Une bonne tête de gondole
– Allez, en trois mots : révolution, décapitation, roi.
– Cette blague. Louis XVI.
– Perdu.
– Comment ça perdu ?
– Perdu comme perdu. Sur le podium des rois à qui on a coupé le kiki, Louis XVI arrive avec 140 ans de retard sur Charles 1er, roi d’Angleterre, qui a éternué sa propre tête le 30 janvier 1649, d’un maître coup de hache. Et sans t’accuser de maîtriser les finesses de l’histoire britannique, je parierais que tu connais le nom de celui qui a gouverné l’Angleterre ensuite, après avoir proclamé la République en mai 1649 – un système baptisé Commonwealth en VO, très exactement.
– Cromwell ?
– Gagné. Et Oliver Cromwell, désigné Lord Protecteur de la république d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, ne tarde pas à se comporter en autocrate, dissolvant le Parlement quand ça l’arrange et désignant son propre fils comme successeur.
– Ce n’est pas vraiment l’idée quand on lâche la monarchie, à la base, non ?
– Non. Et il va arriver à Cromwell un truc qui tend à prouver l’existence du karma.
– Il est décapité ?
– Oui. Mais il n’en meurt pas.
– Pardon ?
– Ce n’est pas la cause de sa mort. Je t’explique. Cromwell plie les gaules un peu moins de dix ans après la mort de Charles 1er, en septembre 1658 des suites d’une infection urinaire. On va quand même lui couper la tête, mais pas tout de suite.
– Je sens que ça ne va encore pas être macabre du tout.
– C’est dans notre cahier des charges. Les funérailles de Cromwell sont fastueuses, 60 000 livres tout de même, et on finit par inhumer le cher homme à Westminster à côté de toute une palanquée de monarques.
– Question karma, j’ai vu pire.
– Sauf que le vent tourne. Dès 1659, son fils Richard se fait dégager par le camp royaliste, quelque chose de mignon. En 1661, la monarchie est rétablie : le fils de Charles 1er le Raccourci, Charles II, monte sur le trône. Tu suis toujours ?
– Mec, je me suis fadé sept saisons de Game of Thrones, je devrais pouvoir m’y retrouver avec deux rois et un Lord protecteur.
– Bravo. Et Charles II, crois-moi, il en a gros. Du coup, il commence par faire quoi ?
– Je sens que ça va impliquer des cordes et des haches.
– Gagné. En janvier 1661 et sur ordre du roi, on sort la dépouille embaumée de Cromwell de son caveau Westminster, on la traîne à travers les rues jusqu’à un pub pour finir par le traîner jusqu’au gibet de Tyburn, haut lieu des exécutions capitales en Angleterre depuis fouya.
– Oui enfin il est déjà mort, là, Cromwell.
– Argument non recevable pour Charles II. On passe donc la corde au cou du cadavre dans les règles de l’art avant de le laisser pendouiller pour la journée. Le soir venu, on lui coupe la tête en s’y reprenant à six ou huit fois et les bourreaux doivent être pétés comme des coings, parce qu’ils lui ravagent la mâchoire au passage. Ensuite, ça vire Ned Stark : on enfonce la tronche de Cromwell au bout d’une pique de huit mètres de haut et on l’expose devant Westminster Hall à titre d’avertissement cordial.
– OK, instant karma. Mais je reste un peu sur ma faim, pour être franc.
– Oh ce n’est pas fini. La tête de Cromwell commence tout juste à se balader.
– Se balader mais c’est-à-dire ?
– La tête étant embaumée, elle tient plutôt bien le choc. On vient de loin pour la contempler au bout de sa pique pendant TRENTE ANS. Et puis à la fin du règne de Jacques II, dans les années 1680, un gros orage finit par la faire tomber et rouler aux pieds de la sentinelle de service, avec la moitié du fer rouillé de la pique qui lui traverse encore la calotte crânienne.
– Faut pas être cardiaque.
– Non seulement il ne l’est pas mais il y a de très fortes chances que ce même garde ait sauté sur l’occasion pour se lancer dans la collection de crânes de dirigeants morts.
– Une décision prise sur un coup de tête, quoi.
– … D’après des comptes-rendus du début du 18e siècle, le garde aurait gardé le crâne chez lui quelques jours – trop tard pour le rendre ensuite, en dépit de la récompense promise par la Couronne. Il devait avoir un peu les jetons.
– Et Cromwell est resté planqué derrière un tas de chaussettes au fond d’une armoire pendant longtemps ?
– Sans doute jusqu’au début du 18e siècle. Lorsqu’il passe l’arme à gauche, le garde a semble-t-il transmis le bébé à sa fille, si j’ose dire. Celle-ci a dû la revendre ou s’en débarrasser d’une manière ou d’une autre, parce qu’on retrouve Cromwell en 1710, cette fois sur une étagère d’un des premiers musées d’Angleterre, le « London Museum » de Claudius du Puy. En fait de musée, c’est plutôt une sorte de cabinet de curiosités qu’on vient visiter pour s’offrir quelques sensations fortes. Avec sa pique encore en travers du crâne, la tête de Cromwell est en quelques sorte le clou de l’exposition, hahaaa.
– Charmant.
– A la mort de Du Puy, on perd à nouveau la trace de Cromwell pour quelques années. Sa tête émerge à nouveau 40 ans plus tard, repérée par James Cox, célèbre collectionneur de joyeusetés de ce genre, sur l’étal de Samuel Russell, acteur raté mais ivrogne réussi.
