Avec des si

Avec des si

– Ah, c’est rageant…

– Quoi donc ?

– Tu vas m’aider, peut-être ?

– Non non, pardon, moi je suis venu parce qu’il était question de rager. Si tu as un sujet je suis preneur.

– M’aurait étonné.

– Allez, fais une grosse mouche et dis-moi ce qui te chagrine.

– Mais c’est…c’est l’apathie, là. C’est navrant.

– Ha, ça, il n’est pas brillant.

– Quoi ? Non. L’apathie, la apathie, le fait d’être apathique.

– Pardon. Avoue que apathie et navrant dans la même phrase, ça prêtait à confusion.

– Je reconnais. Mais le problème est là. Je le sens venir. Avec les confinements, les couvre-feux, les mois qui passent, je sens poindre la lassitude. Y’a des choses à faire, des causes à défendre, et on est tous là, las, à se demander tout simplement quand on va pouvoir revoir les potes. Je comprends, je ne fais pas de reproches, mais comment on va pouvoir mobiliser les volontés ?

– Tu me connais, je ne veux pas faire le cynique.

– Oh ben non alors, ce serait te faire violence.

– Nah nah nah. Il n’empêche que si tu veux motiver les gens, j’ai tendance à penser que la peur marche mieux qu’une cause aussi noble soit-elle.

– C‘est un peu une tarte à la crème quand même, non ?

– Non, on a quand même de bons exemples.

– Mais des trucs, concrets, mesurables ?

– Tout à fait.

– Je t’écoute.

– Bon, on va pas tourner autour du pot. Tapons tout de suite dans la menace ultime, le truc qui va chercher tellement loin qu’on peut difficilement faire pire.

– Tu penses à quoi ?

– Une invasion nazie.

– Ah ouais d’accord, tu fais pas semblant.

On sait tous quelles sont les cartes gagnantes.

– Ca m’est arrivé, mais je ne veux vexer personne et ça n’est pas le sujet.

– Donc, une invasion nazie ?

– Absolument. Et ce n’est pas une image, je parle littéralement de troupes du 3ème Reich qui débarquent. Comme ça s’est produit, tiens-toi bien, en 1942.

– Euh, merci, j’étais vaguement au courant.

– En 1942, au Canada.

– Ah, je…pardon… QUOI ?! Attends, c’est encore une histoire de station météo ?

– Non non. Tu vois que tes connaissances de la Seconde Guerre étaient lacunaires.

– Mais enfin, non. Ils n’ont jamais mis les pieds en Amérique ! Ils…n’ont jamais mis les pieds en Amérique ?

– Le 19 février 1942, la ville de Winnipeg, capitale de la province du Manitoba, a été occupée par les Nazis.

– Ca suffit l’histoire alternative, arrête de raconter n’importe quoi.

– C’est absolument authentique. Bon, ok d’accord, ils ne venaient pas d’Allemagne.

– Une branche locale du parti nazi ?

– Pas exactement, ils venaient de la Chambre du Commerce. Et ne vas pas me dire que c’est la même chose, bolchévique.

– Loin de moi de cette idée. Mais c’est quoi cette histoire ?

– Bon, nous sommes en 1942. En tant que membre du Commonwealth, et techniquement territoire sous le règne de sa majesté le roi d’Angleterre, le Canada est en guerre contre l’Allemagne. La population est ainsi appelée à contribuer à l’effort avec son porte-monnaie, c’est-à-dire en achetant des « bons de la victoire ».

– Des emprunts publics de guerre.

– Exactement. La deuxième campagne de souscription est prévue du 16 février au 9 mars. Et les organisateurs redoutent d’être confrontés à ce que tu mentionnais plus tôt, à savoir un certain manque d’enthousiasme. L’apathie.

« Oh non, pas ça ! »

Oui, bon, vous nous en auriez voulu.

Ce n’est pas que les Canadiens se moquent de ce qui se passe en Europe, mais c’est quand même loin. Ils ne sentent pas vraiment directement concernés quand on leur parle du spectre du nazisme.

– C’est humain.

– Oui, mais c’est pas comme ça qu’on va vendre des bons. Heureusement, l’Organisation des Emprunts de la Victoire du Grand Winnipeg a à sa tête un homme plein de ressources : J.D.

Hein ?!

J.D. Perrin, pour être exact. Soit John Drapper Perrin, ce qui explique sans doute un certain « Don » pour le marketing.

Allez-y, imaginez un mélange entre les deux.

JD a donc une idée : histoire de motiver ses compatriotes à financer l’effort de guerre, on va leur donner un aperçu un peu plus concret de la menace. Il veut leur « amener la guerre ». Autrement dit, organiser l’occupation de Winnipeg par les Nazis.

– C’est…disruptif.

– Tu vois Winnipeg ?

– Vaguement.

– C’est donc la capitale de la province du Manitoba. A l’époque, elle compte autour de 220 000 habitants, 300 000 pour toute l’agglomération. Après Vancouver, c’est la deuxième plus grande ville de l’ouest canadien.

« L’ouest »

– Pas le premier bled venu.

