Chaînon manqué

Chaînon manqué

– Mais ça devient infernal.

– Quoi ?

– La science de merde… La fausse science. Les études pourries qui ne prouvent absolument que dalle mais qu’on retrouve partout en gros titre.

– Oh, je connais ce ton. Toi, tu es encore tombé sur un article où un gugusse quelconque promet d’avoir encore identifié le vrai Jack l’Éventreur grâce à l’ADN mitochondrial retrouvé dans un grenier sur la vieille écharpe d’une dame qui aurait très bien pu être la bonne copine d’une des cousines du notaire du charcutier qui fournissait le barman du dans lequel une des victimes allait boire des coups.

– Ah non.

– Oh je sis. Quelqu’un a eeeeeeencore modélisé le vrai visage de Ramsès II, c’est ça ?

– MAIS OUI PUTAIN. Ça ne repose sur pas grand-chose, c’est une pure projection, ça sert dans le meilleur des cas à faire bosser les algorithmes des logiciels en médecine légale et ça n’a strictement rien d’authentique mais il n’y a pas moyen, il faut que ce soit relayé de partout.

– Tu sais bien que ce genre de conneries fera éternellement vendre du papier et des bouquins. SI tu t’énerves à chaque fois je me fais du souci pour ta tension.

– Ça fait belle lurette que ma tension artérielle est étudiée par les spécialistes des geysers. Bref, ça me rend dingue. Le pire, c’est que ça aucune élégance, aucune ambition, aucune classe. Juste les mêmes couenneries démenties depuis des lustres, comme cette histoire qui veut qu’on n’utilise que 10 % de notre cerveau.

– Je peux te citer des cas de gens qui en utilisent manifestement beaucoup moins. Toute une fine équipe.

– Ah oui. Le gouvernement. Je connais.

– Rooooh.

– Pardon. Mais ça m’énerve, ces pseudo-études. Où sont passés les vrais truands de la cornue, les authentiques arnaqueurs du bec Bunsen, les fripouilles remarquables de la burette à piston ? 

–  La bu… ? Non, ça tu l’inventes.

Pas du tout. Bref, où est notre nouvel homme de Piltdown ?

– Notre quoi ?

– Quoi, tu ne connais pas la plus belle fraude scientifique du 20e siècle ?

– Écoute, ça ne me dit que très vaguement quelque chose.

– Heureusement que je suis là, jeune bleu-bite. Suis-moi donc à travers les vertes prairies de la noble Angleterre.

– Les vertes prairies boueuses, donc.

– De fait. Nous sommes à la toute fin du 19e siècle, à l’été 1899. M. Dawson, un gentleman forcément distingué, qui touche la quarantaine…

Nope, pas lui.

– Très jeune, donc.

– … Voilà. Un très jeune gentleman distingué, donc, se balade sur une route de campagne du côté de Piltdown, à une centaine de kilomètres au sud Londres, dans l’East Sussex. Charles Dawson est avocat de profession, mais il s’est déjà taillé une jolie réputation dans le monde des amateurs de géologie et d’archéologie. Membre de la Geological Society of London, il est aussi correspondant du Musée d’histoire naturelle de Londres et se pique de paléontologie depuis ses jeunes années. Il inonde littéralement le British Museum de fossiles, dont celui d’un iguanodon à qui il a donné son nom.

– Donc moi je ne retrouve jamais mes clés, et lui il trouve des squelettes d’iguanodon. Je ne suis pas jaloux du tout.

– Tu n’es pas notaire, ceci dit.

– C’est vrai. Un point pour moi.

– En passant le long d’une ferme, Dawson emprunte une route tout juste terrassée. Pour reboucher les nids-de-poule, les cantonniers du coin se sont servis d’un gravier rougeâtre qui l’intrigue, va savoir pourquoi. Renseignements pris, le remblai vient d’une carrière voisine ; Dawson s’y précipite avec l’enthousiasme d’un jeune chaton devant une pelote de fil et bingo.

– Quoi, bingo ?

– Dawson tombe sur une véritable mine. Le terrain est truffé de fossiles. Pour paléontologiste amateur, c’est l’équivalent d’une usine de bonbons pour un gamin gourmand, et c’est en accès libre. L’avocat passe alors un accord avec les terrassiers en leur demandant de lui apporter tout ce qui pourrait ressembler à un ossement qui sort de l’ordinaire.

– Et ça ne rate pas ?

– Évidemment pas. Quelque temps plus tard, un des cantonniers lui rend visite avec un fragment d’os plat dans la main, de couleur rougeâtre, comme les graviers. L’œil averti de Charles Dawson lui permet d’identifier aussitôt un morceau de crâne humain. Il ne lui en faut pas plus pour foncer vers la carrière avec son petit tamis.

