Que d’eau, que d’eau

Que d’eau, que d’eau

– Ben voilà, tout le monde est parti.

– Et il va falloir ranger.

– Non mais ça, encore, ce n’est pas tellement le problème.

– Je crois que tu n’as pas vu l’état du salon.

– C’est du matériel, tu sais. Seulement du matériel.

– Ben j’aimerais bien que tu ranges le matériel. Il y a des paillettes jusque dans le congélateur et le chat est en train de s’époumoner dans une langue de belle-mère.

« Poueeeeet ».

– Je m’en occuperai, Marie Kondo. Mais c’est secondaire. Tu ne ressens pas toute la brutalité de ce sentiment de solitude, quand tu te retrouves seul au lendemain d’une soirée ?

– Ah ben merci, sympa.

– Non mais tu fais partie des meubles, toi. Je pense à toute cette foule joyeuse qui chantait, plaisantait, dansait…

– … vidait la cave…

– Aussi.

– … Dessinait des biroutes sur les murs…

– Ah oui ? Pas grave. On foutra un cadre autour et on dira que c’est de l’art contemporain. Bref : je me sens seul. Seul et vide.

– Tu m’as plutôt l’air complètement plein, pourtant. Et puis crois-moi, ça n’est pas ça, la solitude.

– Parce que tu t’y connais en solitude, toi ?

– Moi non. Mais Alexander Selkirk, oui.

– Qui ça ?

– Alexander Selkirk, marin de son état. Et champion du monde de solitude.

– Jamais entendu parler.

– De lui peut-être pas mais de son double, forcément.

– Vas-y, ça m’occupera l’esprit pendant que je commence à ranger. Pourquoi ça colle, ici ?

– Tu ne veux pas savoir. Revenons à Selkirk dont l’histoire commence à devenir intéressante en octobre 1704, dans le Pacifique Sud. Et crois-moi, ton blues de lendemain de teuf n’a pas la moindre chance de pouvoir rivaliser avec le sien quand il a vu repartir la chaloupe qui venait de le déposer sur la grève de galets luisants et sombres de Mas a Tierra, une des trois îles de basalte noir qui forment le petit archipel de Juan-Fernandez. Soit à 400 milles marins des côtes chiliennes.

– Oui non là, d’accord, je me vois mal rivaliser.

– Le plus beau, c’est que Selkirk était encore sailing master des rameurs quelques heures plus tôt. Un officier haut placé, en gros.

– Une mutinerie ?

– Même pas. Pour comprendre comment on en est arrivés là, il faut repartir en arrière de quelques semaines et embarquer sur le Cinque Ports, un navire corsaire de 16 canons qui écume les mers du Sud à la poursuite des bâtiments espagnols pour la plus grande gloire de la Couronne britannique et de la reine Anne.  

– Et pour le pognon.

– Oui, aussi. Le hic, c’est que le Cinque Ports est un vieux navire dont la longue course en mer a sérieusement fragilisé la structure. C’est bien ce qui préoccupe les 65 marins du Cinque Ports, un surtout – Alexander Selkirk, donc, 28 ans à cette date. Son poste de sailing master en fait grosso modo le second du capitaine Thomas Stradling.

– A 28 ans ? Propre.

– Pas mal pour un fils de tanneur et de cordonnier qui n’avait pas mis les pieds sur le pont d’un bateau de la Royal Navy avant ses 19 ans, oui. Le truc, c’est que dans la série management toxique version marine à voile, on est pas mal. Les deux hommes ne peuvent littéralement pas se voir en peinture, ce qui est un poil emmerdant quand on est coincé sur le même navire pour plusieurs mois. Et ça merde à tous les niveaux, personnel et professionnel. Sur le premier plan, déjà, Selkirk est écossais et en bon fils des Highlands, apprécie assez peu qu’un Anglais lui donne des ordres, galons ou pas. Ajoute à ça que Selkirk a la tête dure et depuis l’enfance. Il est né à Lower Largo, un village de pêcheurs à l’est de l’Écosse et il a toujours eu la réputation d’être une tête brûlée douée d’un certain sens de la provocation. C’est d’ailleurs pour éviter de se présenter devant le kirk-session, un tribunal lié à l’église, qu’il a fini par embarquer sur le premier navire venu à 19 ans. Neuf ans plus tard, Selkirk est reconnu pour ses compétences, au point qu’il supporte mal qu’on lui apprenne son métier, même quand ça vient du capitaine Stradling.

