Game of drone

Game of drone

– ON VA TOUS CREVER JEAN-CHRICHRI.

– Ben dans la mesure où on se résume tout plus au moins à de gros sacs de viande composés pour l’essentiel de cellules à obsolescence programmée, je te confirme.

– Non mais vite, je veux dire. Les Chinois vont nous envahir avec des robots intelligents et des drones tueurs vont décider tous seuls de nous flinguer sans qu’on les entende venir.

– … Qu’est-ce qu’on a dit sur les prédictions de Laurent Alexandre et des autres futurologues en peau de lapin dans son genre, Sam ?

– Attends que je me souvienne des termes exacts… « Il faudrait vraiment arrêter d’accorder le moindre bout de crédit à des types dont le métier est de soigner des zizis quand on se met à parler d’armes autonomes », si ma mémoire est bonne.

– Elle est mauvaise, j’étais moins poli. En attendant, détends-toi : le coup des avions sans pilotes qui te tirent dessus tous seuls, ce n’est pas encore pour demain.

– Oui enfin pardon, mais des drones qui tirent des missiles sur des gens, ça existe déjà.

– Et depuis longtemps mais pas tous seuls, Sam : ça reste un pilote qui appuie sur un bouton qu’on espère bien entendu gros et rouge, on serait déçu autrement. Et celui que t’as dans la tête, c’est le MQ-1 Predator parce que : Hollywood.

« En cas d’absence du domicile, votre colis sera déposé dans la boîte aux lettres du voisin. La boite aux lettres et le voisin seront de leur part déposés à 600 mètres. »

– J’admets.

– Une beauté, hein ? Ce machin vole depuis 1995 et à une époque où t’avais encore un modem Wanadoo qui faisait krtichkriiitchiiiiidoooôôong, on était déjà capable d’expédier ce machin à 1 200 bornes de la maison et à 7 000 mètres de haut pour surveiller tous les salauds qui en veulent à l’Amérique éternelle. Et comme on n’arrête ni le progrès, ni l’US Army, ça fait un peu moins de vingt ans qu’on lm’a bricolé pour qu’il puisse lâcher des gros missiles velus dans ta gueule, du genre Hellfire. Là, je t’accorde que ça ressemble à des saloperies qui dessoudent les rares humains survivants dans le monde de Skynet.

« FALLAIT PAS NOUS BRISER LES CARTES-MÈRES »

– AH TU VOIS.

– Mais ça reste un pilote humain, Sam. L’autonomie de décision de l’algorithme, c’est encore de la SF, pour le Predator comme pour ses petits frères, genre Reaper ou Avenger.

– Le Prédateur, le Faucheur et le Vengeur… ? Le talent des militaires américains pour donner des noms foireux à leurs inventions reste un constant sujet d’émerveillement.

– Tu veux vraiment qu’on parle des noms de nos sous-marins nucléaires… ? Parce qu’on en a quand même un qui tourne toujours et qu’on a baptisé le Terrible, quoi. Bref, oui, des drones qui nous volent au-dessus du crâne en emportant sous le bide de quoi t’enfoncer huit mètres sous terre, il y en a depuis longtemps.

– Je sais, tu m’as dit. 1995.

– Ah non.

– Quoi, non ? C’est toi qui disais…

– Le Predator, c’est 1995. Les avions sans pilotes, c’est vachement plus vieux.

– Mais du genre ?

– Les années 40.

– Mais non ?

– Mais si : la grande époque du « hey, et si on essayait de faire à peu près n’importe quoi avec des explosifs, une radio, de l’essence et du métal ? ».

– Tu viens de résumer à peu près toute la R&D militaire de cette guerre, de fait.

– Et encore, j’ai oublié l’atome et les icebergs géants avec des grosses hélices. Bref : en 1936, le capitaine de corvette Delmar Fahrney s’intéresse à un bidule tellement britannique qu’on ne pourrait pas imaginer plus britannique : le Queen Bee. C’est une vague réplique en bois d’avion de chasse, télécommandée depuis le sol et à vue par un opérateur radio. C’est un peu comme une poupée gonflable : c’est littéralement conçu pour se faire déglinguer. Ça doit servir de cible grandeur nature aux soldats de Sa Majesté, et plus particulièrement aux servants des batteries anti-aériennes. Tu fais voler le truc devant eux en lui faisant faire des zigouigouis très beaux, très aéronautiques et ils se lancent dans un concours de tir au gros pigeon.

– Le Queen Bee ? La reine des abeilles ?

– Tu te foutais de la gueule du nom des drones américains, tu peux continuer. En tout cas, ça tape dans l’œil de Fahrney qui se dit qu’il n’y aurait finalement qu’à monter une bombe sur ce bidule pour en faire un nouveau type de vecteur, capable d’aller péter des dents sans mettre un pilote en danger. C’est cher, un pilote.  

– Moui. Entre faire joujou avec un avion télécommandé à 300 mètres et un drone militaire, y a un peu de marge.

– Comme tu dis. Le projet TDR-1 reste d’ailleurs quelques années dans les cartons mais dans les années 40, les progrès en matière de télétransmission, de radars et de télévision – eh oui – rendent d’un seul coup le truc le moins improbable. En hommage à la reine des abeilles, Fahrney commence à parler de son projet comme d’un drone, du verbe anglais to drone, bourdonner. Ça fait belle lurette que les Anglo-saxons parlent plutôt d’UAV pour unmanned aerial vehicle, mais le terme est resté. Le son insupportable aussi, d’ailleurs.

– Et ils ont vraiment produit ce truc ?

