Blanc manger
– Pfff, c’est déprimant. Non seulement les maladies et épidémies, bon, ben ce sont des saloperies consommées, mais comme par hasard elles touchent encore plus les populations défavorisées.
– Ah ben oui, quand on parle des conditions de vie plus ou moins bonnes, faut le prendre au sens propre.
– Justement, c’est pas propre.
– Note que ce n’est pas toujours vrai.
– Comment ça ?
– Tu as eu des maladies qui touchaient plus la haute société.
– Comme je ne veux pas y voir une forme de revanche sanitaire karmique du prolétariat, il doit y avoir une explication.
– Bien sûr. Prenons par exemple le Japon au 19ème siècle. En 1877, la princesse impériale Kazu…
– Celle qui jouait de la flûte ?
– Non, un peu de respect pour son altesse. La princesse impériale Kazu, donc, veuve du dernier shogun ayant effectivement régné sur le Japon, et tante de l’empereur, meurt du kakke, à l’âge de 31 ans seulement.
– C’est jeune pour être la tante de l’empereur.
– Oui, bon, les familles régnantes, tu sais ce que c’est.
– Donc elle meurt à cause du cake ? Un coup des Gaulois.
– Mais non, enfin. Le kakke. Un mal mystérieux, qui frappe ses victimes d’une grande fatigue et d’un affaiblissement général. Leurs perceptions et émotions sont altérées, ils souffrent de douleurs et œdèmes diverses, ainsi que de troubles du rythme cardiaque. Autant de symptômes qui peuvent donc, de toute évidence, conduire à la mort. Sachant que l’empereur a lui aussi été touché, même s’il en a rechapé, et que la maladie frappait particulièrement la noblesse et la haute société nippone. On parlait même du mal d’Edo, l’ancien nom de Tokyo.
– Attends, il me semble que le changement de nom est intervenu en 1868.
– Tout à fait, précisément avec l’installation de l’empereur Meiji, histoire de marquer la rupture avec la longue période du shogunat et le retour de l’autorité impériale. Mais la ville était déjà le siège du shogun, donc du véritable pouvoir, depuis le 17ème. C’est pourquoi on dit le mal d’Edo.
– D’accord. Cela dit on est quand même au milieu du 19ème siècle, j’imagine que les médecins ne sont pas restés les bras croisés, a fortiori si la maladie frappait plus durement les couches supérieures de la société.
– Bien entendu. Dans un premier temps, on a soupçonné l’humidité de la région. Les médecins ont également essayé des remèdes herbacés divers. Ou encore la moxibustion, une pratique orientale qui consiste à faire brûler de l’armoise séchée, autrement dit moxa, sur les points d’acupuncture.
– Ca marche ?
– Pas trop, non. Certains docteurs pensent effectivement que c’est l’atmosphère d’Edo qui est viciée. Ils envoient par conséquent des patients à la campagne, et ils guérissent.
– Ben voilà, donc il y a quelque chose de pourri au royaume du Daimyo.
– Jolie référence, mais non. Comme absolument aucun épisode pandémique ne nous l’a rappelé récemment, ce n’est pas parce que tu guéris d’une maladie encore mal connue après avoir fait ceci ou cela que tu as mis le doigt sur le remède miracle. Je ne te refais pas l’article sur la distinction entre corrélation et causalité.
– Ou alors avé l’assent.
– Plutôt pas.
– Bon, allez, crache le morceau, c’est quoi le secret du kakke ?
– Pour le savoir, je te propose de le rebaptiser. Tu sais comment on dit « je ne peux pas » en singhalais, la langue du Sri Lanka ?
– A ton avis, franchement ?! Non.
– On dit simplement « béri ».
– Eh bien voilà qui me fait une fort belle jambe.
– Plutôt pas, non. Si on redouble la formule pour souligner un état de grande faiblesse, typiquement cela entraîné par le kakke, ça donne le nom sous lequel ce mal est beaucoup plus connu.
– Haaaan, le béribéri.
– Tout juste. Il serait sans doute intéressant de savoir pourquoi c’est le nom singhalais qui s’est imposé dans le monde, mais c’est une autre question. Le béribéri, donc, est une belle cochonnerie qui peut salement amocher, voire tuer, ceux qui en sont victimes, qui ne se limitent certainement pas à la noblesse japonaise.