– Et Stradling l’emmerde à quel sujet ?

– Un peu tout, mais il y a un point sur lequel Selkirk ne cède pas d’un pouce : vieux et délabré, le Cinque Ports prend l’eau de toute part et à ses yeux, il faut impérativement prendre le temps de calfater la coque.

Sinon ça donne ça.

– Patrons du principe que je suis une buse en navigation.

– En mer, les coques de bois ont tendance à se faire salement malmener au fil des semaines à cause des mouvements de la mer et du gréement. Ça fait jouer les planches qui finissent par se dissocier. Pour retrouver de l’étanchéité, il faut calfater, c’est-à-dire combler les fentes avec un peu tout, de la filasse, du goudron… C’est chiant, c’est long, mais c’est indispensable et lorsque le Cinque Ports jette l’ancre près de l’archipel Juan-Fernandez, Selkirk croit que son capitaine va enfin entendre raison – mais non.

– Mais il ne serait pas un peu con, le capitaine ?

– C’est en tout cas le point de vue de Selkirk qui jure ses grands dieux qu’il préférerait qu’on le laisse ici plutôt que de reprendre la mer.

– Oh-oooh.

– Voilà. Stradling se fait une joie de le prendre au mot et ordonne séance tenante qu’on abandonne son sailing master sur place. À peine lui laisse-t-on emporter quelques outils, un pistolet, de la poudre et des balles.

– C’est au moins ça.

– Ce n’est pas tellement par grandeur d’âme, sauf si tu estimes que lui fournir les moyens de se loger une balle dans le crâne plutôt que de crever à petit feu tient de la grandeur d’âme.

– Oh.

– Oui, à ce moment précis, personne ne donne cher de la peau d’Alexandre Selkirk, à commencer par lui-même, perdu sur une île qu’il ne connaît pas, entre ciel et mer. Il pourrait tout aussi bien être déjà mort, pour peu qu’il se laisse aller.  

– Mais il ne se laisse pas aller ?

– Nope. L’instinct de conservation est le plus fort. Selkirk commence par faire le point sur ce qui peut l’aider. Il a ses vêtements, une arme, un peu de poudre, un chaudron, un couteau, une hachette, et quelques bricoles. Et une Bible.

– Il se retrouve tout seul avec sa Bible et son couteau, quoi.

– Voilà.

– C’est peu.

– Mais c’est déjà quelque chose. Les premiers temps, Selkirk n’ose pas s’aventurer vraiment dans l’épaisse forêt qui recouvre l’essentiel de l’île. Il la traverse une fois, le temps de grimper sur la montagne qui domine la petite baie où on l’a marronné, mais il ne tarde pas à revenir sur la plage.

« Non mais d’accord, c’est joli, mais on sent que ça va être galère pour le ciné. »

– Enfin ça n’est peut-être pas le moment de se baigner, merde.

– Oh crois-moi, il pense à tout sauf à faire des ploufs avec une bouée canard. Il craint surtout de rater la voile d’un navire qui passerait assez prêt pour apercevoir ses signaux – après tout, l’île est certes déserte, mais pas inconnue des marins. Et puis c’est un gamin de pêcheur, devenu marin : la forêt, ça n’est pas son univers. Il en craint la profondeur, les bruits et les animaux.

– Il s’organise comment ?

– Il passe les premiers temps sur la grève, à scruter l’horizon. Il lit la Bible pour tenir à distance la terreur et la folie qui rôdent et à se nourrir de coquillages et de crustacés qu’il ramasse sur l’estran, à marée basse.

– Il ne pêche pas ?

– Si, il attrape bien quelques poissons. Mais sans sel et sans épices, leur chair est trop fade et le rend malade du ventre, si tu vois ce que je veux dire.

– Very bad tripes.