– Pas exactement, non. Mais de toute façon, tout ce à quoi le comité national en charge d’organiser la vente des bons de la victoire avait pensé, c’était d’allumer de grandes balises de la liberté (beacon fires of Liberty) à travers le pays. Ce qui ne s’avère pas idéal à Winnipeg en plein hiver.

– Alors que c’est une des villes les plus au sud, bien pensé le comité.

– Manifestement, il faut un autre plan, et ce sera donc le If Day, en français l’opération Si un jour. Et le terme d’opération n’est pas exagéré, il s’agit du plus grand exercice militaire organisé dans le Manitoba à l’époque. On parle de 3 500soldats impliqués, issus de toutes les unités présentes dans la région. Les soldats assurent le rôle de, ben…les soldats, et les Nazis sont joués par des membres de la Jeune Chambre de Commerce, grimés et habillés avec des costumes récupérés à Hollywood.

– D’accord, concrètement ça donne quoi ?

– Le 18 février, Winnipeg est survolée par des appareils de la Royal Canadian Air Force peints aux couleurs allemandes. Mais l’attaque elle-même intervient le lendemain, le 19. Des patrouilles nazies commencent à circuler dans les faubourgs à 5h30. Elles arrêtent un animateur radio alors qu’il se rend au studio, et l’antenne est confisquée par les envahisseurs qui l’utilisent pour leur propre communication à partir de 6h.

– Gutten morgen Kanada.

– A la même heure, les troupes ennemies se rassemblent à l’ouest de la ville. Un peu avant 7h, les raids aériens débutent. A 7h pile, les sirènes anti-aériennes se mettent à hurler, et l’ordre de black-out est donné. Les 30 batteries anti-aériennes canonnent, les projecteurs de chasse sont allumés et balaient le ciel.

– Les batteries tirent ?!

– Des munitions à blanc. Mais je pense que ça ne fait pas une grosse différence pour les tympans. A 7h03 précisément, l’attaque terrestre est lancée. La ville est défendue par quelques troupes d’active et de réserve, ainsi que des groupes de défense civile locaux. La ligne de défense est établie 5 km autour de la mairie. Malheureusement, ces braves gens ne font pas le poids. A 7h45, le périmètre est enfoncé et ramené à 3 km de l’hôtel de ville.

– C’est mal barré.

– Concrètement, l’attaque consiste en des mouvements de troupes importants, mais aussi la simulation de la destruction de ponts avec des bombes de dynamite et charbon pour faire du bruit et de la fumée. Les mouvements ont été préparés, et sont coordonnés avec des lignes téléphoniques dédiées et des sémaphores. Au fur et à mesure de l’avancée allemande, des blindés sont positionnés aux carrefours. Par ailleurs, des postes médicaux sont déployés pour accueillir les (faux) blessés.

– Mais, euh, rassure-moi, les gens étaient quand même au courant ? Parce que ça peut très mal finir tout ça.

– Ben oui, quand même. Il y a avait eu une communication plusieurs jours en amont pour prévenir les citoyens et éviter la panique, à savoir une intervention du maire annonçant le If Day et des avertissements dans la presse. L’information est aussi diffusée dans le Minnesota, où on reçoit la radio canadienne.

« Le If Day ? Ca doit être une promo à la jardinerie. »

Donc dans l’ensemble les habitants sont au courant, mais tout le monde n’a pas bien reçu le message, et il y aura quelques individus un peu…désorientés disons. Pour autant, on ne compte que deux victimes, légèrement blessées : un soldat qui se foule la cheville, et une brave citoyenne qui se coupe le doigt en préparant son petit déj’ pendant le black-out.

– Blessée de guerre, victime d’une attaque de confiture.

– En dépit d’une résistance certainement héroïque, les forces de défense sont submergées et se rendent à 9h30. Winnipeg est tombée, la ville est aux mains des Nazis. Qui font défiler des blindés sur Portage avenue, une des principales artères du centre-ville. C’est la fin de l’attaque.

– Eh bien ce fut…

– Et le début de l’occupation. Plusieurs citoyens importants sont interpelés et conduits dans un camp établi dans une garnison proche, Lower Fort Garry. Dont le premier ministre du Manitoba et plusieurs membres du gouvernement, appréhendés pendant un conseil, le maire, le lieutenant-gouverneur, et l’ambassadeur de Norvège aux Etats-Unis, qui était en visite. Dan McLean, un ministre, s’évade et est recapturé après des recherches. Le chef de la police échappe de justesse à l’arrestation parce qu’il n’était pas chez lui.

– Ils font ça sérieusement.

« Pas de raison qu’il n’y ait que le Européens qui s’amusent. »

– L’Union Jack de la garnison de Lower Fort Garry est remplacé par le drapeau du Reich.

La ville est rebaptisée Himmlerstadt, et la grande rue Hitler Strasse. Erich von Neurenberg est déclaré gauleiter provincial, et un chef de la Gestapo est désigné. D’autres communes proches sont aussi concernées : Vidern devient Virdenberg, des soldats circulent dans les rues de Neepawa, et la radio du Manitoba diffuse un programme intitulé « la Swastika sur le Canada », avec de la musique miliaire allemande et des extraits de discours d’Hitler. Von Neurenberg ne perd pas son temps, et fait placarder des affiches dans toute la ville.

