Bombe à plume

Bombe à plume

– Attends, répète un peu pour voir ? Ce ne sont pas les Japonais qui ont eu l’idée d’attaques suicides de bombardiers pendant la Deuxième Guerre Mondiale ?

– Mais je le répète, et je l’affirme.

– Alors qui, je te prie ?

– Leurs ennemis premiers dans le conflit.

– Excuse-moi, mais à mon sens leurs ennemis premiers dans la Seconde Guerre Mondiale, c’étaient les Etats-Unis.

– Je suis assez d’accord avec cette interprétation.

– Ce qui voudrait dire que les premiers à avoir imaginé des attaques aériennes suicides seraient à chercher du côté du Pentagone.

– Précisément.

– Le Pentagone des Etats-Unis ?

– Celui-là même.

– Tu es sérieusement en train de me dire que les stratèges de l’armée américaine ont pensé envoyer des pilotes s’écraser sur leurs ennemis ?

– Hein ? Non, grands dieux. Qui a parlé de pilotes ?

– Mais alors…que ?

– Non, pas des pilotes. Ne raconte pas n’importe quoi. Des pigeons.

– Des pigeons ?!

– Oh ça te va bien de faire cette tête. Ai-je besoin de te rappeler ton projet de bombes incendiaires transportées par chauve-souris ?

– Euh, non.

– Eh bien si tu crois que les projets consistant à exploiter des volatils divers pour faire péter des Japonais se sont limités aux chiroptères, tu te mets le doigt dans l’œil.

– Des pigeons bombardiers, donc ?

– Absolument.

« Ca va bien de faire passer le courrier, je veux de l’action ! »

– J’ai quand même tendance à penser qu’on met nettement plus de bombes dans la soute d’un B-17 que sous les ailes d’un pigeon.

– Incontestablement. Mais précisément, à l’époque, la principale technique en matière de bombardement est celle du tapis. Tu largues des palanquées de trucs explosifs plus ou moins au-dessus de la cible, en espérant qu’un nombre suffisant touchera au but. Autrement dit, il s’agit de jouer la quantité plutôt que la qualité.

– C’est pas vraiment du travail de haute-précision.

– Non, c’est même assez exactement l’inverse. Mais les résultats ne sont pas toujours à la hauteur. Autrement dit, l’armée aimerait disposer d’un système de guidage permettant des frappes plus précises.

– Entre nous, je pense qu’ils n’ont qu’à demander à Hedy.

– Dieu sait que je suis d’accord.

Nous nous engageons solennellement à saisir systématiquement et sans vergogne toutes les occasions d’en publier des photos.

Ce n’est cependant pas elle qui prend contact en 1943 avec le Comité National de Recherche en Défense, mais Burrhus Frederic Skinner.

– Burrhus ?

– Hé, pas de sa faute si ses parents ne savaient pas épeler Bruce.

– J’imagine donc que M. Skinner est une forme ou une autre d’ingénieur.

– Pas du tout. Mais alors pas du tout. Il est psychologue.

– Et il veut…développer un programme pour motiver les bombes afin qu’elles donnent leur maximum pour atteindre leur cible ?

– J’aurais payé pour voir ça, mais non. Burrhus a eu une illumination. Il observe un jour un vol d’oiseaux dans le ciel. A les voir se déplacer de façon à la fois agile et coordonnée, il réalise que chacun d’entre eux constitue une « unité » disposant à la fois d’une excellente vision et d’une grande manœuvrabilité.

– Ouais. A mon avis il avait plutôt eu des contacts avec un certain professeur Jones.

– Je ne vois pas le rapport avec le docteur Jones.

– Non, le professeur Jones. Senior.


Donc au final, l’idée vient de Charlemagne.

– Possible, après tout. Toujours est-il que Skinner travaille déjà avec des pigeons. Les oiseaux, pas les gens crédules, même s’il a on va le voir une tendance à proposer des plans à la crédibilité douteuse. Dans le cadre de ses travaux de psychologie, il les avait par exemple entraînés à actionner des dispositifs et bidules divers pour obtenir de la nourriture.

– Aaaah, la recherche.

