Ave Malaria : l’Empire de l’écorce

Ave Malaria : l’Empire de l’écorce

Après une série d’opérations d’espionnage de haute volée, la précieuse écorce de cinchona peut être cultivée à grande échelle, ce qui va permettre à tout le monde de se soigner. La quinine peut désormais changer la face du monde.

– Donc si je te suis bien, on a maintenant suffisamment de quinine pour satisfaire la demande, qui est notamment importante dans les colonies.

– Exactement. Les gens qui se penchent sérieusement sur la question remarquent que des deux puissances qui se taillent à l’époque des empires en Afrique, la France consomme sensiblement moins de quinine, tout en bénéficiant d’une expansion comparable. La mortalité due à la malaria est plus importante, mais c’est compensé par des pertes militaires moins nombreuses grâce à l’emploi plus développé de troupes « locales ». Pour autant, « moins » ne veut pas dire « pas du tout », et la consommation de quinine est significative.

Allez, tous en choeur !

Ce qui implique un peu d’ingéniosité mixologique.

– De quoi ?

– Il faut faire des mélanges. La quinine c’est très bon contre le paludisme, mais c’est aussi très amer. Il faut donc trouver un moyen de faire passer la pilule, littéralement.

– Oh là là, mais arrêtez de faire vos chochottes.

– Vois plutôt ça comme un moyen de joindre l’agréable à l’utile. C’est ainsi que les Français développent des recettes à base de quinine…et de vin.

Vous vous attendiez à quoi ?
– Note que j’ai rien contre, au contraire, mais pourquoi t’as mis Pé…
– T’occupes, tu vas comprendre.

Et ces mélanges, qui sont déclinés en apéritifs divers, reprennent le nom de quinquina, qui a ainsi le double sens de remède de quinine, et de boisson qui fait office de remède à la quinine.

– L’ingéniosité française, monsieur !

– Sans doute. Cela dit ce n’est pas par chez nous que germe la première idée, mais de l’autre côté de la Manche.

– Ils ont du vin ?

– Euh, sans doute, mais en l’occurrence ce n’est pas l’option retenue. Dès 1858, un individu ingénieux commercialise la première eau tonique à la quinine.

– Il s’appelle comment ?

– Son nom est Bond.

– Hein ?!

– Erasmus Bond.

La boisson, c’est de famille.

Et tu sais avec quoi ça se marie bien, l’eau tonique ?

– Non.

– Tu mens, mais admettons. Le gin. Et voilà, le gin tonic !

Quelques années plus tard, un autre Bond remplace le Martini du dry Martini par un quinquina, et ça vous fait un Vesper. TOUT EST LIE.

A noter qu’après avoir baptisé une espèce de cinchona, Charles Ledger a aussi donné son nom à un tonic à la quinine, le Ledger’s tonic, que tu peux acheter.

– Je note.

– Sachant que le tonic quinquiné le plus célèbre du monde porte également un nom propre. Ce « tonique indien » a en fait été élaboré en Suisse, par un certain Johann Schweppe, qui ne devait certainement pas se prononcer comme on le fait aujourd’hui.

Et voilà le travail.

Toujours est-il que ces différents mélanges permettent à la quinine d’être largement consommée.

– Entre le paludisme et l’alcoolisme, faut choisir.

– Tu sais que tu peux aussi prendre ton tonic avec un jus de fruit ? Comme ça tu luttes contre le paludisme et le scorbut. Il n’empêche que c’est ce qui a conduit Winston Churchill à dire que le gin tonic avait sauvé plus de vies anglaises que tous les médecins de l’Empire.

– Et dire que quelques siècles plus tôt on ne voulait pas en boire. Suffisait de rajouter de la gnôle. Bon, ben tout est bien qui finit b…

– Non mais oh, qui a dit que c’était fini ?