– Ils l’ont développé, déjà, ce qui n’est pas simple à une époque où ton niveau de technologie renvoie plutôt à Tintin en Amérique qu’à Yoko Tsuno. Mais oui, quelques mois et quelques beaux paquets d’honnêtes dollars plus tard, ça fonctionne. Le premier essai opérationnel réussi d’un drone contre une cible navale date d’avril 42. Enfin quand je dis que ça fonctionne…

– … ça ne fonctionne pas vraiment ?

– Oh si. À condition de piloter le bidule depuis un autre avion qui ne vole pas trop loin pour garder le contact avec le TDR-1.

– Attends. Tu veux créer un avion sans pilote pour éviter de perdre des pilotes mais ça ne fonctionne que s’il y a un vrai pilote pas loin pour faire voler ton truc sans pilote ?

– Voilà.

– C’est une logique… Floue.

– Ce n’est pas nécessairement ce qui freine des militaires, ça, tu sais.

« Proud to ferve, Fir. »

– Je me demande si ça ne serait pas mieux en prévoyant un autre avion sans pilote qui servirait de relais. Et puis on pourrait dire qu’il serait contrôlé par un autre avion avec pilote.

– Ne sois pas sarcastique.

– Je vais me gêner. Ça ressemble à quoi et comment ça marche, exactement ?

– Oh ben ça ressemble à ça. Un monoplan.

Oui, je sais, on a prévu un cockpit pour ne mettre personne dedans, cherchez pas.

– C’est plutôt joli, côté design.

– C’est vachement grand et lourd, surtout : 15 mètres d’envergure pour 2,6 tonnes. En revanche, côté matériau, c’est de la daube : hors de question de taper dans les matières premières stratégiques, réservées en priorité aux vrais avions. Du coup, c’est du bois et du contre-plaqué qu’on fait tenir avec deux clous, trois points de colle et beaucoup de prières. T’ajoutes deux moteurs pas bien chers, deux hélices en bois et c’est parti. Côté conception et réalisation, c’est le règne du système D : les tubes d’acier creux sont fournis par un fabricant de bicyclettes et le système électrique par la société Wurlitzer.

– Connais pas.

– Oh que si. C’est la boîte qui fabriquera ça quelques années plus tard.

« …Take my breath awaaaaaayheyheyheeeeeeey… »

– On a confié le système électrique d’un drone de combat à un fabricant de juke-box ?

– Et sa structure à des gars qui fabriquaient des biclous, parfaitement. Pour trouver le truc le plus futuriste de l’époque, faut regarder dans le nez du bestiau, qui abrite une caméra de télévision. Ce qui est filmé est transmis en direct sur l’écran du navigateur du vaisseau-mère.

OK, c’est pas encore une GoPro.

– T’en ferais pas un peu des caisses ?

– OK, de l’avion-mère : des Grumman TBF Avenger, qui ne volent pas trop loin de là, donc.

– Tiens, déjà l’Avenger ?

– Le nombre de noms badass possibles est limité, tu sais.

– Et l’armée achète ce truc ?

– À fond. L’Operation Option prévoit la création de 18 flottilles de drones d’assaut, soit 162 avions de guidage et un millier de drones, avec une option pour un petit peu plus.

– Un petit peu plus comment ?

– Oh disons 5000.

– Pardon ?

– T’emballe pas, ils en auront et tout et pour tout produit un peu moins de 200. Mais ils les ont vraiment engagés dans le Pacifique, en revanche. Le principe consistait grosso modo à foutre une torpille sous le bide des TDR-1 et à les lâcher à faible altitude dès qu’un bateau japonais passait dans le secteur.

– Et ça a marché ?

– Eh ben plutôt, oui. La première attaque date du 30 juillet 1944 avec une succès qui atteint les 57 %.

– Pas maaaaal.

– Bien mieux que des frappes conventionnelles, oui. Mais le truc, c’est que ce taux concerne un nombre très faible de tirs : 21 cibles détruites par des TDR-1 en 37 missions. Et pourtant, l’armée a vite arrêté les frais. La dernière opération impliquant des drones au cours de la Seconde guerre mondiale date d’octobre 1944.

– Pourquoi tout arrêter, si ça marchait aussi bien ?

– Les problèmes techniques étaient récurrents en phase de production, les armes conventionnelles faisaient déjà largement le job et on commençait à faire des trucs intéressants avec des atomes dans un certain désert du Nouveau-Mexique. Bref, c’était encore tâtonnant et loin d’ être indispensable : rideau.  

– Hey, j’ai une idée, si on mettait ce truc sous un drone et…
– MAIS TA GUEULE.

One thought on “Game of drone

  1. Bonsoir,
    Petit ajout à votre bel article : le premier drone a maintenant plus d’un siècle :

    https://www.lemonde.fr/la-foire-du-drone/article/2014/11/11/la-premiere-guerre-mondiale-a-aussi-invente-les-drones_5992940_5037916.html

    Les pigeons ont aussi été utilisés (ou prévus) pour repérer les pilotes perdus en mer : on dresse le pigeon à détecter la couleur jaune-vert du colorant libéré par les pilotes dans l’eau, et il appuie sur un bouton. Il n’y a plus qu’à la placer dans une lucarne, genre nez de bombardier, et à survoler l’océan. Si couleur détectée __> coup de bec sur le bouton. Plus sensible qu’un œil humain.

    Pour finir, une certaine Norma Jeane Baker fabriquait des drones :

    https://paleofuture.gizmodo.com/marilyn-monroe-assembled-drones-during-world-war-ii-696681799

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