Et l’air de Tokyo/Edo n’a rien à voir avec le problème. Pour comprendre la maladie, il est utile de se référer à son nom plus scientifique : la déficience en thiamine.
– Ca m’avance énormément.
– Parce que tu ne sais pas que la thiamine, c’est la vitamine B1. Laquelle est nécessaire au bon fonctionnement des systèmes musculaires et nerveux. Par conséquent, si on en manque, ça ouvre la voie à tous les symptômes cités plus haut, de la fatigue à l’arythmie cardiaque en passant par des encéphalopathies.
– Plutôt utile, la B1.
– Plutôt. Et comme le corps humain n’en produit pas tout seul, il faut donc un apport alimentaire. Et c’est là l’explication de la prévalence du mal parmi les plus hautes couches de la société nippone.
– Ah ? Mais…j’aurais tendance à penser que les nobles et autres avaient une alimentation plus riche.
– Toute la question est de savoir ce que tu entends par riche. Ils ont une alimentation de riches, ce qui se traduit par la prévalence d’un produit en particulier : le riz blanc. Et tu sais évidemment ce qui fait la différence entre le riz blanc et le riz brun.
– Tu sais, moi je pense qu’au fond tous les riz sont égaux. Les hasards de la naissance en rendent certains blancs, d’autres bruns, mais je ne crois pas qu’il faille en faire la base d’un système de classification et de valorisation.
– Nouille. Le riz blanc, c’est tout bêtement du riz brun, ou complet, dont on a enlevé l’enveloppe. C’est du riz brun, mais blanchi.
Concrètement, l’opération consiste à polir les grains de riz. Ce qui se situe encore bien plus haut que l’épluchage des patates sur l’échelle des tâches culinaires pénibles. C’est long, fastidieux, tout ça pour obtenir un riz qui est jugé plus raffiné, principalement au plan esthétique. Plus noble. Autrement dit, c’est un truc que seule la haute société peut se permettre.
– Le paysan du coin ne va pas passer des plombes à se polir le grain de riz.
– Eh non. Le riz blanc devient un aliment qui marque le statut social supérieur de ceux qui en consomment. Et donc un élément clé, voire la base, de leur régime. Le riz blanc est la seule céréale et l’aliment principal que consomment la famille impériale, la noblesse, et la haute société.
– Je vois. Et le rapport avec la vitamine B1 ?
– Le rapport, c’est qu’une grande partie de la thiamine naturellement présente dans le riz se trouve dans l’enveloppe, précisément la partie brune qu’on enlève pour polir le grain et le rendre blanc. Tu as 0,3 mg de B1 pour 100 g de riz complet, contre seulement 0,05 mg pour le riz blanc. Sachant qu’il en faut environ 1,4 mg par jour.
– Je remarque qu’il faudrait quand même manger beaucoup de riz, même complet, pour atteindre cette quantité.
– Tu as raison, mais heureusement la thiamine se trouve aussi ailleurs : céréales et produits céréaliers complets, viande en particulier de porc, et oléagineux (colza, tournesol, arachide, soja, sésame, noix amandes, noisettes). Donc si tu as une alimentation globalement équilibrée, avec des céréales complètes et tout, pas de problème. Le souci, c’est que l’alimentation de la haute société japonaise semble avoir été conçue pour provoquer des carences. Non seulement le fait qu’elle repose très largement sur le riz blanc pose un problème, mais en plus tu retrouves dans certains aliments une substance appelée thiaminase, qui dégrade la thiamine. Donc c’est pas bon pour les apports en B1. Heureusement, la thiaminase est elle-même dégradée par la cuisson. Malheureusement pour les Japonais, on en trouve en particulier dans le poisson. Et qui mange du poisson cru, avec du riz blanc ?
– Ooooh.
– Tu comprends mieux que le béribéri soit qualifié de fléau national au Japon à l’époque.
– Oui enfin si ça touche que la haute société, hein, après tout…
– Pas que. Mais avant de développer, un petit retour sur les patients qui allaient mieux quand ils quittaient Edo/Tokyo, donnant du crédit à l’idée que le mal était dû à l’atmosphère de la ville.
