Ave Malaria : un petit tour au jardin
L’écorce de cinchona, c’est bien, ça soigne le paludisme. Même s’il a fallu insister un peu pour en convaincre tout le monde. C’est donc maintenant un produit précieux. Et on fait quoi avec un produit précieux ? Ben on le pique, évidemment. Pour pouvoir le repiquer.
– En 1820, deux chimistes français, Pierre Pelletier et Joseph Caventou, extraient et identifient les alcaloïdes présents dans l’écorce de cinchona, dont en premier lieu la quinine. Ce qui permet de raffiner encore un peu le traitement, et de ne plus absorber directement l’écorce en poudre sous une forme ou une autre. Le directeur du service médical de la Marine (britannique) recommande alors de poursuivre la pratique de Lind, mais avec de la quinine plutôt que de l’écorce. En 1848, le service médical de l’Armée britannique adopte la consommation de quinine comme mesure prophylactique.
– Le progrès est en marche, c’est bien tout ça.
– Oui, mais il y a un problème. La demande de quinquina augmente, et l’offre a du mal à suivre. A l’époque, le cinchona n’existe qu’en Amérique du sud, à l’état sauvage, et pour assurer une récolte maximale les arbres sont entièrement prélevés, c’est-à-dire déracinés avant d’être intégralement écorcés.
– C’est pas très très durable comme agriculture.
– Eh non. Et des inquiétudes commencent à apparaître sur la pérennité de la ressource. L’idée d’introduire le cinchona aux Indes est émise pour la première fois en 1813, puis à nouveau en 1839. On propose même la région de la chaine du Nilgiris, dont la topographie serait propice.
– Bon ben allez, c’est le moment d’aller jouer au jardinier.
– Ah mais non. C’est que la quinine est une ressource précieuse. A l’époque, le monopole de la production de quinine constitue un avantage stratégique pour les anciennes colonies espagnoles nouvellement indépendantes : Pérou, Equateur, Colombie, Bolivie. Les autorités locales n’ont pas l’intention de laisser d’autres mettre la main sur leur écorce. L’export d’écorce est très réglementé et contrôlé, celui des arbres prohibé, et le trafic de graines de cinchona est rigoureusement interdit. Autrement dit, pour en faire pousser ailleurs, ça va pas être de la tarte.
– Va falloir ruser. Ou négocier ferme.
– Exactement. Et c’est un jeu qui va se jouer entre la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, qui ont tous les deux des possessions importantes en zone tropicale ou subtropicale, à savoir essentiellement les Indes. L’Inde tout court pour la première, et les Indes orientales, c’est-à-dire l’Indonésie, pour les autres. Des secteurs dans lesquels le paludisme est présent et qui nécessitent des quantités importantes de quinine. Mais qui pourraient aussi, éventuellement, accueillir des plantations de cinchona.
– Allez, je vais dire que ce sont les Anglais qui tirent les premiers.
– Bien vu. Comme je te le disais, l’idée d’introduire du cinchona en Inde circule déjà depuis un petit moment. Elle est à nouveau relancée dans les années 1850. Et cette fois, coup de bol, l’Empire a l’homme de la situation : Clements Markham.
-Il est quoi : botaniste, explorateur, marin ?
– Un peu tout. Clements Markham est le fils d’un pasteur. Il est né en 1830, et s’engage très jeune dans la marine. Enfin, non, à un âge normal pour l’époque, puisqu’il a 14 ans.
– Quasiment un homme, quoi.
– Voilà. Il consacre donc quelques années à courir les mers, façon de parler, notamment le Pacifique. Il passe notamment par Tahiti, où il s’efforce de soutenir les nationalistes locaux pour qu’ils se rebellent contre le gouverneur français.
– Peuvent pas s’empêcher de nous casser les pieds, où qu’ils se trouvent.
– A 20 ans, Markham se dit qu’en fait, la vie de marin c’est pas son truc. Son père le convainc de prolonger encore un peu, et il se lance dans une expédition marquante, qui doit te dire quelque chose.
– Alors moi les expéditions dans le Pacifique… C’est plus ton truc, les mers chaudes.
– Précisément. Il part à la recherche de John Franklin, qui s’était lancé dans l’Arctique pour trouver le passage du Nord-Ouest. A bord de deux navires aux noms charmants et pas du tout du genre à porter la poisse, le Terror et l’Erebus.
– Terreur et Ténèbres. Il cherchait pas les problèmes.
– Manifestement pas. Toujours est-il qu’à son retour en 1851, Markham décide de quitter la Marine, et de devenir géographe. Il part ainsi faire un tour au Pérou. Il passe quelque temps à Cuzco, étudie l’histoire inca, et s’intéresse aussi au cinchona. Puis va travailler au Bureau Indien (des Indes). C’est donc assez logiquement qu’en 1859, il propose de monter une expédition en Amérique du sud pour récupérer des cinchonas, afin de les implanter en Inde. Il rassemble un petit groupe, qui compte notamment un botaniste, et ils partent pour le Pérou. Où ils arrivent en décembre 1859. Et c’est pas le Pérou.
– Comment ça ?
– Je veux dire que c’est pas la fête. Non seulement les autorités tiennent à garder la main sur leur quinine, mais en plus le Pérou et la Bolivie sont sur le point d’entrer en guerre.
– Ca se présente bien.
– Markham réussit cependant un beau travail. Il parlemente et négocie, et finit par obtenir des licences d’exportation, qui lui permettent de revenir en 1861 avec quelques spécimens de cinchonas. Le botaniste du groupe, Richard Spruce, va donc pouvoir se mettre au boulot et faire pousser les plants en Inde.