– En plein 19e siècle ? Malgré l’homophobie qui règne en Angleterre ? C’est courageux.

– Qu’est-ce que tu rac… Son petit TAMIS, patate, pas son petit ami !

– OUI BEN ARTICULE.

– … Bref, Dawson passe la carrière au crible pendant trois ans et ce qu’il trouve lui lui fait penser qu’il est en passe de révolutionner l’histoire de l’Humanité et de ses origines.

– Rien que ça ?

– Rien que ça, ce qui suppose deux ou trois mots de contexte. Au tout début du 20e siècle et pour l’essentiel, le monde savant considère comme acquise la thèse de Darwin exposée en 1871 dans La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, douze ans après De l’origine des espèces. Pour faire simple, elle applique à l’Homme la fameuse théorie de l’évolution. Darwin y explique que l’homme moderne est le lointain héritier d’un ancêtre issu d’un groupe de primates – en schématisant encore plus, on retombe sur la formule célèbre qui veut alors que l’homme descende du singe. On sait depuis que c’est nettement plus compliqué que ça, mais tel est grosso modo le consensus scientifique au début du 20e siècle.

– Gare au gorille.

– Alors figure-toi que c’est justement la question. Un singe, d’accord, mais lequel ? C’est exactement la question qui occupe une communauté scientifique convaincue qu’il est possible d’identifier ce qu’on appelle alors le fameux « chaînon manquant » – en gros, la dernière étape sur la route qui irait des grands singes à Homo Sapiens.

– Et pourquoi on s’excite comme ça sur ce chaînon ?

– Disons qu’il présente l’avantage « d’adoucir » l’idée d’une parenté directe entre l’homme et le singe, encore jugée gênante par beaucoup – il suffit de voir les caricatures outrées que le 19e a pu produire au sujet de Darwin. On fouille donc la Terre entière à la recherche des plus vieux ossements possibles, et on en trouve. Mais tu te doutes bien qu’il y a aussi un peu de gloriole nationaliste là-dedans.

– Pas du tout, la science est noble et neutre.

– Excellente vanne. Non, sérieusement : pour certains savants, l’idée de faire de son pays le berceau de l’Humanité, ce n’est pas rien.

– Les grandes puissances se tirent la bourre pour une histoire de chaînon ?

– Oh oui. En 1856, la grotte de Néandertal, près de Düsseldorf, avait permis d’identifier l’espèce éteinte qui porte son nom pour la plus grande gloire de la future Allemagne. En 1858, c’est la France qui avait eu droit à son heure de gloire avec la découverte en Dordogne, à Cro-Magnon, de cinq squelettes préhistoriques.

– Mais aucun Anglais. J’en étais sûr. Quoiqu’on pourrait sûrement y trouver le félon manquant.

– Il faut vraiment que tu soignes cette anglophobie, tu sais ?

– Avec la Reine H24 sur les écrans en ce moment, crois-moi que ça n’est pas gagné.

– Il n’empêche qu’aucun des restes retrouvés ne correspondent vraiment au fameux chaînon manquant. Ils sont soit trop proches de l’homme moderne, soit trop proches des grands singes. Le fameux intermédiaire que tout le monde cherche n’a pas encore été retrouvé – du moins jusqu’à la trouvaille de Charles Dawson.

– Je sens qu’il va être perfide.

– Mais pas du tout, enfin. Il fait exactement ce qu’il doit faire : en février 1912, il contacte Smith Woodward, éminent conservateur des collections paléontologiques du British Museum, ainsi que le jeune Teilhard de Chardin, jésuite et géologue déjà fort réputé. Un Français. Tu vois, qu’il fait des efforts ?

– Mouais. Et donc ? Ce que Dawson a trouvé fait tilt tout de suite : plusieurs fragments d’un crâne humain dont la forme semble certes moderne, mais dont la matière est usée et aussi rougeâtre que le fameux gravier dans lequel Dawson les a dénichés. Gravier qui soit dit en passant regorge de restes d’éléphants, de castors et d’hippopotames dont la datation pourrait remonter à loin. Très loin.

– Loin comment ?

– J’y viens. En juin 1912, Dawson, Woodward et Teilhard de Chardin lancent une nouvelle campagne de fouilles à Piltdown la met autour de nouveaux débris de crâne, puis la moitié droite d’une mâchoire inférieure. Cette fois, plus de doutes : le 18 décembre 1912, au cours d’une conférence de presse retentissante, Charles Dawson et Arthur Woodward annoncent avoir retrouvé le plus vieux crâne humain du monde. Et la presse se fait évidemment une joie d’annoncer qu’on a découvert le plus vieil « Anglais » du monde.

