A fond !

A fond !

– Allez, j’en ai une facile pour toi. Concentre-toi.

– C’est bon.

– T’es prêt ?

– Plus que jamais.

– Alors, quel est le premier objet envoyé dans l’espace par l’humanité ?

– Ah, je sais ! Spoutnik ! C’est Spoutnik. Mis en orbite le 4 octobre 1957 depuis la base de Baïkonour. Spoutnik est lancé par un propulseur Semiokra R-7, qui était en fait le premier missile intercontinental développé par l’Union Soviétique.

– En effet, c’est…

– Le Semiorka R-7 est propulsé par des moteurs-fusées à ergol liquide équipés de déflecteurs de jet mobiles qui permettent d’orienter la poussée et de contrôler la trajec…

– Donne-moi ce téléphone ! Tu triches.

– Mais, enfin, non. Bref, c’est Spoutnik.

– Oui. Ou pas.

– Comment ça ou pas ?

– Certains contestent à ce brave bidule à bip-bip le titre de premier objet expédié en orbite.

– Ah oui, d’accord, je vois. Pis pendant qu’ils y sont, ils contestent aussi Apollo 11, ou expliquent que de toute façon on ne peut pas mettre un objet en orbite autour d’une planète plate. Obscurantistes crétins.

– Non non, pas du tout. Je te parle d’une idée qui ne remet pas en cause la physique ou l’intelligence, bien au contraire. En vertu d’expériences et de calculs tout ce qu’il y a de plus sérieux, il se pourrait que Spoutnik ait été précédé de quelques mois par un autre objet.

– A savoir, je te prie ?

– Une plaque d’égout.

– Une quoi ?

– Tu m’as très bien entendu. Une plaque d’égout.

L’espace; frontière de l’infini…

– Tu es en train de me dire que des gens pensent qu’on a mis sur orbite une plaque d’égout ?

– C’est ça. Et ça peut se discuter.

– J’en ai la ferme intention.

– Attends, tu vas comprendre. Bon, pour être tout à fait honnête, c’était pas n’importe quelle plaque d’égout. Pas celle que tu peux trouver dans la rue.

– Reprends du début, si tu veux bien.

– Volontiers. Nous sommes aux Etats-Unis en 1957. L’armée est encore très loin d’avoir fini de découvrir et de s’amuser avec son nouveau jouet.

– Lequel ?

– La bombe atomique, nouille.

– Ah, on va parler essais nucléaires.

– Ben oui, je te rappelle que c’est un de nos sujets favoris. En 1957 donc, il est question de lancer un programme de tests particulièrement ambitieux, puisqu’il prévoit pas moins de 29 explosions entre mai et octobre, qui plus est toutes sur le territoire continental des Etats-Unis.

– Rien que ça ?

– Mais oui. L’opération est dénommée Plumpbob, que nous allons traduire comme des cochons un traducteur automatique par Bob le Plombier, parce qu’on fait ce qu’on veut et ça nous amuse.

– Un cousin de Mario sous testostérone.

– C’est l’idée. Plumbob recouvre donc toute une batterie d’essais divers et variés, dont un certain nombre incluent des cochons exposés aux explosions et aux radiations avec différents degrés de protection pour en tester les effets.

« Encore du porc ?! J’espère qu’il est moins brûlé qu’hier. »

– On fait mumuse avec ses gros pétards.

– Si tu veux. A noter que le programme de Bob le Plombier prévoit notamment les premiers tests souterrains de l’histoire des Etats-Unis. Semblerait en effet qu’au bout d’un moment quelqu’un se soit dit qu’envoyer toutes ces radiations dans le ciel pur de la mère-patrie, même dans le Nevada, c’était peut-être pas l’idée du siècle.

Pfff, n’importe quoi… »

Les explosions en question, les souterraines, sont pour une raison qui m’échappe appelées Pascal (après que le nom Galilée ait été initialement retenu). Pour Pascal-A, un trou cylindrique de 1 mètre de large pour 150 mètres de profondeur est creusé, au fond duquel on dépose une bombinette.

– Oh, comme c’est mignon.

– Non mais vraiment, il s’agit en fait d’un test de sécurité, la bombe en question n’est censé dégager qu’une puissance d’un gros kilo de TNT. Pour le coup, c’est vraiment pas grand-chose.

– Effectivement.

– Sauf qu’il y a comme un imprévu.

– Ouuuuh, un imprévu sur un test nucléaire, mais qu’est-ce qui pourrait bien se passer…

– La puissance de l’explosion dépassé un peu les prévisions.

– Un peu comment ?

– Un peu comme 50 000 fois plus. Soit l’équivalent d’une cinquantaine de tonnes de TNT, en fait.

– Y’en un peu plus, je vous le mets quand même ?

– Voilà. Selon les mots de Robert Campbell, le physicien en charge du test, qui a lieu la nuit, ça donne : « La plus belle chandelle romaine que j’ai jamais vue. C’était magnifique.».

– Des grands gamins.

– Y’a un peu de ça. L’équipe comprend également Robert Brownlee, qui est lui astrophysicien et en charge de la conception des tests. Pour Pascal-B, il reprend la même installation, mais prévoit cette fois un bouchon de 2 tonnes de ciment juste au-dessus de la charge, plus une plaque de fer de quelques 900 kg au sommet du puits. La fameuse plaque d’égout.

