Tsunami sucré

Tsunami sucré

– Et meeeeeeeeeeeeerde.

– Ah, encore une journée qui part bien.

– Plutôt que de faire dans le sarcastique, ramène-moi du sopalin, tu seras gentil.

– Combien de feuilles ?

– Quinze rouleaux, à vue de nez. Et puis des éponges. Beaucoup d’éponges.

– Hein ? Mais qu’est-ce qui s’est pass… ? Woupitain.

– Oui, je viens de péter la bouteille d’huile d’olive. Tu sais, celle que quelqu’un avait rangé en équilibre instable au sommet du frigo sous prétexte que « sinon ça encombre ». Et là, c’est l’Exxon Valdez dans la cuisine, version pressée à froid. On en a pour des heures, bon dieu.

– Je… Je vais t’aider, d’accord ?

– Voilà. Parce qu’on baigne dans le visqueux pour un moment.

– Attends je vais nous mettre un peu de musique pour passer le temps… Ah non, peut-être pas celle-ci.

– Pas si tu tiens à tes dents de devant, non. MONDE DE MERDE.

– Tu dramatises. Ça pourrait être bien pire.

– Je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de pire à nettoyer que deux litres d’huile d’olive.

– La mélasse.

– Personne n’a ça dans sa cuisine, Jean-Christophe.

– Aujourd’hui moins, et encore, ça sert à faire des pains d’épice et ça se marie très bien avec la cannelle. Mais il y a un siècle, si.

– M’en fous. Je suis sûr que c’est moins emmerdant.

– La ville de Boston disconvient.

– Elle a renversé deux litres de mélasse dans sa cuisine, la ville de Boston ?

– Oh non.

– Tu vois.

– Elle en a renversé neuf millions.

Ah oui ça fait tout de suite son effet, le mot million.

– Pardon ?

– L’histoire date d’il y a un peu plus d’un siècle, du 15 janvier 1919 pour être précis. Et il fait plutôt beau à Boston, plutôt doux aussi pour le Massachussetts : pour une fois, les rues ne sont pas recouvertes de neige. II est autour de midi dans le North End, l’heure du déjeuner pour tous ceux qui vivent ou qui travaillent dans le secteur, sorte de Little Italy bostonienne.

– C’est précis.

– Très, et je peux même te dire de quoi discutent les gens.   

– À un siècle d’écart ? C’est de la nécromancie.

– Non, de la lecture. Les journaux de l’époque tournent en boucle autour de deux sujets. Le premier, c’est le retour imminent des boys de la Yankee Division, de fiers petits gars du 26e régiment d’infanterie partis combattre en France. Toute la ville les attend avec impatience depuis qu’on a signé l’armistice du côté de Rethondes, deux mois plus tôt.

Thanks, lads. Et le deuxième sujet ?

– Le 18e amendement.

– Attends, ne me dis rien, laisse-moi chercher… Oh. La Prohibition, c’est ça ?

– Exactement. Le 15 janvier, tout le monde sait qu’il ne manque plus que le vote d’un seul État pour que le 18e amendement entre en vigueur. Or, on s’apprête justement à voter dans plusieurs états américains le lendemain, le 16 janvier. S’il est adopté, et il le sera, fini le gin, la bière, le whisky…

– Fini la production d’alcool en général, quoi.

– Pas tout fait. Il y a un alcool qu’on peut continuer de produire : l’alcool dénaturé, celui qui ne sert pas à se peaufiner une de ces gueules de bois dont tu as le secret…

– HEY.

– … mais à produire du carburant, à désinfecter des plaies ou à fabriquer des munitions. Et Boston en produit justement pas mal, de cet alcool-là. Trois ans plus tôt, la US Industrial Alcohol Company a même construit un énorme réservoir de mélasse pour fournir les industriels, qui s’en servent pour produire de l’alcool vu que c’est truffé de sucre, la mélasse.

– C’est bien pénible et bien collant, aussi.

Pénible, collant… La mélasse, c’est la version alimentaire de l’ex relou.

– Et bien poisseux, oui. Le réservoir, qui a exactement la même tronche que ceux qui servent à stocker le carburant dans les raffineries, est plein à ras bord : on vient justement de le bourrer jusqu’à la gueule avec une cargaison de mélasse tout juste arrivée des Caraïbes.

– Juste parce que je connais ta tendance à t’emballer sur les trucs « énormes », il est énorme comment, ton réservoir ?

– … Quinze mètres de haut pour vingt-sept mètres de diamètre. De quoi stocker pas loin 9 millions de litres en stock – 8,7 exactement, l’équivalent de trois grandes piscines olympiques. C’est grand, mais en trois ans, les Bostoniens se sont habitués à la silhouette d’un équipement que plus personne ne regarde vraiment. Sauf que ce jour-là, à 12h40 exactement, les habitants de Boston dressent la tête brusquement en entendant un bruit qui ressemble salement à celui d’une mitrailleuse.

– Ah.

– La bonne nouvelle, c’est que ce n’est pas une mitrailleuse.

– Et la mauvaise ?

– La mauvaise, c’est que ce sont tous les rivets du réservoir qui ont subitement décidé de se faire la malle.

– Oh merde.

– Dans la seconde qui suit, une gigantesque vague de mélasse s’abat sur le quartier. Dit comme ça, ça paraît presque drôle, hein ?

– J’avoue que le coup du gros tas de mélasse collant qui se barre…

– Eh ben ça ne l’est pas du tout parce que la vague en question fait 8 mètres de haut, soit la hauteur des perches au football. Et le pire, c’est qu’elle va très vite : comme elle est encore relativement chaude, elle est particulièrement liquide et elle dévale à plus 50 à l’heure à travers les rues.

– Un tsunami de mélasse.

