Agent provocateur

Agent provocateur

– Hey, bien le bonj…

– Ah non ! Non, non non. Je connais cette tête, et je te le dis tout net : je ne l’aime pas du tout.

– Eh bien je te remercie, vraiment. C’est celle que je me trimballe depuis quelques décennies maintenant, ça fait plaisir. Alors puisqu’on est partis à se parler franchement, tu veux que je te dise ce que je pense de la tienne, hein ?

– C’est pas ce que je…

– Je me doute bien que ce n’est pas ce que tu voulais, mais c’est trop tard, il fallait y penser avant, alors voilà, si tu ceux tout savoir, tu ressembles à…

Ne nous attardons pas sur ce déballage navrant. Regardez plutôt un ourson polaire.

– Wahou, ok, quelqu’un avait besoin d’évacuer, on dirait. Bon, maintenant que tu es calmé, je vais préciser : je connais cette tête, c’est celle que tu fais quand tu prépares un coup fumant. Typiquement ce petit air lubrique que tu arbores quand tu t’apprêtes à mettre un peu de zizanie.

– Pas du tout.

– C’est ça. Avoue, tu as trouvé quelque chose de bien croustillant ? Genre pour « changer la perspective » sur un fait bien connu à travers un aspect moins glorieux, ou « nuancer » une figure respectée, comme un vil iconoclaste.

– Iconoclaste, pfff, c’est bien mon genre. Je ne cherche qu’à contextualiser les choses.

– Bien sûr.

– C’tes une question d’approche. Entre nous, qu’est-ce qui est le plus intéressant, la figure du héros vertueux et parfait tout du long, ou une histoire de rédemption qui conduit celui qui était bien mal parti à se poser les bonnes questions, dépasser ses turpitudes passées, et devenir un modèle d’autant plus admirable qu’il revient de loin ?

– Hum, je dois bien admettre que la deuxième catégorie est souvent plus édifiante.

– Je suis bien d’accord.

– Et c’est ce que tu as déniché, c’est ça ?

– Tout juste. Je suis en mesure de te raconter comment l’homme qui est devenu l’un des Justes les plus connus au monde était initialement parti sur une toute autre voie.

– Un Juste ? Tu veux dire un de ceux qui, au péril de sa propre vie, a sauvé des vies juives pendant la Seconde Guerre ?

– Exactement. Et pas n’importe lequel, celui qui bénéficie certainement de la plus grande notoriété. Notoriété qu’il n’a absolument pas volée, que ce soit bien clair. On parle bien d’une figure admirable, d’un modèle, d’un héros.

– Ah ben je devrais le connaître alors.

– Sans aucun doute. Ne réfléchis même pas, LE gars qui a sauvé des centaines de personnes des camps ?

– Euh…ben évidemment il y a…non, quand même pas !

– Si si.

– Tu vas pas me dire que… ?

– Je vais te le dire.

– Tu n’as quand même pas trouvé des trucs sales à propos de… Oskar Schindler ?

– Lui-même.

– Nooon, mais non quoi. D’abord tu réhabilites le nom de de Goering

– Hé, uniquement le nom de famille, hein !

– Et maintenant tu vas me dire que Schindler a fait de sales trucs.

– Il a mal commencé. La rédemption te dis-je. Ses actes héroïques n’en sont que plus admirables.

– (Soupir) Bon, d’accord, vas-y alors. Qu’est-ce qu’il y a de bien très recommandable dans le passé de Schindler ?

– Oh, pas grand-chose. Il a simplement, comment dire, contribué à provoquer le déclenchement de la Seconde Guerre Mondiale.

– Rien que ça, vraiment ?

– Je suis désolé, c’est comme ça. Ce n’est pas moi qui décide.

– C’est marrant, mais j’ai toujours considéré que le type responsable du conflit s’appelait plutôt Adolf.

– Evidemment, sans aucun doute, je ne vais même pas commencer à envisager de prétendre le contraire. Mais même un dictateur allumé qui a pour projet évident de se lancer dans la guerre a besoin de respecter un minimum les apparences. Il était décidé à partir en guerre quoi qu’il arrive, il n’y a aucune question à ce sujet, mais il lui fallait néanmoins un prétexte.

– Et tu vas me dire que ce prétexte a été fourni par Oskar Schindler ?