– Tout ça pour un vieux bout de dent et trois bouts d’occiput ?

– Dawson a préparé son coup. Devant la presse, il exhibe un moulage reconstitué autour de quelques morceaux d’un crâne rougeâtre et de la fameuse mandibule dans laquelle sont encore plantées deux molaires…

Il a ramassé, Pépé.

– Ça molaire foireux quand même.

– … et pas n’importe quelles dents : les deux respectables ratiches présentent une usure plate, typique de l’être humain. Mais surtout, la mandibule, certes complétement pétée mais dûment reconstituée, rappelle clairement celle d’un singe. Quant au crâne, sa grande capacité évoque trait pour trait celle de l’homme moderne. Mieux : tout autour de sa trouvaille, Woodward a déniché d’autres fossiles – une dent d’hippopotame, une autre de castor, des restes d’éléphant…- qui lui permettent de conclure que l’Homme de Piltdown date de l’ère glaciaire.

– Me rend pas compte.

– 500 000 ans au bas mot.

– Ah oui, la vache. Pauvre Michel Drucker, il a dû avoir froid dans son enfance.

– Cerise sur le gâteau : celui que la presse baptise aussitôt l’Homme de Piltdown et que la classification officielle enregistre comme Eoanthropus dawsoni du nom de son découvreur, présente des caractères intermédiaires entre l’Homme et le singe. Bref, aux yeux de Dawson et de Woodward, la conclusion est évidente : on a enfin trouvé le chaînon manquant, chaînon fièrement et rapidement exhibé au British Museum de Londres. 

– La lâchet… la prudence est pourtant censé être une vertu britannique, non ?

– Ben pas là. La presse du monde entier trouve l’histoire épatante, les touristes affluent à Piltdown pour y acheter plein de de petites répliques de crânes en plâtre et le petit monde de la paléontologie s’emballe, largement convaincu par les théories de Dawson. Le célébrissime père de Sherlock Holmes en personne, Sir Conan Doyle, se rend sur place pour féliciter Dawson.

– C’est gentil de sa part.

– Oh ça s’appelle surtout le sens des relations  dans la mesure où Conan Doyle l’aueur s’apprête à publier Le Monde Perdu, dont l’intrigue précipite justement des hommes modernes dans les temps préhistoriques.

– Et tout le monde marche ?

– Les quelques sceptiques – des Français, bizarrement – font plutôt profil bas. Pas tellement à cause de Dawson lui-même, mais parce qu’il est couvert par la caution et l’aura de Woodward, dont la compétence et l’intégrité n’ont jamais fait aucun doute. Et surtout, les dernières critiques s’évanouissent l’année suivante, lorsque Teilhard de Chardin découvre dans le fameux gravier une canine qui montre les mêmes traces d’usure que les molaires de l’Homme de Piltdown.

– Mais c’est plus une carrière, ce truc, c’est un dentier géant.

– En 1917, un an après la mort d’un Dawson mort en pleine gloire, Woodward annonce la découverte de nouveaux fragments qui montrent à nouveau la même combinaison que la première fois : une dent d’apparence simiesque, un crâne d’apparence humaine. Cette fois-ci, la quasi-totalité de la communauté scientifique rend les armes : l’homme de Piltdown, qui se distingue à la fois par une grande capacité crânienne et par une denture proche de celle du chimpanzé, est présenté comme authentique dans tout bon traité de paléontologie. Sans parler des manuels scolaires.  

– Je sens comme un twist.

– Tu peux, mais il va falloir un peu de temps – quarante ans, en fait, et une tripotée de nouvelles découvertes pour que de nouveaux doutes apparaissent, timidement évoqués d’ailleurs, puis de plus en plus ouvertement exprimés. Au fur et à mesure qu’on gratte un peu partout pour trouver des trucs et des machins, l’évolution de l’Humanité se précise, et sa chronologie avec. L’homme de Piltdown devient de moins en moins facile à caser dans l’arbre évolutif d’Homo Sapiens.

– Ben faut tout pousser ou rajouter de nouvelles étagères.

– Ce n’est pas si simple. Un peu partout dans le monde, des savants de plus en plus soupçonneux se grattent le crâne devant celui de leur ancêtre présumé, de plus en plus suspect. Et si le Français Marcellin Boule qui avait estimé que le crâne dès 1913 n’était que le mélange erroné d’un homme fossile et d’une mandibule de singe, avait raison ? Et si l’anatomiste et paléoanthropologue allemand Franz Weidenreich était dans le vrai, lui qui était convaincu que les restes de Piltdown associaient le crâne d’un homme moderne et la mandibule d’un orang-outan, avec les dents rangées vers le bas ?  