– Exactement. Le Boston Globe et d’autres journaux ont recueilli une foule de témoignages ahurissants. Le mur de mélasse est tellement dense, gluant et puissant qu’il soulève un tramway, fait péter les poutres de la gare, fout par terre des dizaines de petites habitations, ravage la caserne des pompiers, tord des poutrelles d’acier et expédie un poids-lourd dans l’eau de la rivière Charles, tout ça en quelques instants. Sur des centaines de mètres carrés, c’est Pompéi, mais en visqueux.

Et moins ensoleillé, aussi.

– Mais quel enfer.

– Les habitants, les chevaux, les carrioles, les voitures… tout est recouvert d’une couche brune, sucrée, poisseuse et épaisse de près d’un mètre qui se solidifie à toute allure sous l’effet du froid. Si tu as la chance d’échapper aux débris poussés par la vague, ce n’est pas gagné pour autant. Plus on se débat, plus on s’englue, exactement comme des insectes collés à de l’attrape-mouches. Ceux qui tombent sont déjà foutus, incapables de se relever, tout est bien trop lourd et collant. Et puis il y a l’odeur, âcre et sucrée, qui prend à la gorge et empêche de respirer. La mélasse envahit tout, imbibe les vêtements, les cheveux, rentre dans les bouches et les narines, tapisse la gorge des gens qui s’étouffent ou se noient lentement, sans même pouvoir appeler à l’aide, le larynx et la trachée obstruées par ce mélange sucré, épais et noir.

– Ce n’est pas la manière de mourir la plus apaisée, raconté comme ça.

– Non, hein ? Et puis je te passe le merdier pour organiser les secours.

– Qui est-ce qui s’y colle ? Enfin si j’ose dire.

– Les premiers sur les lieux, ce sont les 116 cadets du Nantucket, un bateau-école amarré le long de la jetée. Pas mal de Bostoniens doivent la vie à leur patron, le capitaine Copeland, qui leur demande de se jeter littéralement dans un flot de mélasse qui leur arrive aux genoux pour relever les survivants. La police de Boston arrive dans la foulée, puis la Croix-Rouge, l’armée et la marine. Et crois-moi, ils ne sont pas de trop : il faut localiser des victimes qu’on arrive à peine à voir dans ce merdier, dégager leurs voies respiratoires et les nettoyer du plus gros, nourrir les secouristes, réchauffer tout le monde… Tout ça en marchant dans des rues recouvertes de cette saloperie qui te cloues au sol si tu as le malheur de rester debout deux secondes au même endroit.

« Mmmmh. Quelqu’un aurait un lance-flammes ? »

– J’en connais qui ont dû y laisser leurs grolles.

– Il y a des chances, oui. Travailler au milieu des rues engluées est un enfer. L’atmosphère est irrespirable, lourde et sucrée. Côté ambiance, ça n’est pas mieux parce qu’il faut pouvoir identifier les victimes pour prévenir les familles. Mais pour ça, il faut les désengluer de la couche de mélasse épaissie qui les recouvre sans abîmer les visages. Et encore, ça, c’est pour ceux qu’on arrive à sortir de la gangue collante dans laquelle ils sont plongés. On va mettre des mois à retrouver ceux ont été emportés dans les eaux du port.

– Une certaine vision de l’enfer.

– Voilà, pas besoin de flammes ou de fleuves de souffre. Huit millions de litres de mélasse et c’est parti.  En tout, on ramasse 21 morts et plus de 150 blessés, et je te passe les chevaux et les animaux pris dans cette purée gluante.  La plupart des victimes sont des employés municipaux qui mangeaient dans un bâtiment municipal juste à côté du réservoir, mais il y a aussi des enfants dans le lot, et quelques pompiers. Deux des corps ne seront jamais identifiés.

– Et j’imagine que pour nettoyer ce bordel, ça a été quelque chose.

– Ah ben ça… Les opérations de secours ont duré quatre jours, mais il a fallu des mois avant que l’eau du port ne retrouve sa couleur normale. Et quelques dizaines de milliers d’heures de travail pour évacuer les carcasses de chariots et de voitures, nettoyer les bâtiments, les commerces et les magasins, débarrasser les pavés de la substance collante qui les recouvrait à grands coups de jets d’eau salée et enfin, permettre au quartier de retrouver un semblant de vie normale. On peut toujours mettre ça sur le compte de l’exagération et du traumatisme, mais les Bostoniens ont juré pendant des années que leur ville sentait toujours la mélasse.

On se demande pourquoi.

– Forcément. Et pourquoi il a pété, ce truc ?

– Alors ça, c’est tout l’enjeu de l’action collective qui a suivi. On pouvait s’y attendre et ça n’a pas raté, la United States Alcohol Company a évidemment tenté de se défendre en disant qu’elle n’y était pour rien, et elle a même tenté de faire passer l’idée que réservoir avait lâché à cause d’un attentat commis par des vilains anarchistes.

– Pur bullshit ?

– Pur bullshit, mais ça n’a pas pris du tout. Les habitants, bien remontés, ont été les premiers à témoigner que le réservoir fuyait tellement de partout que tout le monde avait l’habitude d’aller en racler les bords, histoire récupérer un peu de mélasse gratos, pour la cuisine…

– L’entreprise a été condamnée ?

– Oui, et plutôt lourdement dans le cadre d’une class action : 600 000 dollars de dommages et intérêts, soit neuf ou dix millions aujourd’hui. Les familles des disparus ont en plus reçu 7000 dollars chacune, soit 110 000 dollars de 2022.

– Une facture salée, quoi.

3 réflexions sur « Tsunami sucré »

  1. « 8 mètres de haut, soit la hauteur des perches au football. »
    Je mise 2 carambars que c’était des perches de rugby
    Histoire ahurissante cet accident industriel.

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