From Germany with love
– T’es pénible. Je ne sous-estime pas le poids des Américains. Je dis juste que l’Allemagne était déjà très, mais alors très mal barrée sans eux.
– En 39-45 ? C’est une blague ?
– … Ah oui je vois le malentendu et donc : mais non, patate. En 1917. Avril 17 plus exactement, quand le Congrès des Etats-Unis vote la guerre après trois ans de valse-hésitation, essentiellement passés à vendre des armes et des munitions à tout le monde dans un premier temps, puis exclusivement à la France et à ses alliés après 1915. Pas tellement par amour de la liberté d’ailleurs mais plutôt parce que le blocus britannique empêche les industriels yankees de vendre des trucs qui font boum aux Allemands.
– Et ils décident de s’impliquer pourquoi, les Etats-Unis ?
– C’est le genre de décision qui s’explique rarement par une unique raison mais disons que l’opinion américaine avait progressivement évolué. Le coup du télégramme Zimmermann [1] a fini de foutre l’Oncle Sam en pétard, sachant que la guerre sous-marine à outrance l’avait déjà bien gonflé. En gros, tous les convois maritimes étaient ciblés par la marine allemande, y compris les navires marchands américains.
– Ah ben c’est sûr que ça lasse vite, de se faire torpiller le cul dès que tu sors du port.
– Et évidemment il y a eu le coup de l’attaque contre New-York, en pleine paix.
– Pardon ?
– Tu ne savais pas ? Pas loin de 25 ans avant le Japon, l’Allemagne s’était déjà illustrée en menant une opération contre les intérêts américains, sur le sol américain. On peut même difficilement faire plus américain : l’Allemagne a frappé à deux pas de la statue de la Liberté.
– Mais ENFIN.
– Ce n’était même pas une première [2] et pour être honnête, ça se comprend. Quand un pays officiellement neutre comme les Etats-Unis livre cargaison de munition sur cargaison d’armes à tes ennemis, ça finit par être pénible. Du coup, l’espionnage allemand cherchait depuis longtemps à saboter ou à ralentir la production et les exportations américaines par tous les moyens.
– Quand tu dis tous les moyens…
– Oh oui.
– Ça va péter ?
– Oooh oui.
– Fort ?
– Oooooooh oui.
– J’aime quand ça pète fort.
– C’est une des raisons pour lesquelles je ne pars jamais camper avec toi, d’ailleurs.
– … Je me drape dans ma dignité.
– Prends pas froid, surtout. Bref : alors que l’Allemagne et les Etats-Unis sont officiellement en paix, les services de Guillaume II décident de passer à l’action en ciblant les entrepôts installés sur Black Tom Island, dans la baie de New-York. Une petite île à deux pas de Liberty Island et de la statue de la Liberté, reliée au continent par un pont. Le lieu sert de quai de chargement pour les navires en partance pour l’Europe.
– Les navires qui transportent de quoi trouer la peau des Allemands ?
– Exactement. Le type qui monte l’opération, c’est probablement Franz von Rintelen, un ancien de la Deutsche Bank reconverti dans le renseignement pour la marine allemande. C’est lui qui décide de viser les docks truffés de munitions en faisant installer par ses agents des bombes crayons à deux pas des caisses d’explosifs stockées dans les entrepôts. Pas loin d’un an avant la déclaration de guerre officielle des Etats-Unis, autrement dit.
– Des bombes quoi ?
– Crayons. Incendiaires, si tu préfères. Von Rintelen adore ces saloperies parce que c’est à la fois pratique, léger et astucieux. En gros, ça ressemble à un cigare et il n’y a pas vraiment de minuterie. Ce qui déclenche la bombe, c’est la rupture du disque de plomb qui sépare l’intérieur du « crayon » en deux, rupture que tu obtiens grâce au mélange d’acide qui l’attaque progressivement. Selon l’épaisseur du disque de plomb, ça peut prendre quelques heures ou plusieurs jours mais ça finit tôt ou tard par péter. Et là, ça produit une très jolie, très intense et très silencieuse flamme de trente centimètres de long, pendant une grosse trentaine de secondes. Si tu as placé ta bombe au bon endroit, bingo… Les agents allemands en truffaient déjà les cargaisons américaines pour déclencher des incendies une fois les bateaux en haute mer.
– Silent bud deadly.
– Voilà, ce qui nous ramène une fois de plus à ton problème récurrent de flatul… OK, OK pose cette tronçonneuse, je ne dis plus rien.
– Si : la fin.
– Ah ben le plan allemand fonctionne bien. Mais vraiment très bien. La nuit de l’attaque, il n’y a pas loin d’un millier de tonnes de munitions pour petits et grands, toutes stockées dans les docks de Black Tom Island et destinées à la Russie. Autant dire que t’oses à peine éternuer dans le secteur, alors quand plusieurs bombes crayons se déclenchent à quelques minutes d’intervalle à partir de 2 h 08 le 30 juillet, ben…
– Boum.
– Boum version Michael Bay, oui. Pour te donner une idée en termes de magnitude, on est à 5,5 sur l’échelle de Richter, soit l’équivalent d’un bon petit séisme, déjà. Les hangars sont ravagés, les poutrelles métalliques tordues dans tous les sens, les vitres explosent dans un rayon de 40 bornes et l’explosion est suffisamment puissante pour éjecter de leurs propres bottes les pompiers qui tentaient d’éteindre les flammes.
