Une souris et des hommes
– Nancy est en Nouvelle-Zélande ? C’est quand même tôt pour attaquer la gnôle, tu sais.
– Nancy NAÎT en Nouvelle-Zélande, patate. A Wellington.
– … Oui ben articule. Et puis c’est qui, cette Nancy ?
– Nancy Wake. Disons que si tu cherches un jour une illustration pour le mot badass, elle ferait une candidate tout à fait convenable.
– M’étonne pas qu’elle vienne de Nouvelle-Zélande, du coup.
– Tu peux tout de suite oublier tes images façon Seigneur des Anneaux, elle n’y a pas passé beaucoup de temps. C’était la petite dernière d’une famille plutôt nombreuse, cinq frères et sœurs tout de même. Ce qui explique sans doute en partie le fait que les Wake soient fauchés comme les blés, ce qui les conduit à tenter leur chance à Sidney, en Australie, où la famille débarque en 1914. Nancy n’a pas deux ans.
– Laisse-moi deviner : ses parents font fortune.
– Pas du tout. Je ne sais pas quel était le métier de sa mère ni si elle en avait un mais quelque chose me dit qu’avec six gosses, la tenue du foyer, c’était pour sa pomme. Le père de Nancy est journaliste, ce qui ne nourrit pas toujours son homme, et il vivote sans réussir à se sortir de la mouise. Du coup, il change son fusil d’épaule.
– Un travail honnête, cette fois, comme politicien ou trafiquant d’armes ?
– Non. Il rentre en Nouvelle-Zélande en lâchant sa femme et ses enfants.
– Elégant.
– Même en se gardant de juger d’aussi loin, ça fait un peu abandon en rase campagne quand même, oui. Forcément, avec six mômes à charge, la mère de Nancy fait tout ce qu’elle peut mais Nancy grandit un peu comme une herbe folle dans le Sidney des années 20. Ce n’est peut-être pas du Dickens, mais ça n’est pas bien gai tout de même et elle en gardera le souvenir d’une enfance « sans amour » – je reprends ses mots.
– T’as intérêt à te forger le caractère.
– Oh oui – de cochon, dans son cas. La jeune femme n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds mais plutôt à botter des culs avec. A seize ans, elle décide qu’elle a fait le tour des joies de la vie de famille et se barre définitivement de chez elle, bien décidée à se donner les moyens de ne dépendre de personne. Elle commence par se trouver un job d’aide-soignante, se forme pour devenir infirmière et se barre d’Australie à la première occasion – l’aide financière d’une vieille tante qui l’avait à la bonne, en l’occurrence.
– Direction ?
– New-York puis l’Angleterre, où elle débarque avec 300 livres en poche au début des années 30.
– Faut une grande poche.
– … La monnaie, Sam. Pas des bouquins.
– Oh.
– Toujours est-il que la voilà à Londres, toujours aussi décidée. Elle a le culot du diable, la vie devant elle et une allure… Disons que quand elle rentre dans une pièce, tu ne peux pas la rater. Ce qui lui vaut d’ailleurs le lot d’emmerdements que tu peux imaginer, typiques d’une femme qui cherche à percer dans un milieu du journalisme qui considère que des femmes qui écrivent, c’est très bien et qu’on vient d’ailleurs de lancer deux pages Mode & Spectacles, un café pour en discuter, mademoiselle ? Un dîner, peut-être ?
– Heureusement que ça a changé.
– Huhu. Mais encore une fois, quand t’as grandi sur un continent comme l’Australie où absolument tout essaie de te tuer, ça doit lui sembler reposant… A 22 ans, elle est à Paris où elle bosse en free-lance pour un média américain du groupe Hearst. Enfin, disons qu’elle bosse la journée.
– Elle fait quoi, la nuit ?
– La Java, Sam, la grosse bamboche, que veux-tu qu’elle fasse d’autre que faire un foin de tous les diables dans toutes les boites de Pigalle ? Elle a la vingtaine, elle vit à Paris au et elle tient à peu près aussi bien l’alcool que Marion Ravenwood dans Indiana Jones, personnage qui tient à mon avis un petit peu d’elle, soit dit en passant. Mais n’anticipons pas.
– Voilà : n’anticipons pas.
– Bref, Nancy boit sec, n’a pas froid aux yeux et ne recule pas devant grand-chose. On la trouve de plus en plus belle, ce qui veut dire qu’elle doit déblayer à la pelleteuse les soupirants qui lui tournent autour, sans s’engager pour autant ; elle aime sa liberté, la vie, le champagne, la danse et son métier. Et elle bouffe tout ça à pleine dents jusqu’au jour où se présente l’occasion de sa vie. Son canard l’envoie à Vienne, puis Berlin.
