Billets sur catalogue
– Ha, la barbe !
– Quoi donc ?
– Celui-là aussi est en rade !
– Diantre, c’est une malédiction.
– Je suis bien d’accord. Pas un seul distributeur de billets fonctionnel dans tout le secteur. Je fais comment moi ?
– Tu pourrais commencer par réaliser des transactions qui n’exigent pas d’être réglées uniquement en espèces, si tu vois ce que je veux dire.
Une pour faire le plein, l’autre pour payer l’électricité.
– Ca t’embêterait de chercher une solution, plutôt que de proférer des insinuations calomnieuses ?
– Franchement, oui. Mais je suis bonne âme, je pense que je peux te dépanner.
– Ah, très bien. Tu as combien sur toi ?
– Que dalle, mais mon imprimante tourne comme une horloge.
– D’une, ça n’existe pas. De deux, qu’est-ce que tu veux dire exactement ?
– Ben, si on ne trouve pas de billets, on peut…
– Les imprimer nous-mêmes ?
– C’est toi qui m’as demandé une solution, je te rappelle.
– Et c’est toi qui faisais des sous-entendus réprobateurs sur la légalité de mes activités.
– Je n’ai jamais bien réussi à déterminer lequel de nous était l’hôpital ou la charité, pour être franc.
– Je reconnais que la tâche est difficile. Mais pour le sujet qui nous occupe, comment dire : ça va pas bien ?! C’est grave la fabrication de fausse monnaie.
– Oh là là, tout de suite les grands mots… Tout dépend des circonstances, entre nous.
– Je ne vois pas bien dans quelles circonstances tu peux justifier ça.
– Mmm, quand ça permet de contribuer à la défaite d’une entité qui est entre autres choses sécessionniste et esclavagiste, par exemple ?
– Ce que tu décris ressemble pas mal aux Etats confédérés de la Guerre de Sécession.
– En effet, c’est bien ce à quoi je pense.
– Tu veux dire que des faux-monnayeurs ont œuvré à la défaite du Sud ?
– Tout à fait.
– Je reconnais ne pas être un expert de la chose militaire, mais je n’ai jamais entendu parler d’une armée défaite quand ses adversaires lui ont balancé des liasses de faux billets.
– Non, évidemment. Mais la guerre ce n’est pas qu’une question d’armée. L’économie compte aussi. Or entre janvier 1861 et janvier 1865, les Etats confédérés ont connu une inflation 5 fois plus importante que ceux de l’Union. Evidemment, elle a été alimentée par l’évolution de la guerre et les mesures fiscales prises pour la conduire, et leurs conséquences sur les anticipations et comportements.
– Tu es train de me dire que la guerre affecte l’économie, merci du scoop.
– Pas que. Si le cours du conflit a joué un rôle majeur, il semble qu’un autre facteur, plus classique dans les situations d’inflation, a également compté : l’augmentation de la masse monétaire. Et cette dernière a manifestement été affectée par la contrefaçon et la fausse monnaie. C’était d’ailleurs un problème qui était identifié et connu des autorités confédérées. Elles pointaient l’existence de plans pour introduire de la fausse monnaie dans le sud, via notamment les « prisonniers et traitres », et mettaient notamment en cause un fournisseur, sis Chestnut Street à Philadelphie, qui se faisait fort de fournir par courrier n’importe quelle quantité de fausse monnaie confédérée.
– C’est rare que les faux-monnayeurs aient pignon sur rue. Il faut en conclure que le Nord avait mis en place une force de frappe monétaire ?
« Oui, bonjour, c’est pour une demande de port d’arme. »
– Pas exactement. Le faux-monnayeur en question, qui a d’ailleurs longtemps contesté cette qualification, s’appelle Samuel Curtis Upham. Il est né en 1819 à Montpellier.
Regardez-moi cet air franc et honnête, cette physionomie avenante et attirante…la magie du prénom, quoi.
– Ha, un compatriote.
– Non, Montpellier dans le Vermont.
– Ils auraient pu l’appeler New Montpellier, quand même.
– Ca aurait évité les confusions. Les parents de Samuel voulaient qu’il devienne prêtre, mais il les déçoit.
– Ca me rappelle quelqu’un…
– Dis donc, reste bien tranquille. Upham part à New York à l’âge de 20 ans, et y travaille quelques années comme employé de magasin avant de rejoindre la Navy pendant trois ans. Il s’installe alors à Philadelphie, où il devient libraire. En janvier 49, il part en bateau en Californie pour participer à la Ruée vers l’or. Ca ne donne rien, alors il s’installe à Sacramento, et y fonde le premier journal quotidien de Californie publié en dehors de San Francisco, le Sacramento Transcript. Mais Philadelphie lui manque, alors il revend ses parts et y retourne en 1850.