– Eh oui, c’est vrai ça. Alors ?
– Ben alors quand ils étaient à la campagne ces patients profitaient sans doute du bon air, mais surtout de la cuisine de pays. Moins voire plus du tout de riz blanc, des haricots, du porc, et d’un coup ça va mieux. Mais évidemment personne ne fait le lien. De la même façon il y a des médecins qui conseillent un changement d’alimentation à leurs patients, par exemple avec de l’orge, et qui constatent aussi une amélioration, mais elle est inexpliquée. Il faudrait que ça rentre dans le cadre de la médecine telle qu’elle est connue est pratiquée, or le concept de carence en vitamines quand l’existence de ces dernières n’est pas encore établie…
– Ca me rappelle la riante et charmante histoire du scorbut.
– Le schéma est très similaire. Plus que tu ne le croies d’ailleurs. En effet, la population moyenne, qui mange du riz complet et aussi d’autres céréales, est relativement épargnée par le béribéri. Mais il y a une catégorie, autre que la noblesse, qui est exposée et qui se développe : les soldats. Là encore, on a une belle conjonction de facteurs.
– A savoir ?
– Le Japon de l’ère Meiji connaît, entre autres, deux mouvements importants : le renforcement de ses forcées armées, et le développement de ses capacités industrielles. Le polissage du riz est un processus long et fastidieux, mais des outils sont conçus pour réaliser ce travail de façon automatique. On produit donc du riz blanc plus vite, moins cher, en plus grande quantité. Ce qui permet d’en nourrir…les soldats, qui sont par ailleurs recrutés en masse à la même époque. En plus le riz poli se conserve mieux et prend moins de place, c’est tout bénéf’.Pire, le fait que la cantoche serve du riz blanc constitue un argument de vente.
– Engagez-vous, vous mangerez comme des princes ?
– Exactement. Avec des conséquences majeures et très concrètes. Au début des années 80, la marine impériale subit des défaites face à des ennemis moins nombreux, à cause d’équipages sévèrement diminués et incapacités par les déficiences en vitamine B. Selon les études, c’est entre un marin sur six et un sur trois qui est touché par le béribéri.
– Pas terrible pour reconstruire la puissance de l’archipel.
– Non. Heureusement, un homme peut changer ça. Il s’appelle Takaki Kanehiro, et il est médecin dans la marine au début des années 70. Il se trouve aux premières loges pour constater l’ampleur du problème. Quelques années plus tard, il part mener des études supplémentaires à Londres, puis devient directeur de l’hôpital naval de Tokyo. Il réalise une enquête à grande échelle pour bien mesurer les choses. Il en ressort que la maladie est la plus prévalente chez les prisonniers, moins chez les matelots et sous-officiers, et encore moins chez les officiers supérieurs.
– Il en tire la conclusion logique qu’il faut libérer les prisonniers et promouvoir les matelots.
– Non, il est médecin, pas anarcho-révolutionnaire. Comme la principale différence entre ces populations en termes de conditions de vie c’est l’alimentation, il se dit que ça vient peut-être d’une carence en protéines. En protéines, parce qu’une fois encore à l’époque on ne connaît pas l’existence des vitamines. Kanehiro fait le forcing pour pouvoir en discuter directement avec l’empereur. Ce dernier a été touché par le béribéri, et en gardera à vie des difficultés pour marcher.
L’avantage c’est qu’il est par conséquent sensible au sujet, et finance profusément la recherche. Kanehiro joue aussi sur la fibre nationaliste du souverain : non seulement les marines occidentales ne sont pas touchées par le béribéri, mais en plus ce serait la honte si un médecin étranger finissait par trouver la cause et un remède.
– Il propose quoi ?
– Takaki a constaté que les marines occidentales n’ont pas le problème, mais ça coûterait cher d’adopter un régime occidental, et puis les marins nippons sont réticents à manger du pain.
Les circonstances vont cependant jouer en faveur du docteur Kanehiro. En 1883, un navire école japonais, le Ryujo, réalise un périple de 10 mois dans le Pacifique, de la Nouvelle-Zélande à Hawaï, en passant par l’Amérique du sud. Sur 370 membres d’équipage, 169 sont malades du béribéri, et 25 en meurent.