– Mais enfin, on a des plants de cinchonas, on a des solutions buvables, qu’est-ce que…

– Rassieds-toi. A la fin des années 1880, la production commerciale britannique aux Indes s’avère un échec, alors que la production néerlandaise décolle et conduit les prix à la baisse. Les plantations indiennes sont largement remplacées par le nouveau produit en vogue…

– Tu t’attends à ce que je sache ce que c’est, peut-être ?

– A ce que tu le sachais, même.

– Hein ?

– La quinine est remplacée par le thé. La production britannique est maintenue pour le seul marché colonial indien, et la quinine javanaise domine outrageusement le monde. Cela dit dans les années 1890, la production néerlandaise, largement soutenue par le gouvernement local, dépasse la demande, surtout qu’on a encore découvert des espèces africaines. Au point que les plantations indonésiennes sont elles aussi progressivement remplacées par du thé, qui rapporte plus.

– Comment passer d’un produit rare à une crise de surproduction.

– Exact. Dans les années 1910, les producteurs de quinine, c’est-à-dire je te le rappelle l’extrait d’écorce, sont  européens. Ils se font de grosses marges en vendant leurs produits chers, tout en maintenant le cours de l’écorce de cinchona bas.

– Oooooh, alors ça…

– Imprévisible, non ? Le gouvernement néerlandais et les planteurs javanais réagissent avec l’accord de la quinine, qui permet de fixer le cours de l’écorce. Ils constituent ainsi le premier cartel pharmaceutique de l’histoire. Qui se maintient jusqu’aux années 40.

– Ils se passent quoi dans les années 40 ?

– Euh…la Seconde Guerre Mondiale ?

« Attendez. Me dites rien. Je suis sûr que j’en ai entendu parler. Un truc avec les Allemands, non ? »

En 1940, Amsterdam est bombardé par les Allemands. Or dans la mesure où l’essentiel de la production mondiale de cinchona est néerlandaise via l’Indonésie, ce sont à peu près tous les stocks globaux qui sont détruits.

– Ah merde.

-Pour ne rien arranger, les Japonais envahissent Java en 1942, et mettent la main sur les plantations. Conséquence, les Alliés, n’ont plus de quinine, alors qu’ils doivent mener la guerre dans le Pacifique.

« On est obligés de boire le gin sec. C’est dégueulasse, en fait. »

– Alors on fait quoi ?

– Les Américains travaillent alors à partir d’un substitut synthétique élaboré par les Allemands. Ils mettent ainsi au point la Nivaquine, aussi efficace que la quinine mais moins chère, et qui la remplace donc progressivement après la guerre.

– C’est plutôt mieux que de devoir abattre des arbres, non ?

– Oui, c’est sûr. Cela dit en 1963 on découvre qu’il n’est pas nécessaire d’abattre tout l’arbre pour récupérer l’écorce et la quinine, ce qui était la méthode depuis le début avec des conséquences sur la ressource, mais qu’on peut se contenter de faire des prélèvements d’écorce tous les trois ans.

« Et commencer par là, non, c’était trop demander ? »

Le problème c’est que même de synthèse, les traitements restent encore trop chers, ce qui fait que le palu touche toujours des centaines de millions de personnes au début du 21ème siècle.

– Donc on a tout ce qu’il faut mais c’est une question de sous.

– Un peu, oui. Cela dit il y a aussi un autre problème avec les médicaments de synthèse. Le parasite du paludisme a réussi à développer une résistance à ces traitements.

– Ah non, tu veux dire que tout ça, encore quelque temps et ça ne servira plus à rien ?

– Je veux croire que non. Par un amusant retournement de l’histoire, tu sais quel produit reste toujours aussi efficace contre la malaria ?

– Le 4ème volume de l’Iliade ?

– De fait, il est toujours aussi totalement inefficace. En revanche la quinine, elle, conserve ses effets. Y’a pas de résistance. Ce qui fait qu’elle reste aujourd’hui le traitement de dernier recours. Le cinchona reste donc cultivé en Amérique latine, Afrique, et Indonésie.

– Vive l’écorce !

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