– Pour partie. Pour le comprendre, il faut revenir sur le passé de celui qui finira par incarner la résistance au nazisme par excellence. Autrement dit, Schindler avant la guerre.

– Je dois avouer que je n’en sais pas grand-chose.

– C’est que le personnage n’a alors rien de remarquable ni exemplaire. Au milieu des années 30, Schindler était un homme d’affaires à la ramasse, au chômage, porté sur la boisson, et endetté. Il s’est essayé à différentes activités, depuis la volaille jusqu’à la banque, sans succès, et a essayé de se refaire par des moyens plus ou moins légaux. Il est arrêté à plusieurs reprises et condamné à de la prison pour des escroqueries, des menaces, et des bagarres.

Et il ne ressemble même pas à Liam Neeson en plus ! Truand !

– C’est pas bien brillant.

– Pas vraiment, non. Pour autant, il a réussi à croiser en soirée un responsable de l’espionnage nazi, et il lui fait bonne impression. Il se fait ainsi recruter dans l’Abwher, le renseignement militaire allemand.

– Les nazis ont cette espèce de talent pour trouver les bons profils, c’est toujours impressionnant.

– Je ne te le fais pas dire, et au vu de la suite son recruteur a manifestement eu le nez creux. Oskar est dépêché à Ostrava, en Tchécoslovaquie, où il s’y prend comme un pied. Il ne se donne pas la peine de se présenter sous une identité d’emprunt, et commence donc à se renseigner sur les défenses militaires tchécoslovaques sous le nom de Schindler, et en plus de façon pas particulièrement discrète.

« Bonjour, je ne suis pas un espion, appelez-moi Oskar. »

Ce qui conduit à son arrestation. Il plaide coupable et est condamné à mort pour activités d’espionnage en août 1938. Heureusement pour lui, l’Allemagne accapare les Sudètes deux mois plus tard, et il est libéré.

– Ca en fait un qui a dû être soulagé par cette annexion. Et c’est la fin d’une carrière dans l’espionnage que nous qualifierons de…pas convaincante.

– Mais pas du tout. Pourquoi voudrais-tu mettre fin à un parcours si prometteur ? Juste en passant, ce sera utile pour la suite, on rappelle que pour justifier sa demande d’annexion des Sudètes, Hitler avait mis en avant des attaques subies par des Allemands habitant dans la région. Ce qui n’était pas inexact, mais il ne s’agissait que d’incidents rares et limités. L’Allemagne avait donc dépêché sur place plusieurs agents pour monter de fausses agressions et diffuser de la propagande anti-allemande. Elle s’était ensuite servi de ces événements pour appuyer ses exigences, et obtenir satisfaction. Avant d’envahir le reste de la Tchécoslovaquie en mars 39, puis de s’intéresser à la Pologne, en demandant le retour du couloir de Dantzig dans le territoire allemand. La France et la Grande-Bretagne refusent, et se portent garantes de l’intégrité des frontières polonaises.

– Je note ça quelque part.

– Pour en revenir à Schindler, en dépit de son bilan plutôt pas brillant, il est promu au sein de l’Abwehr. Il adhère d’ailleurs au parti nazi en 1939. Il devient commandant en second du renseignement, toujours pour le secteur d’Ostrava.

– Ils savent promouvoir les talents.

– On ne va pas se plaindre qu’ils soient régulièrement incompétents. Oskar dirige une équipe d’une vingtaine de personnes, et ses activités incluent notamment la surveillance des principales routes polonaises du secteur, ainsi que le passage d’armes et de combattants en Pologne.

– Pour y créer de problèmes ?

– Tout à fait. Le secteur de Schindler comprend notamment de la ville de Gleiwitz, allemande à l’époque et aujourd’hui polonaise sous le nom de Gliwice. Gleiwitz se situe tout près de la frontière avec la Pologne, et est dotée de la plus haute construction en bois d’Europe à l’époque, une tour de transmission radio de 118 mètres. Surnommée la Tour Eiffel de Silésie, elle existe toujours de nos jours, et c’est peut-être la seule tour de transmission en bois qui reste au monde, même si elle n’est plus en activité.

Une antenne en bois, parce que le bois c’est conducteur.

– Uh, d’accord, merci pour les informations touristiques.

– Ah mais il ne s’agit pas simplement de te renseigner sur les points saillants de la Silésie. La tour de Gleiwitz va jouer un rôle de premier plan dans le déclenchement de la guerre. C’est en effet un des principaux objectifs de l’opération Himmler.