Les Canadiens en 1942 : « Mais c’est horrible ! »

Les Français en 2021 : « Couvre-feu à 21h30, les veinards ! »

– Ca m’a l’air assez fidèle à l’esprit.

– Ils font les choses bien. Les offices sont interdits dans les églises, et les récalcitrants sont interpelés. Les bus sont arrêtés et leurs passagers fouillés par des hommes en armes. Le Winnipeg Tribune est rebaptisé Winnpeg Lügenblatt (feuille de mensonges). Il paraît avec une première page largement germanisée, et des articles lourdement caviardés.

Et du gothique, évidemment.

Le journal publie également des consignes sur les plaisanteries acceptables, avec obligations de rire en famille tous les soirs en les lisant. Sinon, il faudra dénoncer les membres de la famille récalcitrants à la Gestapo. On annonce même l’instauration prochaine de cours de rire officiel allemand dans les écoles.

– Le pire est que c’est crédible.

– En parlant des écoles, le principal d’une primaire est arrêté et remplacé par un éducateur nazi qui apprend « la vérité allemande ». Dans les lycées, des cours « spéciaux » du même genre sont proposés aux élèves.

– Oui enfin j’imagine qu’il y a plus d’une école primaire dans Winnipeg. Faudrait voir plus grand, les gars.

– Tu veux dire prendre le risque de traumatiser des gamins à plus grande échelle ?

– Euh…

– L’idée est que ce soit symbolique, parce que le seul aspect véritablement incongru de cette occupation, qui se veut par ailleurs très réaliste, est que les troupes sont suivies de près par des journalistes et caméramans qui documentent tout ça pour illustrer au mieux à quoi ressemblerait effectivement l’imposition de la loi nazie. Les faux Allemands font donc de leur mieux pendant toute la journée pour paraître plus vrais et méchants que nature.

– Genre ?

– En plus de tout ce que j’ai déjà signalé, les soldats rentrent dans la cafétéria d’une grande compagnie d’assurance et réquisitionnent les repas. Ils piquent les manteaux fourrés des policiers au commissariat alors qu’il fait -8°C. Un autre journal, la Winnipeg Free Press décrit l’invasion et ses dégâts, mais ceux qui la vendent dans la rue sont arrêtés et les exemplaires détruits.

« C’est pas en gothique, au trou ! »

Et puis que serait une occupation nazie sans autodafé ? Des livres (qui étaient de toute façon destinés au pilon) sont brûlés devant la bibliothèque municipale. Des magasins et maisons sont pillés par les faux soldats, et des Reichsmarks sont mis en circulation (avec incitation à acheter des victory bonds au dos).

Dans un moment de malentendu, 24% des habitants auraient spontanément répondu « bondage ».

Puis à 17h30, tous les prisonniers sont libérés, les officiels font des discours, et un défilé est organisé dans Portage Avenue sous des bannières « Ca ne doit pas arriver ici » et « Achetez des bons ».

– Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures.

– Disons que si là le message n’est pas passé… Histoire néanmoins d’en rajouter une petite couche, lors du banquet officiel qui suit, l’ambassadeur de Norvège souligne que l’occupation de Winnipeg ressemble bien à ce qu’il a vu en Europe, et donne une idée assez authentique de la réalité. Et maintenant, il est temps de passer aux choses sérieuses.

– Comment ça ? Ca m’avait plutôt sérieux l’occupation.

– Je te rappelle que l’objectif c’est de vendre des bons. A la fin de la journée, une grande carte du Canada est affichée sur l’agence de la Banque de Montréal. Elle est divisée en 45 sections, une pour chacun des millions de dollars d’objectif de vente de bons pour la province. Chaque section était marquée d’une swastika, remplacée par le drapeau canadien quand l’objectif était atteint.

– Et alors, ça marche ?

– Plutôt, oui. Le jour même, 3,2 millions de dollars canadiens sont collectés à Winnipeg, soit le nouveau record quotidien. L’objectif de 24 millions est atteint dès le 24 février, et la province totalise 60 millions pour une cible à 45. Pour l’ensemble du pays, la collecte s’élève à 2 milliards. Par ailleurs, le retentissement de l’opération dépasse largement le Manitoba, avec notamment des reportages dans Life, Newsweek, le New York Times, ou le Christian Science Monitor. Des équipes de la BBC étaient aussi présentes, et on en a parlé jusqu’en Nouvelle Zélande. L’audience globale est estimée à 40 millions de personnes, et tu peux même voir le reportage si tu veux.

– C’était osé, mais bien joué.

– Le If Day est considéré comme un facteur majeur de réussite de la campagne de souscription, et une opération similaire de moindre ampleur est prévue à Vancouver. A noter qu’il n’y a en revanche pas eu d’effet notable sur les recrutements dans l’armée.

– Le Nazi, ça se vend bien.

– Je te propose qu’on retienne plutôt le verbe liquider, hein.

– Vendu. Enfin liquidé.

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