– En gros. Ceci dit, ce n’est pas la faim qui va le pousser vers l’intérieur des terres, mais la soif de sexe.

– Pardon ? Entre s’amuser tout seul sur la plage ou contre un tronc, je vois mal la diff…

– Pas sa soif de sexe, celle des grosses bestioles obsédées qui traînent sur la plage.

– Quoi, des touristes ?

– Sam.

– OUI BON.

– Non, pas des touristes. Des phoques de petite taille, des morses, mais surtout des éléphants de mer dont l’air débonnaire cache une sérieuse menace. C’est que ça peut faire deux tonnes, ce bestiau, et à la saison des amours, ça peut t’arracher la cuisse d’un coup de mâchoire pour peu que ta présence le contrarie. Pas tellement fan à l’idée de se retrouver coincé dans un combat entre deux mâles en rut, Selkirk se résout à s’enfoncer dans la forêt qu’il redoutait tant. Il a dû avoir son petit passage Bilbo à l’orée de Mirkwood, le pauvre.

– Oooooonk onk onk onk.
– Toi-même.

– Oh, une grosse araignée.

– Écoute, non. Les ressources de la forêt vont lui sauver la vie en lui offrant des conditions de vie presque confortables, comparées à la plage.

– Vautré dans la canopée, quoi.

– En-dessous, plutôt. Sous la voûte des arbres, Selkirk trouve un abri près d’un ruisseau qui lui amène toute l’eau dont il a besoin. Et assez logiquement, il trouve aussi du bois.

– Et j’imagine que quand on sait calfater un navire, on sait travailler le bois.

– Exactement, même avec des outils sommaires. Il se bricole des planches de fortune qui lui permettent de se fabriquer un semblant de cabane. Mais il y a mieux.

– Ah bon ?

– Oui. Des chèvres.

– Ah oui, toujours cette soif de sexe. On ne juge pas.

– POUR LE LAIT ET LA VIANDE ANDOUILLE.

– Oh.

– C’est bien simple, l’île est truffée de chèvres, d’autant plus facile à chasser qu’elles n’ont pas vu d’être humain depuis des générations lorsque d’autres marins, probablement des pirates, les ont introduites sur l’île avant d’en repartir. Et rappelle-toi que Selkirk est fils de tanneur : il sait préparer les peaux… Il y trouve aussi de quoi varier l’ordinaire, du poivre, des écrevisses, du cresson, des navets et des arbres à choux…

– Ça n’existe pas, ça.

A part ça, tiens. Là encore, ce sont des variétés introduites par d’autres occupants, disparus depuis longtemps. Il découvre surtout et pour son plus grand bonheur que l’île est tempérée et qu’elle ne compte aucun prédateur, tout juste quelques chats sauvages.

– Oui ben t’approche pas, Alexandre. Tu n’es pas tout à fait en haut de la liste pour les greffes de peau.

« Ouais. Une sanction logique quand on se fout d’ma gueule ».

– Des adultes, non. Des chatons, oui : Selkirk ne tarde pas à les apprivoiser, ce qui est 1/ meugnon 2/ utile, puisque ces braves bestioles lui servent de sentinelle et éloignent les rongeurs de ses réserves. Les semaines passent et Selkirk, qui s’habille avec des peaux de chèvres depuis que ses vêtements de toile ont pourri avec le temps, se bricole une existence certes solitaire, mais finalement apaisée.

– Moui enfin ça doit manquer de conversation.

– Ah ça… Pendant des mois, rien ne vient perturber l’existence de Selkirk. Savoir s’il était heureux est une question qui n’a pas de réponse, mais il paraît en tout cas en harmonie avec son île quand une voile apparaît à l’horizon en février 1709, quatre ans et quatre mois après son arrivée.

– Et ça doit lui faire un petit choc.

– En fait, ça n’est pas une première : il a déjà vu débarquer deux autres navires.  

– Hein ? Mais pourquoi il n’est pas reparti avec ?