– L’opération Himmler ? Je voudrais bien que ce soit le projet d’élimination de ce gros fumier, mais quelque chose me dit que ce n’est pas ça.

– Malheureusement non, c’est presque tout le contraire. On en revient à ce que je te disais : pour déclencher une guerre, il faut un prétexte. Même s’il ne résiste pas bien à l’examen, même s’il est tiré par les cheveux. Ainsi, à l’été 39, alors qu’il ne fait aucun doute pour personne qu’Hitler en a après la Pologne, la presse allemande se faisait depuis plusieurs mois l’écho de sévices et tortures subies par des Allemands résidant en Pologne. Mais il en fallait plus pour justifier une invasion.

– Ils n’ont qu’à dire que le gouvernement polonais est nazi…ah non, attends, ça marche pas à l’époque.

– Hitler compte lancer les actions d’intox dans les semaines précédant l’invasion, afin de faire passer les Polonais pour responsables de provocations et agressions contre l’Allemagne, et créer selon ses propres mots un « casus belli de propagande ». La crédibilité de ces opérations lui importe peu, l’essentiel est qu’elles permettent sur le coup de lancer l’offensive. Pour reprendre encore ses termes, l’histoire ne demandera pas au vainqueur de se justifier.

– On ne peut malheureusement pas lui donner tort. Il pourrait dire que la Pologne dispose d’usines mobiles d’armes de destructions massives, par exemple.

– C’est pas l’option retenue. La mission est confiée aux SS, et plus spécifiquement à Reinhard Heydrich.

– Le nom ne me dit rien.

– Pour dire les choses simplement, Heydrich est une caricature de méchant, un esthète du mal. Il pratique le violon suffisamment bien pour être concertiste, c’est un escrimeur de niveau olympique, ainsi qu’un as de l’aviation, et l’adjoint d’Himmler depuis 1933. Il joue notamment un rôle majeur dans l’organisation de la Nuit des longs couteaux, des Einsatzgruppen, et de la Solution finale. Hitler le qualifie « d’homme au cœur d’acier », et de fait il est d’une redoutable efficacité.

– Effectivement, il coche à peu près toutes les cases.

Et il a la tête de l’emploi.

– En 39, Heydrich est à la tête  du service de sécurité du parti, autrement dit les renseignements internes, souvent chargé des basses-œuvres d’Hitler. Puis il deviendra vice-gouverneur de Bohême-Moravie et directeur de l’Office central de sûreté du Reich. Et mourra suite à un attentat à Prague en juin 42.

– Et c’est une excellente chose.

– On ne va pas le pleureur. En attendant Heydrich est donc chargé en août 39 de mener à bien les actions d’intox qui justifieront l’invasion de la Pologne, qui est déjà programmée d’ici quelques semaines. Il propose donc l’opération Himmler, du nom de son patron.

– Parce que c’est aussi un infâme lèche-cul.

– Ca me va. Début août 39, Heydrich constitue donc une équipe de SS, et leur explique qu’ils vont mener une série d’opérations d’intox pour faire croire à des attaques polonaises sur le territoire allemand. Pendant que des troupes se massent à la frontière. Le plan comprend ainsi des attaques sur le poste douanier du village de Hochlinden et le relais de chasse de Pitschen. Deux sites allemands proches de la frontière. Mais aussi la tour de Gleiwitz. Elle doit être « capturée » dans la violence par des insurgés polonais, qui s’en serviront pour diffuser des messages anti-allemands.

– C’est pas subtil, mais ça peut être efficace.

– Signe de son importance, l’opération de Gleiwitz sera menée par un Einsatzgrupp sous le commandement d’Alfred Naujocks, l’homme de main de Heydrich. Ils sont installés dans un hôtel de Gleiwitz. Leur couverture est qu’il s’agit d’un groupe d’ingénieurs chargés de prospections minières dans le secteur. Et qui participe également à la préparation de l’opération ?

– Oskar Schindler ?

– Lui-même. Il est chargé de fournir des armes, de l’équipement, et des cigarettes polonaises, bref tout le nécessaire pour faire passer les agents provocateurs pour les Polonais. Cela dit, il ne s’en sort pas si mal puisque ce n’est pas lui qui doit s’occupe d’apporter les conserves.