– Il vivait en Californie mais il préfère retourner à Philadelphie ?
– Oui, moi non plus je ne comprends pas. Sam Upham ouvre une boutique de pharmacie/droguerie. Il y vend notamment son propre remède contre les boutons, taches de rousseur, et bronzage.
– Mais euh…il n’est pas plus pharmacien que toi et moi, non ?
– Et ? On est dans l’Amérique des années 1840, je te rappelle.
– J’avais oublié.
– Upham vend aussi des parfums, des journaux, de la papeterie, des partitions de musique, des souvenirs, et autres choses qu’il imprime lui-même. Sa petite affaire marche bien, au point qu’en 1860, il devient l’un des premiers actionnaires de la Compagnie Populaire des Chemins de fer du Pacifique. Tout ceci nous amène à la Guerre de Sécession.
– Ca lui ouvre des perspectives ?
– Oui. Quand le conflit éclate, il observe que les « produits patriotiques » se vendent bien, et il se dit qu’il y a peut-être un marché pour des articles qui moquent les Sudistes. Il propose ainsi du papier à lettre et des enveloppes avec un portrait de Jefferson Davis, président des états confédérés, en âne.
Un thème manifestement populaire.
Ca se vend bien, et Upham propose également à tous ceux qui seraient intéressés par la vente de produits de ce type de les commander directement auprès de lui. Il dispose des moyens d’impression nécessaires, et il est disposé à faire de la commande de gros. Cependant à ce stade la demande reste modeste.
– Ca marche dans sa boutique, mais pas au-delà.
– Voilà. Tout change le 24 février 1862. Upham remarque que le numéro du jour du Philadelphia Inquirer, qu’il vend dans son échoppe, part particulièrement bien. Certains clients en prennent même plusieurs exemplaires. Sam leur demande la raison de cet engouement, et on lui répond que le journal contient la reproduction d’un greyback, un billet de 5 dollars sudiste. Par opposition aux greenbacks, les dollars du nord produits sur du beau papier vert.
– Le terme existe d’ailleurs toujours.
– En effet. Le fait est que beaucoup de citoyens de l’Union n’ont jamais vu de monnaie du Sud, et ils sont curieux.
Et c’est la bonne couleur, en plus.
Upham relève en outre que le journal précise en légende que sa reproduction a certainement plus de valeur que l’original. Il s’agit sans doute plus d’une pique adressée aux sécessionnistes, mais ça fait réfléchir Upham, qui se dit qu’il y a peut-être un profit à se faire. Il se rend au siège de l’Inquirer pour se renseigner, et se rend compte que le billet sudiste est plutôt facile à reproduire, parce que le gouvernement confédéré ne dispose pas des moyens techniques nécessaires pour assurer une production de qualité. Là où l’Union emploie des graveurs qualifiés qui rendent l’éventuelle contrefaçon de greenbacks beaucoup plus compliquée. Upham achète un modèle en cuivre réalisé d’après la reproduction parue dans l’Inquirer, et produit 3 000 facsimiles, qu’il propose au prix d’un cent pièce. Ou en gros, à 50 cents le paquet de 100. Et il les vend vite.
– Il avait vu juste, pour autant je me dois de réprouver le procédé. C’est la guerre, mais c’est quand même de la contrefaçon.
– Mais pas du tout ! Upham n’imprime pas des faux-billets sudistes, mais des pièces de collection. Ses productions n’ont évidemment pas vocation à être utilisées pour des échanges commerciaux, tu penses bien, mais à montrer aux habitants de l’Union curieux à quoi ressemble la monnaie du Sud. Quand ce dernier aura été défait, ça servira de souvenir.
– Mmm, il y croit vraiment ?
– C’est la ligne qu’il tiendra après le conflit, il n’a fait que fournir des objets de collection. De fait, au vu du succès, Sam s’empresse de fabriquer une deuxième série, avec une légende qui précise qu’il s’agit d’une reproduction, réalisée par ses soins, avec son adresse. La notice ajoute que ces reproductions peuvent être commandées en gros auprès de lui.
– Et c’est comme ça que les autorités confédérées sauront précisément qui il est, et d’où il opère.
– Exactement. Upham souligne que sa notice ne laisse aucun doute sur la nature de ses billets : ce sont des reproductions, des objets de collection, mais pas des billets ayant vocation à être utilisés comme tels. Sauf que cette légende est imprimée en bas des billets, et qu’il suffit de la découper pour disposer d’un greyback très réaliste. Voire qui inspire plus confiance que les originaux, parce qu’il choisit du papier de meilleure qualité.