– Attends, les pompiers bossaient au milieu d’un dock truffé d’explosifs ?
– Oui. L’incendie avait été signalé par des gardiens 30 minutes avant l’explosion et les pompiers de New-York faisaient l’impossible pour éviter le pire mais ça n’a pas suffi. Les flammes ont d’abord atteint la barge n°17, chargée de TNT – c’est la première déflagration, la puis puissante. Une deuxième a éclaté à 2 h 40. Bilan : 7 à 10 morts, un chiffre incroyablement clément pour une explosion de cette envergure – dieu merci ça a pété en pleine nuit.
– Comment ça « 7 à 10 morts » ?
– Ben on a retrouvé certains corps mais pas tous, si tu veux vois ce que je veux dire.
– Oh.
– Oui. Certaines victimes sont supposées mortes mais comme l’explosion les a en gros vaporisées, impossible d’être plus précis. Dans les décès avérés, on compte entre autres Cornelius Rayden, chef de la police ferroviaire du Lehigh Valley Railroad, un enfant de dix ans dont on se demande bien ce qu’il foutait là d’ailleurs, et le capitaine de la barge n°17. Tout ça sans compter les blessés.
– Outch.
– Et la statue de la Liberté.
– Quoi, la statue de la Liberté ?
– Elle a pris le souffle de plein fouet, bichette. Sa robe a été touchée par des morceaux de métal mais c’est surtout le bras qu’elle dresse vers le ciel, avec la torche au bout, qui a le plus ramassé. Une centaine de rivets ont sauté et c’est depuis cette époque qu’on n’a plus le droit de monter dans la torche.
– Depuis le 11-Septembre, on n’a plus le droit d’y monter du tout, non ?
– Si, tu peux accéder à sa tête et faire le tour de la couronne. Mais l’escalier qui montait dans son bras droit est définitivement inaccessible. Les réparations de 1916 ont coûté l’équivalent de 2 millions de dollars d’aujourd’hui, une paille par rapport aux dégâts d’ensemble, estimés à 450 millions.
– Tout ça avec trois ou quatre cigares explosifs.
– Voilà.
– Les Allemands se sont fait gauler ?
– Oui mais pas tout de suite. Tu ne devineras jamais qui on a accusé en premier.
– Je ne vais même pas me lancer, du coup.
– Les moustiques.
– Excuse-moi ?
– Les moustiques. Le lendemain matin, Ervin J. Smith, un des hauts responsables des services secrets affirme dans une conférence de presse que je cite « les gardiens employés pour garder les millions de dollars de matériel de guerre ont été dérangés par les moustiques et ont allumé un brasero pour les chasser. Une étincelle a allumé des copeaux de bois sous un wagon chargé de petits obus qui ont explosé ».
– Remarque, c’était peut-être des moustiques allemands.
– Huhu. La fausse piste ne dure pas bien longtemps, ceci dit. Assez vite, les enquêteurs comprennent qu’il s’agit bien d’un sabotage et que l’Allemagne a une bonne tête de suspect n°1, mais encore faut-il le prouver.
– Et c’est fait, ça, ou c’est encore un de ces trucs dont on ne pourra jamais vraiment être sûrs ?
– Oh c’est fait. La société qui exploitait les docks, la société Lehigh Valley Railroad, a poursuivi l’Allemagne devant la Commission mixte des réclamations germano-américaine, un truc mis en place après le traité de paix de Berlin, en 1921. En 1939, l’instance a conclu que l’Allemagne impériale était bien responsable de l’attaque.
– En 1939 ?
– Oui. Je te laisse deviner la réaction du IIIe Reich quand on leur a demandé de rembourser les dégâts…
– « Allez fous faire guire le gul » ?
– A peu près. Il a fallu attendre 1953 pour qu’un accord
soit trouvé autour d’un chiffre estimé à 50 millions de dollars de l’époque, à
payer en plusieurs fois. La RFA a fini de régler la facture en 1979…
[1] Ce n’est pas le sujet ici, mais pour ceux qui étaient près du radiateur en Première, le télégramme Zimmermann porte le nom du diplomate allemand alors en poste au Mexique. Dans le fameux message, il exposait aux autorités mexicaines un projet d’alliance militaire contre les Etats-Unis, avec la promesse de récupérer au passage le Texas, l’Arizona et le Nouveau Mexique. Les Américains n’ont pas trop apprécié le coup en vache, surtout quand le télégramme s’est retrouvé en une de tous les journaux américains.
[2] Le 1er janvier 1915, c’était ambiance bonne année dans une fonderie du New Jersey, réduite en cendres par une opération allemande.
One thought on “From Germany with love”
« Dans les décès avérés, on compte entre autres Cornelius Rayden, chef de la police ferroviaire du Lehigh Valley Railroad, un enfant de dix ans dont on se demande bien ce qu’il foutait là d’ailleurs, et le capitaine de la barge n°17. »
D’après le lien de https://firerescuemagazine.firefighternation.com/ donné dans l’article ce n’est pas un enfant de 10 ans, mais de 10 semaines ( paragraphe « Life and Property Loss » : « Arthur Tosson, a 10-week-old infant »). Dont on se demande encore plus ce qu’il faisait là, du coup, parce qu’un enfant turbulent de 10 ans, ça peut se sauver et gambader là où il ne faut pas, mais un nourrisson de 10 semaines, pas trop.