– Ils n’ont peut-être pas besoin d’un réseau d’espionnage pour gérer les casse-croûtes.

– Euh, non. Les « conserves » ce sont les cadavres des « assaillants » de Hochlinden et Pitschen qui seront mis en scène pour montrer à la presse la réalité des attaques. Six prisonniers du camp de concentration de Sachsenhausen (ouvert en 1936) sont ainsi tués par injection létale avant de prendre une balle dans le visage pour empêcher l’identification.

« Avant de mourir, ils ont déclaré vouloir envahir l’Allemagne, puis tuer tous les chatons du monde. »

– Je dirais bien quelque chose, mais après tout les Britanniques lanceront une opération « Viande hachée » quelques années plus tard.

– Les militaires sont des poètes. Les attaques doivent initialement être lancées le 25 août, alors que l’invasion de la Pologne est programmée le 26. Elle est néanmoins reportée d’une semaine dans la mesure où Hitler a encore des doutes quant à l’attitude des alliés de la Pologne. Finalement, c’est le 31 août qu’Heydrich envoie à son équipe le message téléphonique codé qui signifie le lancement de l’opération Himmler : « grand-mère est morte ».

– J’imagine que « la Pologne est mourante » c’était un peu trop évident.

– A 20h, un commando de sept SS, déguisés en insurgés polonais, s’empare de la tour de transmission de Gleiwitz, occupée par trois pauvres techniciens. Et réalise après une dizaine de minutes à chercher partout qu’il ne s’agit que d’une tour de diffusion. Le studio est situé à plusieurs kilomètres, et communique les programmes à transmettre par câble. Autrement dit, il n’y a pas de quoi prendre la parole au niveau de la tour.

– J’aime bien cette façon qu’à l’histoire de nous rappeler régulièrement que les nazis sont quand même aussi des gros blaireaux.

– C’est toujours utile. La tour est cependant dotée d’un micro dit « de tempête » pour les messages d’urgence. Les attaquants l’utilisent donc pour diffuser le message suivant (en polonais) :

« Votre attention ! Ici Gleiwitz. La station est désormais entre les mains polonaises. »

Et c’est tout, la transmission est interrompue après ces quelques mots, sans qu’on sache s’il s’agit d’un problème technique ou si un technicien a réussi à leur couper le sifflet.

– Au vu de ce qui précède, je n’exclus pas qu’il y en ait un qui se soit pris les pieds dans un fil.

– Possible. Pour crédibiliser le tout, un corps de supposé attaquant sera également mis en scène à Gleiwitz. Il ne s’agit pas d’un prisonnier de camp, mais d’un fermier allemand de nationalité de polonaise âgé de 43 ans, soupçonné de ne pas être suffisamment loyal à son pays d’accueil : Franciszek Honiok. Il est parfois qualifié de premier mort de la Guerre, puisqu’il a été tué le 31 août au soir.

« L’idée n’était vraiment pas de lancer un mouvement. »

– La transmission a été limitée, mais j’imagine que l’objectif est atteint.

– Tout à fait. Les médias allemands diffusent très rapidement la nouvelle, faisant état d’une attaque polonaise sur plusieurs installations proches de la frontière, dont la tour de Gleiwitz. L’information est également reprise à l’international.

Dès le lendemain, les chars allemands entrent sur le territoire polonais, et on connaît la suite.

– Reconnais quand même que la participation de Schindler est minime.

– Il n’apporte qu’une aide logistique, je suis d’accord, et puis de toute façon il est évident que l’invasion de la Pologne aurait été lancée tôt ou tard, quoi qu’il arrive. Pour autant, Schindler est qualifié de criminel de guerre par les gouvernements tchèque et polonais pour sa participation à l’opération Himmler. Il continue à travailler pour l’Abwher par la suite, et jusqu’en 1940. Sa dernière mission consiste à enquêter sur des membres du personnel de l’ambassade allemande en Turquie. Puis il revient à Cracovie, où il a récupéré la direction d’une usine d’émail auparavant détenue par des propriétaires.

– Et c’est là qu’il devient un héros.

– Absolument, il réussit à sauver environ 1 200 Juifs de l’extermination, et il mérite notre admiration inconditionnelle pour ça. Mais le fait est qu’il a commencé comme espion du Reich.

– Il a fait l’ascenseur moral.

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