Missiles en approche

Missiles en approche

On sera d’accord : difficile de trouver un cliché plus hollywoodien que celui de l’analyste à moitié endormi dans une salle truffée d’écrans, brutalement réveillé par une alarme qui indique que des centaines de missiles volent vers les côtes américaines. Et pourtant : une certaine nuit d’automne 1979, on a vraiment cru que c’était parti dans le petit cercle du haut-commandement américain.

9 novembre 1979, Colorado Springs, tard dans la nuit. Tout le monde ou presque roupille sur la Peterson Base de l’US Air Force, qui vibre pourtant toujours au rythme des énormes calculateurs qui tournent jour et nuit dans les bâtiments du North American Aerospace Defense Command (NORAD), l’organisation américano-canadienne chargée de surveiller l’espace aérien de l’Amérique du nord toute entière, et pas seulement les miches de l’Oncle Sam. But de la structure, opérationnelle depuis 1958 : donner l’alerte aussi vite que possible au cas où l’URSS aurait la sinistre idée de déclencher la Troisième guerre mondiale en lâchant quelques missiles en direction du Nouveau Monde.

Et quelqu’un a probablement dû avaler son café de travers à 3 heures du matin en entendant retentir une de ces alarmes qu’on voudrait ne jamais entendre. Les messages sont formels : 250 têtes nucléaires soviétiques sont en train de foncer à toute allure au-dessus de l’océan. Chacune est plusieurs milliers de fois plus puissante que la bombe lancée sur Hiroshima en août 1945.

Trois coups de fil dans la nuit

À 2300 kilomètres du Colorado, le téléphone de Zbigniew Brzeziński, conseiller à la sécurité nationale de la Maison blanche se met à sonner – il est trois heures du matin, assez tard pour que le diplomate soit assez vite conscient qu’on ne le dérange pas pour une broutille. Au bout du fil, le lieutenant-colonel William Odom, son assistant, ne s’embarrasse pas de formules de politesse avant de lui expliquer la situation : ça pue.

Oooooooooooh merde.

Honnêtement, difficile d’imaginer le genre de tempête qui se lève sous un crâne comme celui de Brzeziński à ce moment précis. L’hypothèse de travail, c’est une chose, apprendre qu’une attaque nucléaire est lancée, c’est autre chose et le temps vient de s’accélérer à toute allure : il reste entre trois à sept minutes pour que son patron Jimmy Carter, président des Etats-Unis et donc commander in chief des forces armées, décide ou non d’engager un tir de représailles.

Brzeziński, dont j’aurais sincèrement aimé mesurer le rythme cardiaque, donne deux ordres à Olsom. Le premier : vérifier la réalité de l’attaque soviétique en identifiant si possible les cibles visées. Le second : s’assurer que le Strategic Air Command (SAC), qui contrôle l’ensemble des unités de bombardement nucléaire de l’US Air Force – missiles et bombardiers réunis – est bien en train de faire décoller ses chasseurs intercepteurs d’une part, de préparer les équipes déployées près des silos de missiles d’autre part. Au moment où il raccroche, Brzeziński ne sait pas si Washington existera encore une demi-heure plus tard.

Et ce n’est pas le deuxième appel d’Olsom qui va le rassurer, parce qu’Olsom a une bonne et une mauvaise nouvelle : la bonne, c’est que 250 missiles ne vont pas s’abattre sur les États-Unis. La mauvaise, c’est que 2200 missiles vont s’abattre sur les États-Unis. Autrement dit, la totalité de l’arsenal soviétique, ICBM et SLBM réunis – pour ceux qui n’auraient bizarrement pas révisé leurs cours de Terminale, les premiers sont tirés du sol, les seconds depuis des sous-marins.

Il faut attendre le troisième appel d’Olsom pour que la tension retombe enfin. Quelques dizaines de secondes avant que Brzeziński ne se décide à réveiller le Président Carter, le lieutenant-colonel rassure son chef. Aucun autre système d’alerte, aucun radar ne confirme l’information communiquée par le NORAD. Le tir était une illusion et l’alerte une erreur – une erreur qui aurait pu conduire à quelques minutes près à un tir de représailles bien réel, lui.

Il faudra quelques heures encore pour comprendre comment le protocole pensé pour identifier une menace nucléaire a pu connaître un tel raté. Le 10 novembre, les techniciens du NORAD constatent qu’un des ingénieurs de la base de Colorado Springs a par erreur glissé dans le lecteur du système opérationnel une bande magnétique destinée à simuler un exercice d’alerte générale, trompant les programmes et les analystes.

Et la bécane a pris une simple simulation pour la réalité.