– Quelque chose me dit qu’elle ne va pas rester en place.

– Non, en effet. D’autant que la charge est cette fois autrement plus massive, soit l’équivalent de 300 tonnes de TNT. Brownlee fait des calculs, et aboutit à la conclusion que le ciment sera vaporisé en l’espace de quelques millisecondes, et que la plaque va connaître le destin d’un bouchon de champagne. Il en parle à Bill Ogle, le chef adjoint de la direction des tests. Qui lui demande alors à quelle vitesse partira la plaque.

– De grands gamins, je te dis.

– Brownlee lui répond qu’il n’en sait rien, il a juste calculé la force qui serait appliquée sur le « bouchon », sans tenir compte de la gravité, des frottements, ou de la capacité de résistance de laplaque. Ogle insiste, Brownlee se répète, puis de guerre lasse lui répond que le projectile pourrait atteindre plusieurs fois la vitesse de libération.

– Mais qu’est-ce donc ?

On en a déjà parlé. C’est la vitesse que doit atteindre un objet pour s’arracher à l’attraction terrestre et aller en orbite ou au-delà. Soit environ 11,2 kilomètres par seconde. Par conséquent, l’équipe décide d’installer une caméra très rapide, qui prend mille images par seconde, pour filmer la chose. Et le 27 août 1957, l’opération Pascal-B est lancée.

Mesdames et messieurs, la science.

– J’en conclus que notre brave plaque de fer est partie dans l’espace.

– C’est pas si simple. Elle est partie, ça oui. Elle est même partie très vite. La caméra n’a pu prendre qu’une seule image d’elle[1], ce qui ne permet pas une mesure exacte, mais une estimation minimale : le projectile a décollé à quelque chose comme 60 km/s.

– 60 ?! Pour une vitesse de libération de 11,2 km/s ?

– C’est ça. Plus de 5 fois la vitesse nécessaire pour quitter la Terre au moment du « décollage », ce qui correspond à peu près à ce que Brownlee avait calculé.

– Et tout ça le 27 août, soit près d’un mois et demi avant Spoutnik. D’accord, je m’incline. C’est manifestement le premier objet mis en orbite par l’humanité.

– Sauf que…Brownlee lui-même n’y croit pas, même s’il ne l’exclut pas complètement au plan théorique. Il l’a dit à plusieurs reprises. Il paraît plus vraisemblable que la friction de l’air l’ait suffisamment ralenti pour qu’elle soit retombée au sol plusieurs (dizaines de) kilomètres plus loin, voire qu’elle se soit vaporisée avant d’atteindre la très haute atmosphère.

– Indépendamment de toute conception politique sur le duel Etats-Unis/Union Soviétique, je préfère penser, pour la gloire de la conquête spatiale, que le premier objet mis sur orbite fut un satellite intentionnellement conçu à cette fin, plutôt qu’une grosse plaque de fonte posée sur un pétard géant.

– Je suis d’accord. Cela dit, même notre si bouchon de fer n’a pas rejoint l’espace, il détient cependant un record : celui de l’objet le plus rapide jamais lancé par l’homme. A quelque chose (une fois encore, le calcul se base sur une seule image, il est donc imprécis, on peut se permettre des approximations) comme 210 000 km/h, il allait évidemment plus vite que tous les véhicules terrestres, aériens, et même spatiaux jamais conçus. Ce record n’a été battu qu’à deux occasions, par deux sondes spatiales. La première était Helios 2, qui comme son nom l’indique tournait autour du Soleil. De ce fait, à son point le plus proche de notre étoile, elle était soumise à une intense accélération en raison de la force gravitationnelle énorme. En 1976, elle a ainsi dépassé les 252 000 km/h (70 km/s). Et puis 40 ans plus tard, c’est la sonde Juno qui se précipitait de la même façon vers Jupiter, à environ 265 000 km/h (73 km/s).

– Oui mais enfin c’est triché, elles utilisaient l’attraction gravitationnelle de deux objets super-massifs.

– Exactement. Alors que notre plaque d’égout ne bénéficiait que de son accélération initiale. Donc moi, je dis record.

– Je suis d’accord. Ca mérite de faire péter un bouchon, tiens.


[1] A ce jour l’enregistrement est encore classifié, nous en sommes les premiers désolés.

3 réflexions sur « A fond ! »

  1. En ouvrant l’article je me suis dit qu’on parlerait des pariser Kanonen et des V2 (qui après vérification n’atteignent pas tout à fait 100km d’altitude malgré des scores honorables). Et j’ai donc été doublement surpris ^^

  2. Vous oubliâtes le sieur Cyrano de Bergerac, arraché à l’attraction terrestre par des moyens de son invention, ainsi que Barbican et Ardan, puis Barbenfouillis, et quelques autres encore. Y’en a que pour les super-puissances, avec vous, y’en a marre !
    Mais merci quand même pour l’anecdote. Comme quoi, avant l’autre niais et sa voiture, ils avaient déjà l’habitude de mettre n’importe quoi en orbite.

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