– C’est ce que tu appelles des circonstances favorables ?
– Attends. Takaki réussit à obtenir qu’un autre bateau, qui doit réaliser le même circuit quelques mois plus tard, le Tsukuba, emmène du pain et de la viande, et pas uniquement du riz blanc. A l’arrivée, il n’y a que 14 malades. Mieux encore, ce sont précisément ceux qui avaient refusé le régime mixte pour ne manger que du riz blanc.
– Donc Kanehiro dispose d’un régime anti-béribéri, et la marine compte 14 andouilles de moins. Gagnant-gagnant.
– C’est pas si simple. D’abord, Takaki a tort sur un point : il pense que le béribéri est dû à une déficience en protéine, et non en thiamine. Mais comme la viande c’est cher, il recommande d’ajouter de l’orge aux rations, parce que l’orge est aussi riche en protéine. Coup de bol, il l’est aussi en vitamine B1. Grâce à ces préconisations, le béribéri disparaît de la marine japonaise en quelques années. Marine dont Kanehiro est d’ailleurs promu médecin chef en 1885. Jusque-là c’est tout bien. Cependant il lui arrive un peu la même chose qu’à ce bon docteur James Lind.
– Décidément, le parallèle est confondant.
– Les confrères de Takaki contestent ses travaux, puisque la théorie dominante à l’époque est que le béribéri est une maladie infectieuse. En outre, Kanehiro a étudié à l’étranger, alors que ce sont des médecins issus de l’université impériale de Tokyo qui sont en charge de l’armée impériale.
– Et du coup, ils font quoi ?
– Rien. L’armée continue à ne se nourrir que de riz blanc. Et à rendre ses hommes malades. Pendant la guerre Russo-Japonaise de 1904, le béribéri tue 27 000 soldats nippons, pour plus de 200 000 malades, contre 47 000 morts lors des combats. Il faudra ça pour que l’orge devienne un élément essentiel des rations. Dans le même temps, Takaki Kanehiro est lui anobli en 1905.
– Domo arigato gozaimasu Kanehiro-san.
– Comme tu dis. Bon, par la suite la vitamine B1 est découverte par une autre Japonais, Umetaro Suzuki. Qui la nomme dans un premier temps acide abérique, sans doute parce que abéribérique ça faisait pas sérieux. C’est également la première vitamine à avoir été isolée, en 1912, par le chimiste polonais Kazimierz Funk. C’est d’ailleurs à ce dernier que nous devons le mot de vitamine. Enfin, il faut attendre 1931 pour que la formule chimique de la vitamine B soit définie, puis 1936 pour qu’elle soit synthétisée.
– Bon eh bien histoire de prendre soin de moi, je vais aller prendre un peu d’orge.
– Très bien…hé, ça marche plus quand il est fermenté !
6 réflexions sur « Blanc manger »
Bonjour,
je découvre avec effarement que je n’y connais rien du tout à l’histoire du Japon, auriez vous des livres accessibles à conseiller ? la dernière fois que j’ai demandé un conseil à mon libraire, il m’a conseillé Laurent Deutsch, je n’ai plus confiance…
Merci d’avance,
Uh, en ce qui me concerne, ma bibliothèque dans ce domaine se limite au Crépuscule des Samourais de Julien Peltier. Je n’ai pas le souvenir d’une lecture particulièrement fun, mais je crois pouvoir dire que c’est sérieux.
Merci beaucoup !
Bonjour,
Vous pouvez aussi lire Histoire du Japon et des Japonais d’Edwin Reischauer. C’est publié en deux tomes chez Points. C’est précis mais accessible, surtout la première partie qui court jusqu’à 1945. Et on peut sauter les passages sur les résultats des élections législatives diverses sans problème!
Le titre emprunté à notre Franky Vincent national, ainsi que le nom japonais de la maladie, qui fait penser à un célèbre plat de nouilles nippon m’avait conduit à m’attendre à une histoire un peu plus croustillante (ou plus exactement…. gluante).
M’enfin, je dois avoir l’esprit tordu…