– Ben c’est bien mais pourquoi ce serait l’occasion de sa v…
– Berlin en 1935.
– Oh.
– Comme tu dis. Elle y réalise toute une série de reportages et décroche une série d’interviews avec des personnages hauts placés dans l’appareil nazi. Des entretiens qui se déroulent d’ailleurs de manière tout à fait courtoise : on est en plein milieu de l’offensive de charme du régime nazi qui cherche à s’acheter une crédibilité dans les médias occidentaux sur l’air du « vous voyez bien que nous sommes des gens tout à fait raisonnables ».
– Voilà. On veut massacrer la moitié de la planète en commençant par les Juifs, mais de manière tout à fait raisonnable.
– Sauf que Nancy n’est pas tout à fait tombée de la dernière pluie et qu’elle se balade aussi sur le terrain.
– Un bon endroit pour mesurer l’écart entre les discours officiels et la réalité.
– Exactement. Une nuit, elle assiste à un spectacle qui la marque toute sa vie et qu’elle racontera dans un article : des nazis ont arraché une famille juive à son magasin et se sont amusés à déshabiller les parents et enfants et à les attacher à de larges roues de charrettes grâce à des cordes, dans la position de l’homme de Vitruve. Et ces braves gens raisonnables font rouler leurs victimes dans les rues, au milieu des torches, des rires et des injures, en les fouettant régulièrement. « Je me souviens être restée plantée là et m’être dit : je ne sais pas ce que je ferai pour ça, mais si un jour j’en ai les moyens, je le ferai. »
– Oh ben elle ne devrait pas tarder à en avoir l’occasion.
– Il s’en faut de quatre ans. Pour l’heure, Nancy revient en France où elle tombe amoureuse pour la première fois de sa vie d’un homme étonnant Henri Fiocca, qu’elle épouse un peu plus tard, en novembre 1939. Millionnaire, fils d’armateur, danseur de tango hors pair ; bref le dandy énervant dans toute sa splendeur, à première vue.
– Tu as bien dit novembre 1939 ?
– Oui, c’est encore la drôle de guerre mais les emmerdes ne vont pas tarder à voler en escadrille. Henri combat d’ailleurs à cette époque, avec la bénédiction de Nancy qui ne rêve que d’une chose : avoir le droit de rejoindre le front elle aussi. Pour reprendre ses mots, là encore : « Je déteste la guerre mais je ne vois pas pourquoi les femmes se contenteraient de tricoter des bonnets à leurs maris après leur avoir dit au revoir. »
– Laisse-moi deviner : elle n’aime pas tellement tricoter des bonnets.
– Pas trop, non. Elle était millionnaire, elle aurait pu rester dans son appartement parisien à regarder le monde s’effondrer en tirant sur un fume-cigarette, mais non : elle rempile pour faire le seul truc qui lui permet de se sentir à peu près utile et s’engage dans l’armée française, comme ambulancière. Et voilà Nancy qui pilote elle-même son camion médical militaire sur les chemins bombardés du Nord, au début de l’attaque allemande. Et crois-moi, ce n’est pas une partie de plaisir : elle évacue un paquet de blessés vers les côtes ou vers Dunkerque, jusqu’à l’ultime minute. Et puis la France tombe à genoux.
– Mais pas Nancy.
– Pas le genre, son mari non plus. A la seconde où la capitulation est signée, le couple entre en résistance. Henri a du pognon ? Il le consacre immédiatement à construire un des premiers réseaux de résistance depuis la zone libre, en l’occurrence sur ses terres marseillaises. Le réseau qu’ils rejoignent, monté par le Britannique Ian Garrow et le Belge Albert Guérisse, s’est fait une spécialité : recueillir les pilotes anglais abattus en France au cours de leurs missions et évacués vers la zone sud, les soigner, les exfiltrer, leur trouver des faux papiers, de l’argent, un abri, de la nourriture, des plans, des contacts…En trois ans, Nancy et son mari participent directement à l’exfiltration de plus de mille personnes de France, des pilotes donc, mais aussi des Juifs ou d’autres résistants, quand leur couverture est grillée. Nancy les charge de construire une filière clandestine via l’Espagne, et devient elle-même une messagère au passage. Ce qui lui vaut de constater un truc qu’elle va pouvoir vérifier pendant toute la guerre : la misogynie est un plus.
– Pardon ?