– Parce qu’il s’agissait de deux navires ennemis, espagnols en l’occurrence. Si leurs équipages l’avaient chopé, Selkirk aurait probablement fini pendu à la grande vergue. Mais il a réussi à s’échapper à chaque fois avant de détecter enfin un pavillon anglais, celui du Duke. Le navire jette l’ancre, un canot s’en détache et des hommes débarquent – des Anglais donc, commandés par le capitaine Woodes Rodgers, fameux corsaire qui finira gouverneur des Bahamas. Et les matelots ont la stupeur de voir débarquer un type à l’air excessivement farouche, la barbe épaisse et les cheveux longs, vêtu de peaux de chèvre et à peine capable de s’exprimer, le gosier paralysé par des mois et des mois de silence forcé.

– Le Bigfoot, quoi. Il a de la chance de ne pas s’être pris une bastos.

– Comme tu dis. La suite est connue grâce au récit que publiera bientôt Rodgers, « Un voyage de croisière autour du monde ». C’est le premier ouvrage consacré à l’histoire extraordinaire de Selkirk, qui a embarqué presque à contrecœur avant de reprendre petit à petit goût à la vie en société. Même si Rodgers signale dans son livre une sorte de distance chez son nouveau compagnon, un regard à la fois sérieux et joyeux sur le monde et surtout « un certain mépris pour les choses ordinaires, comme s’il était perdu dans ses pensées ».

– C’est peut-être de la licence littéraire, non ?

– Peut-être, c’est dur à dire : Selkirk n’a laissé aucun témoignage de première main. Assez ironiquement, Il a fini par rentrer relativement riche en Angleterre, grâce au partage des prises réussies par le Duke. Mais il ne réussira jamais à reprendre goût à la vie en société. Il ne tarde pas à repartir en mer et il semble qu’il soit mort de la fièvre jaune en 1721, quelque part au large des côtes africaines.

– Bon, on ne va pas se mentir, cette histoire me dit quelque chose.

– Ben forcément. Rodgers n’est pas le seul à avoir écrit au sujet de Selkirk. Avant de repartir en mer, ce dernier a pris le temps de confier son histoire à un écrivain de métier, Richard Steele, qui a passablement brodé autour de cette histoire. Mais ce n’est toujours pas le nom que tu cherches, hein ?

– Ben non.

– C’est de fait un autre romancier qui a offert à Selkirk une forme de vie éternelle, un Anglais qui ne l’a jamais croisé mais qui connaissait bien le capitaine Woodes Rodgers : Daniel Defoe, qui fait bientôt de Selkirk le modèle de son Robinson Crusoé. Et là, ce n’est plus de la broderie, c’est du roman, du vrai. Selkirk est un modèle, mais un modèle dont Defoe s’éloigne de très loin.

– Du genre ?

– L’intrigue commence par un naufrage, contrairement à celle de Selkirk. La durée de sa présence sur l’île, aussi. Chez Defoe, elle passe de quatre ans et demi à… vingt-huit ans. Tu peux ajouter le personnage de Vendredi, qui n’a jamais existé dans la réalité. Etc., etc. Petit à petit, l’histoire s’est effacée derrière un mythe qui n’a pas arrêté d’être repris sur tous les tons, au point que la robinsonnade est devenu un thème littéraire récurrent : le coup du naufragé ou du groupe de naufragés qui doit se démerder tout seul sur une île déserte, tu le retrouves chez Jules Verne, James Fenimore Cooper, Robert Merle, Michel Tournier, etc. Le cinéma et les séries s’en sont mêlés – si tu penses Tom Hanks et ballon de volley, tu devrais vite voir à quoi je fais référence. On a même décliné le truc en SF.

– Mais non ?

– Mais si : Lost in Space, c’est Selkirk dans les étoiles. C’est tellement assumé que le couple de parents s’appelle Robinson. Et tu sais le plus beau ?

– Non ?

– La puissance l’histoire de Selkirk est telle qu’elle a eu un impact dans la réalité. Sur les cartes du Pacifique sud, il existe bel et bien une île Alexander-Selkirk, dans l’archipel chilien de Mas a Tierra. Et tu sais ce qui est encore plus beau ?

– Toujours pas ?

– Ce n’est pas la bonne, il n’y a jamais foutu un pied. « Son » île, celle où il vraiment vécu, s’appelle l’île… Robinson Crusoé.

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