– Et Teilhard de Chardin, il en disait quoi ?

– Ben pareil, tu le sentais un peu fragile des genoux, en regardant bien. Il avait émis dès 1920 quelques doutes dans un article en forme de synthèse : « La découverte de l’Homme de Piltdown est *peut-être* le fait le plus important qui se soit produit en Paléontologie humaine depuis dix ans (…) à moins qu’il ne fût un animal composite, reconstitué par erreur avec des pièces appartenant à deux êtres différents ».

– C’est quand même un des découvreurs, bon sang. Pourquoi tout le monde a regardé ailleurs ?

– D’abord en raison de la guerre, ensuite parce que ces critiques des auteurs allemands et français sont vite suspects d’arrière-pensées plus patriotiques que scientifiques. Et pourtant : de l’hypothèse de l’erreur, on va vite passer à celle du canular, voire de la fraude.

– Oh.

– En 1948, Woodward meurt, ce qui a le mérite d’ouvrir la voie à de nouveaux examens, maintenant que la statue du Commandeur n’est plus là. Et c’est en grande partie le professeur Oakley, du British Museum que revient le mérite de faire éclater la vérité en cinq temps. 

– Un Anglais, donc.

– Eh oui. Tu vois ? Premièrement, ses travaux démontrent après datation au fluor que le crâne est bien plus jeune que prévu. Deuxièmement, les ossements rougeâtres ont été volontairement teintés. Troisièmement, les fameuses dents, limées artificiellement, appartiennent à un orang-outan. Quatrièmement, le pauvre crâne date au mieux du Moyen Age. Cinquièmement, les autres fossiles environnants sont… des faux, rapportés de Malte et de Tunisie et plantés là pour tromper leur monde. Bim, fermez le ban.

– Oh la vache. Ce n’est pas un démenti, c’est le Hiroshima des démentis.

– Ah ça, ça pique un peu. Preuve est faite que l’homme de Piltdown est un canular complet, une mystification, au demeurant parfaitement exécutée.

– Reste à savoir qui s’est amusé à ça.

– Eh ben mon pauvre, c’est comme le vrai nom de Jack l’Éventreur : tu peux te l’arrondir avant de trouver, à moins qu’on retrouve un jour de nouveaux documents. Seule certitude, et encore : une étude de 2016 publiée par la Royal Society suggère que la fraude est le fait d’un seul auteur.

– Un auteur vachement doué. Et ils se basent sur quoi ?

– Sur l’analyse génétique des restes qui composent le faux crâne de Piltdown. Ils ont ainsi découvert que la mandibule et les dents appartiennent à un seul orang-outang. Les restes humains, eux, datent de 1000 ans tout au plus et proviennent de deux individus distincts. Pour les rendre plus « authentiques », le fraudeur a utilisé du mastic pour boucher quelques fractures, mastic parfois alourdi par des petits cailloux pour alourdir l’ensemble – les os fossilisés étant plus denses. Le mode opératoire étant le même sur tous les restes, l’équipe conclut qu’il n’y a qu’un seul responsable

– Hypothèse valable. Et on n’a pas la moindre petite idée ? Dawson lui-même ?

– C’est possible, mais son parcours est davantage celui d’un amateur naïf que d’un arnaqueur, il était jusque-là irréprochable. Woodward ? On voit mal pourquoi un savant au sommet de sa gloire se serait amusé à risquer sa réputation avec un canular pareil.

– Dis donc, ton Teilhard de Chardin…

– On en a longtemps fait un coupable idéal mais sans aucun élément factuel à l’appui. Et disons que Teilhard de Chardin n’est pas particulièrement réputé pour son sens de la déconne… Bref, 110 ans plus tard, on cherche toujours.

– Mais on tombe à chaque fois sur un os.

– Je m’étais PROMIS de ne pas la faire, Sam. J’ai tellement honte de toi.

2 réflexions sur « Chaînon manqué »

  1. Bonjour,

    toujours excellentes vos histoires, mais il y a pas mal de fôtes de frappes dans celle-ci :

    « le barman du dans lequel » ->
    « au sud Londres »
    « Pour paléontologiste amateur,  » -> Pour *un* paléontologiste
    « Tu vois, qu’il fait des efforts » (la virgule est de trop, ou alors le « qu' »)
    « Woodward et Teilhard de Chardin lancent une nouvelle campagne de fouilles à Piltdown la met autour de nouveaux débris »
    « l’aueur »

    Cordialement

  2. Merci comme d’habitude pour vos indispensables articles.
    Mais vous êtes cruels à nous enlever nos illusions à chaque fois. J’aimais tellement l’idée que Teillard de Chardin soit le coupable…

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