Une petite histoire de derrière les cagots
– Bon, c’est pas tout ça, des fois faut aussi aborder des sujets moins drôles.
– Il faut ?
– Oui.
– Alors du coup c’est quoi le truc pas marrant du jour ?
– L’ostracisme. L’apartheid, en fait.
– Ah. Oui. La sombre histoire de l’Afrique du Sud.
– Euh…la France du sud.
– Hein ? Non. Non non, j’ai révisé, l’apartheid c’était en Afrique du Sud, et si l’Afrique du Sud est, surprise, au sud de la France, on ne peut pas dire que…
– Je sais, je voulais dire qu’on va parler d’une forme d’apartheid qui a prévalu dans le sud de la France. Pendant, disons, un paquet de siècles.
– De siècles ?
– Mais oui. Tu connais les cagots ?
– C’est pour ranger les léjumes ?
– Nan, les cagots.
– Dans le sud je connais les cagoles.
– Oui ça je l’ai entendu dire.
– Des filles gentilles dans l’ensemble, souvent victimes d’un jugement facile et précipité, et qui gagnent à être connues.
– Je n’en doute pas.
– Bon alors, reprenons, c’est qui ces cagots ?
– Une partie de la population du Sud-Ouest de la France (Pyrénées, pays basque, Guyenne, Gascogne) et du nord de l’Espagne (Aragon, Navarre, pays basque, Asturies), qui a été copieusement ostracisée entre au moins le 13ème et le 19ème siècle.
– Cagots, tu dis ? Jamais entendu parler.
– Ils ont eu plusieurs noms, en fait : cagots, agots (en Espagne), capots, caqueux, gahets, mais aussi crestians et gésitains.
– C’est tout ?
– A peu près, avec quelques variantes locales.
– Bon, d’accord, mais c’est qui ? D’où ils viennent ?
– Alors ça… C’est tout sauf clair. Il n’y a qu’à voir tous les noms qu’ils ont portés. Prenons cagots. Une des hypothèses est qu’ils seraient des descendants des Wisigoths qui ont un temps occupé de la région. De ces « chiens de Wisigoths », en fait, canes gothi, ce qui aurait donné cagot.
– Donc ce sont des goths.
– Sans doute pas, en fait. A part la consonance, cette explication ne tient pas vraiment la route. Et puis on ne trouve pas trace de ce qui aurait été le nom initial, la première forme de canes gothi.
– D’accord, on exclut les Goths. Alors qui ?
– Des Arabes peut-être ? L’idée qu’ils soient les descendants de Sarrasins a aussi été émise, mais ne convainc pas grand-monde non plus.
– On avance, là.
– Un de leurs autres noms, y compris dès le 13ème, était crestians. Ce qui fait penser à chrétien.
– D’accord, mais si tu me dis que la France et l’Espagne médiévales pratiquaient la discrimination contre les chrétiens, je vais avoir du mal à le croire.
– Aaaah, mais ça dépend de quels chrétiens on parle. Les Albigeois comme les Cathares aiment à se décrire comme des « bons chrétiens », ce qui pourrait expliquer l’origine de crestian. Cependant cette hypothèse n’est pas non plus favorisée, notamment pour des raisons de répartition géographique. Ce qui laisse la dernière explication.
– A savoir ?
– La lèpre.
– Ouh, sexy.
– La lèpre blanche, pour être tout à fait exact. C’est la maladie que nous connaissons sous le nom de lèpre, mais au Moyen-Age on en distinguait plusieurs variantes. Les lépreux étaient inclus dans les « pauvres du Christ », les pauperes christi, et il est donc tout à fait possible que le mot crestian vienne de là. Il y a également plusieurs termes béarnais ou espagnols qui désignent les lépreux et qui sont proches de cagots. Enfin, l’appellation de gésitain renvoie elle aussi à la Bible et à la lèpre : elle vient de Geizi ou Guéhazi, un serviteur du prophète Elisée qui l’a trahi et a été frappé de peste divine pour sa peine, le châtiment étant même censé affecter toute sa descendance.
– Bon, donc si je comprends bien toute cette ribambelle de termes renverrait aux malades de la lèpre.
– C’est ça. On peut donc imaginer que les cagots, à l’origine, étaient des familles frappées par la maladie. Cependant la lèpre n’est heureusement pas héréditaire, or les cagots ont été considérés comme une population à part, distincte. On est cagot de père en fils, et c’est pas une chance.
– Pourquoi, exactement ?
– Ils sont ouvertement ostracisés, un peu comme s’ils étaient toujours tous malades et surtout susceptibles de contaminer le reste de la population. Déjà, histoire de confirmer que la « qualité » de cagot n’est pas vraiment de nature ethnologique, les descriptions médiévales des cagots les présentent tantôt comme ayant un type disons méditerranéen voire oriental, avec la peau mate et les cheveux frisés, tantôt comme des blonds aux yeux bleus.
– Des fois Sarrasins, des fois Wisigoths.
– Exactement. Mais ils sont quand même régulièrement décrits comme ayant les pieds plats, voire palmés, ou dépourvus de lobes d’oreille.
– Euh, ok.
– Et maintenant que les présentations sont faites, on va pouvoir rentrer dans les détails de la vie quotidienne des cagots. Tu es prêt ?
– Vas-y, je note.