– Je m’explique : Nancy constate que les patrouilles des forces de Vichy s’intéressent surtout aux hommes, au moins au début de l’Occupation. Même chose du côté des agents allemands de l’armée ou de la Gestapo, qui ont un peu de mal à considérer les femmes comme une véritable menace.
– Ah oui, la guerre, cette affaire de bonshommes.
– Voilà, en gros. Après, ils ne sont pas non plus complètement idiots et finissent par comprendre qu’une femme joue un rôle de premier plan dans le réseau qu’ils n’arrivent pas à démolir. Mais ils n’en savent pas beaucoup plus en 1943, à part qu’elle se paye joyeusement leur fiole depuis trois ans. Faute de connaître son identité, ils lui donnent un surnom : la Souris blanche, die weiße Maus en allemand.
– Une souris blanche, qui courait dans l’herbe…
– A peu près. Et ils rêvent de la choper, la souris blanche. Ils en rêvent même tellement qu’ils la placent tout en haut de leur liste des personnes les plus recherchées, avec une prime de 5 millions de francs pour encourager les bonnes volontés.
– Ah tout de même.
– Oui, ce qui a tendance à faire monter la température autour du réseau. Nancy comprend qu’elle risque sa peau et cherche à fuir en utilisant sa propre filière, direction l’Espagne mais se fait choper sur la route, ou plutôt sur la voie ferrée. Elle saute bien du train en route, mais ça ne suffit pas : blessée par balle, elle se retrouve aux mains des membres locaux du club des Joyeux Gestapistes Associés.
– Qui l’identifient.
– Qui essayent. Ils la torturent bien comme il faut, beaucoup, longtemps – quatre jours. Elle ne leur dit rien, nada, zobi. Même pas son putain de nom.
– Résistante, la Souris.
– C’est le cas de le dire – et le lus beau, c’est que ça marche : ses geôliers la relâchent, convaincus de faire fausse route. Voilà Nancy libre – mais veuve sans le savoir.
– Oh merde.
– Oui, son mari a eu moins de chance. Il a été arrêté à Marseille et exécuté après avoir lui-aussi connu les joies des interrogatoires nazis, doublé d’un joli chantage affectif pas du tout dégueulasse.
– Du genre ?
– Les autorités accordent une visite à son père – mets toi à sa place, au pauvre papa : effondré de peine, il supplie Henri de parler. Henri ne répondra jamais autre chose que « Laisse-moi tranquille, Papa. »
– On te salue, Henri.
– Bien bas, oui. Nancy ne sait rien de tout ça, elle ne le découvrira qu’à la fin de la guerre, en retrouvant les compagnons de détention de son mari. De son côté, elle est enfin à Londres, où ça se passe moyennement bien avec les Français, qui ont tendance à la traiter de haut.
– Du coup ?
– Du coup Nancy leur tire un doigt et va taper à la porte du Special Operations Executive anglais, le fameux SOE, qui va vite comprendre l’intérêt de recruter une femme comme Nancy : bilingue, rodée à l’action clandestine, courageuse, calme solide et avec une envie de revanche qui brûle comme un soleil. Alors ils l’entraînent.
– A quoi ?
– A la couture et au bridge, Sam.
– Tu te fous de moi ?
– Oh oui. C’est le SOE, tu crois qu’ils la forment à quoi ? A tuer, déjà, mais pas seulement. Elle se tape le programme commando : maniement des armes, techniques d’espionnage, camouflage, sabotage, explosifs et j’en passe. En avril 44, Nancy est prête et on la parachute en France, au beau milieu de l’Auvergne. Mission : constituer des stocks d’armes et de munitions et construire avec les maquis locaux un réseau de communication radio.
– Facile.
– Oh et tant qu’on y est, aussi : prendre la tête d’un groupe de résistance chargé d’affaiblir les lignes allemandes en préparation du D-Day.
– Ah oui, tout de même.
– Une vraie partie de plaisir dans une France occupée par des Allemands à cran à l’approche d’un débarquement qu’ils savent imminent.
– L’atterrissage se passe bien ?
– Moyen. Elle se retrouve embrêlée dans un arbre, avec un groupe de résistants français un rien amusés en dessous. Evidemment, ça ne rate pas : d’après les mémoires de Nancy, l’un d’entre eux fait son beau gosse en lui sortant un « J’aimerais bien que tous les arbres portent d’aussi jolis fruits ».
– Oh ooooho.
– Oui, je pense qu’il a appris des injures dont il ne supposait pas l’existence, juste après un « come on, don’t give me that French shit ». Bref, ça part du feu de Dieu entre la jeune Australienne et les gars du maquis qui ont fait la connerie de se contenter de la résumer à une jolie fille en treillis. Et pourtant, en quelques semaines, Nancy va gagner leur respect.