– Dis-moi…
– Oui ?
– Ce n’est pas un peu gros, ton truc ? Un gugusse bourré met un vieux crâne sur un morceau de pique, pose un carton « authentique tête véritable de Cromwell si si juré je vends aussi son crâne enfant d’ailleurs » et c’est parti ? Tu te ferais avoir, toi ?
– Je comprends tes doutes mais je compte bien les lever. En attendant, James Cox finit par acheter la caboche de Cromwell à Cox en 1787 pour 118 livres et la ramène chez lui, tout fiérot. Ceci dit, ce n’est pas pour la contempler en récitant du Hamlet mais bien pour spéculer dessus : à force d’en vanter les mérites il finit par la revendre aux frères Hugues pour 230 livres en 1799.
– On les connaît, les frères Hugues ?
– Un peu, ce sont trois frangins qui tiennent eux aussi un musée. A leur mort, la fille d’un des frangins s’empresse de revendre cette horreur à un nouveau collectionneur, Josiah Henry Wilkinson.
– Purée mais c’est pire qu’une collection de timbres.
– Sauf que tu ne lèches pas pour que ça colle. Enfin j’espère. Bref : Wilkinson la met à l’abri dans un beau coffret de chêne blanc et ne la montre qu’à ses invités les plus select. On a d’ailleurs le témoignage d’une jeune femme qui a eu la « chance » de la contempler en 1822 et que ça a suffisamment marqué pour qu’elle en parle dans une de ses lettres : « C’est un crâne épouvantable recouvert d’une peau jaune et asséchée comme celle d’une momie, avec des cheveux châtains, les sourcils et sa barbe parfaitement conservés. La tête est toujours soudée à un morceau cassé de la pique d’origine, noirci et troué ». Oh et tu te souviens de tes doutes sur l’authenticité du crâne ? Wilkinson balaye ce genre de critiques d’un revers de main et note dans son journal que « le crâne porte encore la marque d’une célèbre verrue qu’avait Cromwell au-dessus du sourcil de l’œil gauche ».
– Pardon mais une verrue et un bout de pique bouffé aux mites, ça me laisse toujours aussi sceptique.
– Homme de peu de foi. A ta décharge, tu n’es pas le seul à jouer les saint Thomas : les têtes de Cromwell, c’est comme les morceaux de la Sainte Croix au Moyen Age, tu en trouves un peu de partout en Angleterre pendant tout le 19e siècle. Pour lever le doute, direction le 20e siècle. Restée aux mains des héritiers de Wilkinson, la tête est analysée en 1911 par les scientifiques du Royal Archeological Institute. Conclusion : « si les preuves documentaires ne sont pas concluantes, la preuve matérielle est extrêmement solide. Bien qu’il n’ait pas été catégoriquement prouvé que c’était la tête de Cromwell (…) il n’y a aucun moyen de réfuter cette possibilité ».
– Pardon mais « peut-être bien que oui peut-être bien que non », ce n’est pas franchement ce que j’appelle une certitude scientifique.
– Et tu as raison. En 1934, Horace Wilkinson décide de soumettre le capital familial à de nouveaux tests. Deux scientifiques, Karl Pearson et Geoffrey Morant publient leurs conclusions dans le journal Biometrika. Leur méthode consiste à oublier d’où vient la tête pour se concentrer sur son anatomie et ses caractéristiques. Premières conclusions : le processus d’embaumement utilisé est compatible avec les techniques utilisées du temps de Cromwell, en particulier dans le cas des embaumements royaux. Par exemple, on a scié la boîte crânienne pour lui enlever le cerveau avant de referm… ça va ?
– T’occupe, j’appelle Raoul.
– C’était ça ou lui faire passer par les trous de nez, tu sais. Bref : les chercheurs observent une foule d’autres critères, passent le crâne au rayons X et constatent que le bois de la pique sur laquelle on avait joyeusement enfoncé la tête de Cromwell est toujours là, au beau milieu de la boîte crânienne. Et on ne l’a pas rajouté ensuite : une partie des trous laissés par les vers se prolongent dans l’os. Attends, je t’apporte un verre d’eau.
– Finissons-en, écoute.
– Ensuite les chercheurs comparent l’avant du crâne aux moulages du visage de Cromwell, réalisés juste après sa mort, ainsi qu’à toute une série de bustes réalisés de son vivant. Conclusion : les points de concordance entre la tête momifiée et les différents masques et autres statues sont impressionnantes. Aux yeux des anatomistes et après 228 pages d’analyses, la tête est bien celle de Cromwell.
– Sûr ?
– T’es pénible, hein ? Bon, d’accord : PRESQUE sûr. Je cite : « beaucoup d’hommes ont été pendus sur une plus petite quantité de preuves circonstancielles que dans cette affaire. » Autrement dit, le faisceau de présomptions est énorme mais effectivement, non, il n’y a pas de certitude absolue. Pas sûr qu’on puisse en avoir une d’ailleurs, même avec les technologies actuelles. Tu peux réduire encore les possibilités, mais guère plus.
– Et ça ne vaudrait même pas le coup de réessayer ?
– Ce sera difficile. En 1960, 299 ans, un mois et 26 jours après la décapitation post mortem de Cromwell, le crâne a été inhumé quelque part à l’intérieur du Sidney Sussex College, où le Lord Protecteur avait fait une partie de ses études. Seules sept personnes étaient présentes ce jour-là et le College a été très clair : il est hors de question de déterrer une nouvelle fois Sir Cromwell.