oiseau Blanc pour un avion des garde-côtes américains et l’auraient canardé. C’est le son du crash que le pêcheur et son chien auraient entendu.

– C’est complétement tiré par les cheveux. Le témoignage d’un pêcheur en 1930 sur un crash de 1927, pardon mais tu repasseras côté solidité.

– Il n’a pas tout à fait que ça en stock, Sam.

– Un témoignage des petits hommes verts ?

– Un télégramme du 18 août 1927 des garde-côtes américains. Ce télégramme.

– Eh ben ?

– Eh ben lis : « Une paire d’ailes blanches reliées entre elles a été retrouvée dans l’ouest de Sable Island (…) Il pourrait s’agir de morceaux d’épave de l’avion de Nungesser et Coli ». Mot pour mot.

– QUOI ?

– Ne t’excite pas, c’est tout sauf décisif mais ça suffit à Bernard Decré pour se demander si les Américains n’auraient par hasard pas été légèrement tentés de faire comme s’ils n’avaient rien trouvé. Deux mois après le triomphe de Lindbergh, ça aurait fait tâche de constater que deux aviateurs français avaient frôlé les côtes américaines de suffisamment près pour qu’on retrouve l’épave.

– Mouais.

– Ah mais soyons clairs : la traversée de Lindbergh est en tous les cas la seule qui compte. Même si Nungesser et Coli ont aperçu les côtes américaines avant de mourir, ils ne s’y sont pas posés. C’est bien Lindbergh et lui seul a qui a relié Paris et New-York pour la première fois. Mais l’Oiseau blanc ne s’est pas peut-être pas loupé de beaucoup…

«  »Et c’est clope au bec avec un air farouche que nous entrerons dans l’histoire »

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