– Par ses compétences et son expertise, j’imagine.
– Tu peux le dire, oui. Et aussi parce qu’elle les couche tous un par un à chaque soirée de beuverie, j’imagine.
– Disons que ça peut aider.
– Ca et le fait qu’elle a tendance à calmer sans douceur les ardeurs de ceux qui tentent vaguement de la draguer, oui. En tout cas, il ne lui faut pas deux mois pour devenir la patronne incontestée du secteur. Elle entraîne, forme et dirige l’action de plusieurs maquis – 7000 hommes en tout.
– Et une Souris blanche.
– Avant et après le jour J, Nancy mène directement toute une série d’opérations de guérilla et sabotage. Elle fait sauter un peu tout ce qui se présente, du dépôt d’essence, du pont, de la voie ferrée, de l’antenne radio, bref : elle réussit à foutre un merdier considérable derrière les lignes allemandes en déployant à peu près tout ce qu’elle a appris au SOE.
– Elle n’a jamais rencontré de soucis avec les Allemands ?
– C’est elle, le souci. Au cours d’une de ses missions, une sentinelle allemande aux aguets la repère – ben elle n’aurait pas dû, parce que Nancy en fait une sentinelle allemande froide, donc beaucoup moins aux aguets. Tout ça à mains nues pour ne pas faire de bruit, bien sûr.
– Bien sûr. Un beau soir, en revanche, ça part salement en burette : son convoi d’approvisionnement est attaqué par la moitié d’une division de Panzer – des SS, pas le genre à niaiser. Pas de bol : le camion qu’elle conduit personnellement est pris en chasse dans la foulée par un bombardier de la Luftwaffe qui l’aligne et boum, a pu camion. Nancy s’en sort in extremis.
– Mais sans camion.
– Sans que dalle. Elle n’a plus rien et son radio y est resté dans l’affaire. Reste plus qu’à se rentrer à pied – enfin en vélo, une machine qu’elle pique dans une ferme avant de se faire 400 bornes en 71 heures, en pleine France occupée, avec toute l’armée allemande au cul.
– En Auvergne, en plus. Ce n’est pas comme si c’était plat.
– Ou comme si elle venait de survivre à un bombardement. Ses compagnons ont cru avoir un peu trop forcé sur la bibine quand ils l’ont vu revenir et s’effondrer en larmes, épuisée de douleur et de fatigue – c’est encore elle qui le raconte : « I couldn’t stand up, I couldn’t sit down. I couldn’t do anything. I just cried ».
– Elle a dû mettre un moment à s’en remettre, là, quand même.
– Tu parles. Trois jours plus tard, elle prenait d’assaut un détachement nazi à qui elle et ses hommes ont sévèrement botté le cul. Résultat : à la fin de la guerre, Nancy est la femme la plus décorée de la Seconde Guerre Mondiale, avec une Légion d’Honneur, trois Croix de Guerre, une médaille de la Résistance, une médaille de la liberté et deux ou trois breloques de plus.
– J’ai une question.
– Tu as toujours des questions.
– Tu fais QUOI, après la guerre, quand t’as eu un parcours pareil ?
– Elle a continué de bosser pour le SOE et a passé le reste de sa vie à témoigner, avec le franc-parler qu’on lui connaît –un peu comme Lucie Aubrac, ce n’était pas franchement le genre à faire dans le romanesque ou l’héroïsation a posteriori. Elle n’a pas oublié les trucs moches. Elle s’est remariée quelques années après la guerre avant de retourner vivre en Australie, puis de s’installer en Angleterre pour y passer ses dernières années, années qu’elle a passé à continuer de descendre ses six gins par jours. Et puis elle a fait comme tout le monde : elle a cassé sa pipe en 2011, juste avant son 99e anniversaire. Quelques années avant, dans une dernière interview, elle avait eu une phrase à la Nancy Wake : « Si un gars comme Saint-Pierre existe, je vais lui faciliter la tâche tout de suite : je plaide coupable pour absolument tout. »
– Elle est enterrée en France ?
– A sa demande, oui. Enfin dispersée, plutôt : ses cendres ont été éparpillées dans le bois de Verneix, à quelques kilomètres de Montluçon, pas loin de là où on l’avait parachutée quelques décennies plus tôt.
2 réflexions sur « Une souris et des hommes »
Prévenez quand vous allez nous remuer les tripes, je suis tout frissonnant maintenant. Merci pour ce plaisir du dimanche matin.
Non non t’inquiète, c’est juste poussière dans l’oeil là…
Grande dame.