Tensions et scandales

En dehors du fait que l’ingénieur concerné n’a sans doute pas connu la meilleure journée de sa vie, le haut commandement américain est coincé. Reconnaître que ses systèmes d’alerte ont planté au point de rendre à quelques minutes près l’idée d’une apocalypse nucléaire subitement très plausible : bof. Après tout, qui sait ce qu’aurait décidé le président Carter ?

Pour ce qui est de la discrétion, le Pentagone et la Maison Blanche l’ont rapidement dans l’os. Avertis par des sources bien informées, le New York Times et le Washington Post rendent rapidement publique une affaire que les officiels tentent évidemment de minimiser, affirmant que la situation est constamment restée sous contrôle. En oubliant au passage d’admettre que même en partant de ce principe, la chaîne de commandement prévue dans ce cas de figure pose deux légers problèmes. Le premier, c’est que personne n’a jugé bon d’alerter le président dès la première seconde de l’alerte : celui qui a pris la décision cruciale d’attendre n’était qu’un conseiller. De premier plan, d’accord, mais un conseiller… Le second, c’est que si la crise avait été réelle, Carter n’aurait pas eu de 3 à 7 minutes pour décider d’un tir de représailles, mais de… quelques secondes. Sympa, non ?

En coulisses, la crise du 9 novembre 1979 a évidemment fait un peu plus de vagues, d’autant que les Russes lisant eux aussi la presse américaine, Leonid Brejnev ne s’est pas privé de piquer une colère en se fendant d’un message confidentiel, directement adressé au président Carter. Le dirigeant soviétique tente la litote du siècle en évoquant « l’énorme danger » que la fausse alerte du 9 novembre a fait courir à la planète toute entière et finit par un très sec : « je pense que vous conviendrez avec moi qu’il ne devrait pas y avoir d’erreurs sur de pareilles questions ».

La réponse (officielle) américaine se joue sur le même ton, le communiqué évoquant des mots « inexacts et inacceptables ». Plus en retrait, bon nombre de hauts gradés furent contraints d’admettre en privé l’existence d’un véritable problème d’autant que d’autres incidents, moins sérieux, se produisirent à au moins deux reprises quelques mois plus tard, les 3 et 6 juin 1980. Là encore, les systèmes de défense furent activés quelques minutes, le temps de s’assurer qu’aucun autre dispositif ne confirmait la réalité d’un tir.

Là, ça commence à faire beaucoup. Confrontés une nouvelle fois aux questions des médias, le NORAD explique cette fois qu’il s’agit d’un bête bug d’un de ses ordinateurs, coupable d’une erreur de typographie dans l’un des messages de routine qu’il imprimait automatiquement et à intervalles réguliers – l’équivalent moderne du « dormez bonnes gens tout va bien et aucun missile ne va vous tomber sur la courge ». Au lieu des quatre zéros qui indiquait l’absence de toute menace, les analystes virent arriver sur leurs terminaux le chiffre 0200. Lequel, dans le code du NORAD, indique que 200 missiles balistiques sont en train de se diriger vers les Etats-Unis… Au passage, l’agence se fait une joie de préciser que le bug était dû à la surchauffe d’un circuit intégré à… 46 cents. Une manière subtile, d’après certains, d’inviter la Maison Blanche à cesser de taper à bras raccourcis dans les budgets de l’organisation, sérieusement rationnée depuis la relative détente des années 70…

Les leçons d’une crise

Pendant des années, le principal axe de défense du commandement américain resta le même : l’état-major passe sur grill, mais explique vaillamment que l’analyse humaine de la situation permet de compenser les fausses alertes informatiques.

C’est comme le nuage de Tchernobyl, enfin : puisqu’on vous dit que ça baigne.

Un peu court pour certains experts, qui pointent alors le risque de confier à un être humain, fût-il président des Etats-Unis, le soin de prendre une décision lucide dans un contexte d’urgence et d’extrême pression. Heureusement, la fausse alerte de novembre 1979 intervient dans un contexte diplomatique plutôt calme, ce qui joua sans doute dans l’esprit de Brzeziński lorsqu’il décida de patienter quelques minutes. Mais allez juste pour rire : qu’est-ce qui se serait passé si une crise du même genre avait éclaté dans un contexte plus tendu, équivalent à la crise des missiles de Cuba, en 1962 ? Pire : qu’arriverait-il si les erreurs des programmes informatiques n’étaient pas repérées à temps ?

Que la pop culture se soit emparée de la question dans les années 80 reflète en tout cas d’une certaine manière l’état d’une opinion publique déjà sensible au risque nucléaire depuis l’accident de la centrale de Three Miles Island, le 28 mars 1979. Le succès du film War Games, sorti en 1980, en témoigne. Fortement inspiré de la fausse alerte de 1979, son scénario repose sur la marche vers une guerre nucléaire totale, déclenchée par un ordinateur devenu fou…

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