« Pour 5 cents, nous pouvons ajouter une paire de ciseaux à votre commande. Comme ça, sans raison particulière. »
– Je soupçonne des petits malins de très vite se rendre compte qu’il suffit d’un coup de ciseau pour avoir des billets prêts à l’emploi pour un prix ridicule.
– Tout juste. Les « ‘objets de collection » d’Upham deviennent rapidement populaires auprès des contrebandiers de coton. Ils s’en servent pour acheter la production de fabricants du Sud, qu’ils font ensuite passer au Nord. Dans le même temps, cette inscription permet à Upham de faire sa promo en tant qu’imprimeur compétent capable de fournir des copies de grande qualité. En parallèle, il cherche à se procurer tous les différents types de billets sudistes pour disposer d’une gamme complète. Au total, il parvient ainsi à proposer 28 modèles différents de billets et timbres sudistes.
– Bien joué.
– Upham diffuse des pubs dans différents magazines et journaux, notamment le New York Tribune et Harper’s, proposant ainsi un paquet de 20 000 dollars sudistes en différentes coupures pour 5 dollars, frais de port compris.
– Ah oui, ça vaut le coup.
– Dès avril 62, des quantités importantes de billets d’Upham sont découvertes à Richmond, Virginie, capitale de la Confédération. Le Trésor confédéré s’en alarme, et le Richmond Daily Dispatch accuse le gouvernement unioniste d’encourager la contrefaçon, en qualifiant cette pratique de méprisable et dépravée. Les autorités sudistes font de la fausse-monnaie un crime passible de la peine capitale. Un sénateur accuse Upham d’avoir fait plus de mal à la Confédération que certains généraux du nord.
– J’imagine que se faire agonir par les Sudistes ne lui fait ni chaud ni froid.
– Non, mais les autorités unionistes lui tombent aussi dessus, dans la mesure où elles le soupçonnent de fabriquer également des faux greenbacks, ou craignent que son activité incite les sudistes à en faire autant. Upham souligne qu’il n’envisage aucunement de fabriquer des faux billets de l’Union, et qu’au contraire il contribue à l’effort de guerre en affaiblissant l’économie du sud puisque ses billets sont utilisés pour acheter du coton au sud et le faire passer au nord.
– Mais…
– Oui, ça contredit ses déclarations d’après la guerre selon lesquelles il ne s’agissait que de souvenirs et d’objets de collection qui n’ont évidemment jamais été utilisés comme d’authentiques moyens de paiement. Je suis bien incapable de te dire ce qu’il avait vraiment en tête, même s’il n’était sûrement pas naïf, mais en tout état de cause on ne va pas lui reprocher d’avoir dit aux autorités ce qu’elles étaient sans doute le plus susceptible d’apprécier.
-Ca se tient.
– L’affaire remonte jusqu’au ministre de la guerre, Edwin Stanton. Qui la classe, en arguant que la Confédération n’étant pas reconnue comme un Etat légitime, en reproduire la monnaie ne tombe pas sous le coup de la loi. En fait, il était sans doute informé des effets inflationnistes des opérations d’Upham, et les voyait certainement d’un bon œil. Certains historiens vont jusqu’à dire qu’il lui aurait fourni du papier destiné à la fabrication de billets saisi au sud.
– C’est de bonne guerre.
– Upham reprend donc ses activités de plus belle. Il diffuse tout un catalogue de billet et timbres sudistes, vendus 5 cents pour les billets et 3 pour les timbres. Le catalogue précise en passant que 80 000 unités ont été vendues au cours des 4 dernières semaines, pour te donner une idée de l’engouement. Il ajoute qu’Upham prend les commandes postales, et assure l’expédition des produits en retour. Ses « souvenirs de guerre » sont ainsi très populaires auprès des trafiquants de coton de Louisville et Memphis, mais également des troupes. Beaucoup de soldats du Nord en embarquent quand ils s’avancent en territoire ennemi. Upham a même du mal à honorer toutes les commandes.
– C’est la Confédération qui va être contente.
– Jefferson Davis est informé des conséquences de ce trafic sur l’inflation, et va jusqu’à proposer une prime de 10 000 dollars pour Upham.
« Trouvez-moi ce fumier. »
– Pfff, je suis sûr que ça coûte plus cher d’aller jusqu’à Philadelphie pour le capturer que de lui commander directement 10 000 dollars.
– Certainement. Cependant les bonnes affaires d’Upham ne vont pas durer.
– Allons bon, quel est le problème ?