– Alors, pour commencer et peut-être en lien avec ce qu’on vient de dire, les cagots n’ont pas le droit de marcher pieds nus. Et attends, ça rigole pas : en 1460, les Etats du Béarn demandent à Gaston IV de Foix-Béarn, entre autres vicomte de Narbonne et comte de Bigorre, que les cagots pris à marcher les orteils à l’air aient les pieds percés par des fers.
– Ah oui, quand même.
– Il ne leur répond pas, mais tu vois l’ambiance.
– Tant qu’on en est aux fringues, il leur aussi souvent demander de porter…
– Une cagole ? Sur la tête ?
– C’est malin. Non, la marque d’une patte de canard, ou d’oie, en tissu rouge, cousue sur leurs habits.
– Uh, j’aime pas trop trop ce genre de truc.
– Tu m’étonnes. Les cagots n’ont pas le droit de danser, de jouer, et de faire la fête avec les autres. Ils ne peuvent pas entrer dans un moulin. Il leur est interdit d’utiliser les mêmes lavoirs et puits que les autres, les mêmes bains, ou de boire à la même bouteille ou cruche, et de faire leur vaisselle avec les autres. Ce qui les conduit de fait à vivre dans des quartiers distincts, voire en dehors des villes et villages, avec leurs fontaines et lavoirs propres.
– Sympathique.
– Pour aller à l’église, ils passent généralement par une entrée distincte, plus basse, ce qui les oblige à se courber. Ils doivent utiliser un bénitier différent, gaffe aux mains de ceux qui l’oublieraient, et le prêtre leur donne la communion avec une petite planchette de bois, plutôt que directement à la main. Les cagots sont enterrés dans une section distincte du cimetière, voire dans un cimetière séparé.
– Seigneur…
– A l’autre bout de la chaîne, les cagots sont baptisés de nuit, et sans carillon. Par ailleurs, la mention de cagot ou gésitain est portée sur les registres paroissiaux, comme sur les actes civils, en guise de nom de famille. On est donc cagot de père en fils, comme je te le disais. Personne ne voulait se marier avec eux, et leurs mariages (entre eux, donc) étaient l’occasion pour le reste de la population de se foutre d’eux voire d’aller leur taper dessus.
– On ne leur épargne rien.
– Attends, c’est pas fini. Ils sont indignes de porter des armes, et ne peuvent donc servir comme soldats.
– Pour le coup c’est peut-être pas plus mal.
– Les cagots sont aussi exclus de l’agriculture et de l’élevage. Les seules activités qui leur sont autorisées sont celles qui relèvent du travail du bois.
Les cagots sont donc bûcherons, menuisiers, charpentiers, tonneliers, vanniers.
– Ils confectionnent des cageots, donc.
– Si tu veux. Ils fabriquent aussi des cercueils, et peuvent donc par extension être aussi fossoyeurs.
En justice, leur parole avait moins de valeur que celle des autres : il fallait la déposition de plusieurs cagots (on trouve des chiffres de 4 voire 7) pour valoir un témoignage « normal ».
En fait, les cagots sont tout simplement considérés comme en dehors de la hiérarchie sociale. Ce sont des parias, au sens propre.
– Je suis sidéré. Dans le sud de la France et le nord de l’Espagne, tu dis ?
– C’est ça.
– Et ça a duré longtemps.
– Plutôt, oui. Comme je te le disais, les cagots et leur traitement particulier sont mentionnés dès le 13ème siècle. En 1514, les cagots du Béarn écrivent au pape Léon X, parce que bon ça va bien. Léon reconnaît la référence à Guéhazi, mais donne pour instruction que les cagots soient traités avec bienveillance, comme les autres croyants. Charles Quint se prononce aussi dans ce sens en 1524, mais dans les faits ça change pas grand-chose pour les agots de Navarre.
– Et en France ?
– En 1629, les cagots saisissent le parlement de Toulouse, qui procède à des examens pour conclure que non, ils ne sont pas porteurs de la lèpre, et ordonne la fin de toute forme de ségrégation. Les autorités politiques et religieuses locales continuent cependant à considérer que leur statut spécial est justifié.
– Ca ne change rien, quoi.
– Globalement, non. En 1683, Du Bois de Baillet, intendant de Louis XIV dans le Béarn, ordonne une étude des cagots, dont il ressort à nouveau qu’ils ne sont pas ladres, au sens de lépreux, ou porteurs de toute autre maladie justifiant leur ostracisme. Il suggère que le roi leur propose de s’affranchir contre une patente de deux louis d’or par personne, au motif que « la liberté est l’une des caractéristique du royaume, et tout ce qui s’apparente à l’esclavage y est proscrit ».
Malgré ça, les préjugés demeurent. A cette époque, la population des cagots est estimée à 10 000 personnes. En fait, il faudra en attendre la Révolution pour qu’ils se fondent dans la population et soient oubliés.
– C’est le moins qu’on puisse dire.
-En fait, tu peux en retrouver la trace dans la toponymie du Sud-Ouest, ou encore dans les dicos. On y trouve encore une définition de cagot comme signifiant faux dévot, hypocrite, bigot. Le terme a en outre été utilisé dans ce sens par Rabelais, Molière, ou encore Flaubert. Il a aussi longtemps signifié crétin ou idiot.
– C’est cagot cette histoire.
2 réflexions sur « Une petite histoire de derrière les cagots »
J’avais entendu parles des Cagots sans arriver à savoir exactement d’où provenait l’origine. Ce billet m’a appris des choses. Merci !
« parler » pas « parles » : il m’énerve ce correcteur automatique !!!