– Et Markham ?
– Il ne s’intéressera plus guère au sujet. Il devient secrétaire de la Société Royale de Géographie, et continuera à ce titre à jouer un rôle important dans l’exploration arctique. Il lance ainsi la carrière de Robert Flacon Scott, et organise l’expédition polaire britannique de 1901-1904. Avant de disparaître en 1916.
Markham a réussi à obtenir des cinchonas, ce qui est une belle performance en soi, mais ce n’est cependant que la première partie du boulot. La seconde se passe moins bien.
– Ca pousse pas ?
– Pas très bien. Le cinchona est un arbre particulièrement capricieux, difficile à acclimater et cultiver. Il exige des terrains particuliers, à savoir riches et en pente, craint l’humidité stagnante et l’ensoleillement direct, et a besoin de températures relativement constantes entre jour et nuit et entre les saisons.
– C’est une diva.
– Un peu.
Par ailleurs, toutes les espèces ne produisent pas la même quantité de quinine dans leur écorce. Manque de bol, celles ramenées par Markham sont de ce point de vue assez peu riches, autrement dit ce ne sont pas les plus intéressantes pour se lancer dans la production à grande échelle. Et elles ne s’acclimatent pas bien en Inde.
– Tout ça pour rien, autrement dit.
– Non, pas du tout. En l’espace d’une vingtaine d’années, la production britannique s’élève à plus de 200 tonnes d’écorce, ce qui représente entre un tiers et la moitié de la demande. C’est pas ridicule non plus. Mais les Britanniques vont se faire coiffer au poteau par leurs concurrents.
– Les Néerlandais ?
– Précisément.
– Comment ils s’y prennent ? Ils montent aussi une expédition ?
– Non. Leur truc c’est le commerce. Ils vont donc acheter des graines de cinchona.
– A qui ?
– Un Anglais, Charles Ledger.
– Ha, cruel.
– Ledger est né à Londres en 1818. A l’âge où Markham fait du bateau, il part à Lima pour travailler dans une société d’export.
– Hé hé, comme ça il se spécialise dans la quinine.
– Pas du tout. Son truc c’est l’alpaga.
– Ca a aussi ses avantages.
– Il devient même éleveur en 1847. Puis en 1852, il a une idée : monter des élevages d’alpagas en Australie. Et c’est exactement comme le cinchona.
– Hein ?
– La laine d’alpaga est une ressource rare et précieuse. Elle est produite exclusivement en Amérique, et le Pérou interdit l’exportation des bêtes. Et Ledger se dit que ce serait intéressant d’en ramener dans un territoire de l’empire britannique pour en produire et contester le monopole sud-américain. Comme la quinine.
– Ca se tient.
– Il mène ainsi une expédition assez rocambolesque, en faisant transiter un troupeau d’alpages du Pérou à la Bolivie, à l’Argentine, puis au Chili. Avant de les envoyer en Australie.
– J’espère que ça valait le coup.
– Même pas. L’alpaga est également capricieux, et ne se plait pas plus que ça en Australie. A sa décharge, c’est l’Australie.
Ledger passe un peu de temps à faire marcher son entreprise d’alpagas australiens, mais doit se rendre à l’évidence. Par conséquent, en 1864, il retourne au Chili, où il achète et revend de l’écorce de cinchona. Mais il ne cultive ni ne récolte lui-même. Par ailleurs, l’exportation des arbres ou graines est interdite.
– On en est toujours au même point.
– Sensiblement. Sachant que pendant ce temps Spruce commence à bosser sur le cinchona indien. Pour acheter la meilleure qualité de quinine, Ledger se met à explorer la région et les plantations, pour apprendre à connaître la plante et ses multiples variantes. Il se lie d’amitié avec un local, Manuel Incra Mamani, qui travaille dans le secteur. Ledger finit ainsi par identifier une meilleure variété, en termes de production de quinine, que celle de Markham. Plus fort encore, Ledger réussit à mettre la main sur des graines de l’essence en question, et à les envoyer à Londres. Son objectif est simple, il veut les vendre au meilleur prix. Et là, le gouvernement britannique n’est pas intéressé.
– Parce qu’il est déjà en train de mettre au point ses plantations ?
– Va savoir. Toujours est-il que Ledger vend une part de son « butin » à des parties qui essaieront de la faire pousser en Inde et en Australie, mais ça ne marche pas bien, voire pas du tout en Australie. Le reste est acheté par des Néerlandais, qui vont s’efforcer de cultiver du cinchona à Java. Et ils sont forts pour faire pousser des plantes.
Le cinchona est capricieux, mais il s’hybride très bien. Les Néerlandais réussissent ainsi à élaborer une variété à laquelle ils donnent d’ailleurs le nom de Ledger, Cinchona Calisaya Ledgeriana.
– Belle réussite pour Ledger.
– En effet. Ca finit moins bien pour son pote. Pour avoir aidé Ledger à faire sortir des graines d’Amérique, le pauvre Manuel se fait copieusement tabasser, puis est emprisonné et meurt de faim dans sa cellule.
– Vache, ils sont rancuniers.
– Sans les excuser, il y a de quoi. La variété qui porte le nom de Ledger produit trois fois plus de quinine que les cinchonas péruviens. Ce qui permet aux planteurs de Java de dominer le marché, au point d’ailleurs de tuer la production américaine.
– Ah ben voilà, c’est beau la reconnaissance.
– Hé, on parle de commerce, c’est la guerre. Pour une ressource qui est essentiel au développement des empires coloniaux, donc on n’est vraiment pas là pour faire dans les bons sentiments.
– Admettons.
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