– Ce n’est pas à proprement parler un problème : la demande décline nettement alors que la victoire du Nord se dessine, et ce dès la mi-1863. Ce qui tend à prouver qu’elle venait beaucoup plus de contrebandiers de coton que de collectionneurs.
– Ca c’est une surprise.
– Quand le vent commencer à tourner, les greybacks ne sont alors plus acceptés dans le commerce parallèle du coton, au profit des greenbacks. Upham cesse la production en août 63, après les batailles de Gettysburg et Vicksburg en juillet. Il reprend donc ses activités normales (droguerie, parfumerie, marchandises diverses). Son fils le rejoint dans l’affaire en 1875, et il meurt en 1885. Il dispose alors d’un patrimoine de près de 5 000 dollars, soit environ 150 000 actuels.
– C’est bien, mais ce n’est pas non plus considérable.
– Non, cela dit il n’a vendu des faux-billets sudistes que pendant une quinzaine de mois. Chose amusante, après la guerre il a notamment acquis le surnom de « honest Sam », Sam l’honnête homme, ce qui à mon humble avis est un peu un pléonasme.
– Je ne dirai rien.
– C’est sans doute une référence à « Honest Abe », Abraham Lincoln, mais c’est quand même savoureux pour quelqu’un qui est resté dans l’histoire pour avoir contrefait des billets.
– Mais il a vraiment eu un effet sur l’économie du Sud ?
– La question a été sérieusement étudiée. En 1874, le docteur William Lee est l’un des premiers universitaires à s’intéresser à la monnaie confédérée. Il contacte Upham, avec lequel il se met à correspondre. Sam précise qu’entre le 12 mars 1862 et le 1er août 1863, il a imprimé 1 564 000 facsimiles de billets sudistes d’une valeur faciale allant de 5 cents à 100 dollars. Il estime la valeur totale à environ 15 millions de dollars (403 millions actuels) en incluant les timbres. Il est en effet vraisemblable que les trafiquants de coton commandaient plutôt des billets de 100 dollars qu’autre chose, puisque le prix était le même.
– Ouais, tant qu’à faire.
– En parallèle, les documents officiels confédérés montrent qu’entre janvier 61 et août 63, la masse monétaire confédérée est passée de 47 à 683 millions de dollars. Elle était de 208 millions début avril 62. Dans le même temps, entre janvier 61 et janvier 65, l’indice des prix est passé de 100 à 5 824, soit une inflation bien plus élevée qu’au Nord. Si toute la monnaie imprimée par Upham est effectivement passée au Sud, elle a pu représenter jusqu’à 2,8 % de la masse monétaire confédérée. Les historiens et économistes estiment que le chiffre se situe entre 1 % et ce maximum. Ca ne paraît pas énorme comme ça, mais m’imprimerie de Sam Upham aurait ainsi apporté une contribution significative à l’inflation au Sud.
– Il ne faut pas forcément grand-chose.
– Non, d’autant qu’Upham était loin d’être le seul à produire de la fausse-monnaie confédérée.
– D’autres avaient flairé la bonne affaire ?
– On dirait bien. On a ainsi connaissance d’un Winthrop Hilton, établi à New York. Il était initialement, et secrètement, employé par le gouvernement confédéré pour produire des dollars greybacks tout à fait légitimes. Comme je te le disais, le Sud manquait d’imprimeurs qualifiés. Mais il y a des problèmes dans l’exécution du contrat, notamment le fait que les autorités sudistes ne paient manifestement pas comme convenu.
– C’est un problème dans un contrat, on ne va pas se mentir.
– Hilton utilise alors ses plaques pour imprimer de la fausse-monnaie confédérée. Son entreprise ne connaît pas la même notoriété que celle d’Upham dans la mesure où il ne fait pas sa pub de la même manière, mais il opère manifestement à une échelle également importante.
– Ooooh, c’est bien embêtant pour les Confédérés.
– Il y a également des faux-monnayeurs à la Havane, qui font passer leurs billets au Sud par la Floride. On trouve même trace de bons sudistes contrefaits au nord et qui circulaient en Europe.
– Un bon sudiste est un sudiste…
– Non, des bons du trésor, banane. Pour en finir avec Upham, ce qui est beau, c’est qu’il continue à faire la nique à la Confédération.
– Comment ça ?
– Aujourd’hui encore, ses billets sont plus recherchés, et se vendent plus chers auprès des collectionneurs, que les authentiques dollars confédérés.
– Joli.
Nous avons reçu beaucoup trop de faux billets, merci désormais de nous soutenir en ligne, ici.
One thought on “Billets sur catalogue”
Bonjour
Désolé de faire le grincheux, c’est Montpelier avec un seul « l » dans le Vermont.
Très amicalement
Jean-Pierre