– Il se dit donc que les pigeons peuvent être formés pour accomplir certaines tâches, qu’ils disposent pas ailleurs d’une très bonne vision, et qu’ils sont assez habitués au vol. Tu vois où je veux en venir.

– Ah moins qu’il s’agisse de construire des mini-bombardiers, non.

– Tu n’es pas si loin. L’idée n’est pas de mettre des pigeons aux commandes des avions, mais directement des bombes elles-mêmes.

– Tu veux dire une bombe pilotée par un pigeon ?

– C’est ça. Skinner fait des essais, à partir d’un échantillon de 64 volatiles. Il détermine que si on les fait jeûner pendant une durée suffisante, on peut ensuite les inciter à taper du bec sur une cible pour obtenir de la nourriture. Ils apprennent ainsi à reconnaître la silhouette d’un bâtiment, et à taper dessus. Skinner imagine alors que si on installe un pigeon ainsi formé dans un mini-cockpit, relié à un système de guidage qui utilise les mouvements de la tête de la bestiole pour cibler son objectif, on peut obtenir une bombe capable de viser précisément son objectif.

On ne peut pas leur nier une certaine disposition naturelle.

– J’ai quand même du mal à être convaincu.

– Le Comité National de Recherche de Défense est un peu sur la même ligne. Il juge l’idée excentrique et non pratique. Mais alloue néanmoins 25 000 dollars à Skinner pour poursuivre ses travaux. C’est le Projet Pigeon.

– Pourquoi faire compliqué.

– Avec son chèque, Burrhus pousse ses recherches et passe à la conception effective de sa bombe guidée à coups de bec.

– Attends juste une minute. Je veux bien que les pigeons soient entraînés et formés.

« C’est OFFICIER pigeon. »

Mais ça reste quand même des pigeons. Ils peuvent faire n’importe quoi, ou décider de s’intéresser à autre chose.

– Skinner établit que s’ils ont suffisamment faim, ils vont quand même se focaliser sur la cible. Pour autant, il prévoit le coup. L’idée n’est pas de confier le manche à un pigeon, mais trois. Il conçoit un prototype de bombe avec trois compartiments. Dans chacun, un petit écran qui permet au pilote-pigeon de voir où se dirige l’engin. La tête de l’oiseau est reliée à un système de câbles, qui oriente la bombe en fonction de ses mouvements.

« Mais nooon, l’avion c’est sûr. »

Il suffit d’installer cette forme de cockpit sur une bombe de type planante, et voilà.

– Je te rappelle que par définition, on sait voler.
– Sois un peu moderne.

Du point de vue de Skinner, tu as là un système de guidage efficace, et toutes choses égales par ailleurs peu coûteux. C’est pas les pigeons qui manquent.

– Oui, parce que pour le coup les trois navigateurs à plume ne reviennent pas.

– Non. Pour eux c’est l’équivalent d’une attaque suicide.

– Et alors ça marche ?

– On ne le saura jamais. En octobre 1944, le Comité de Recherche se dit qu’il ne peut pas sérieusement confier la conduite de ses bombardements à des pigeons, et abandonne l’idée. Il faut dire aussi que le développement des technologies de radar laisse imaginer des dispositifs plus technologiquement robustes. Pour autant, dans la mesure où le projet Pigeon a été mené entre 1943 et 1944, et où la première attaque suicide japonaise de type « Vent divin » est intervenu le 15 juin 1944, on peut considérer que les Etats-Unis ont été les premiers à envisager de confier les commandes de bombes volantes à des êtres vivants qui n’étaient pas censés en revenir.

– D’accord. C’est un peu tiré par les cheveux, mais je te l’accorde.

– Et l’histoire ne s’arrête pas là. En 1948, l’idée du guidage par pigeon est à nouveau remise sur le tapis. C’est le projet Orcon, pour « organic control ». Mais il est à son tour abandonné en 1953, quand les systèmes de guidage électroniques font leurs preuves.

– Laissons les pigeons en dehors de tout ça.

– Tu as raison. Les dauphins torpilles et les chats espions, en revanche… mais ça sera pour une prochaine fois, peut-être.

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