L’homme qui a vu l’ohm

L’homme qui a vu l’ohm

– Qu’est-ce que tu fais sur ce tabouret ?

– Je change l’ampoule figure-toi, puisque quelqu’un n’est pas fichu de s’en charger depuis bientôt quinze jours que je lui signale.

– Pardon, je réalise que ma question est mal posée : qu’est-ce que tu fais sur ce tabouret avec des bottes en caoutchouc aux pieds ?

– Je m’isole. C’est dangereux, l’électricité.

– Tout ce que je dis, c’est que tu aurais tout même pu prendre le temps d’enfiler un slip et pas seulement des bottes, mais bravo pour l’intention, la sécurité c’est important. En revanche, tu t’es formé en lisant le manuel « Se former à l’électricité en un éclair » par Claude François, non ?

– Pourquoi ?

– Parce qu’à ta place, j’aurais commencé par couper le courant au disjoncteur.

– Ah oui mais j’y verrais vachement moins bien.

– …

– ON FAIT MOINS LE MALIN MONSIEUR JE SAIS TOUT ON N’Y AVAIT PAS PENSÉ À ÇA.

– Écoute, donne-moi cette ampoule avant de tout faire sauter, j’aimerais autant éviter d’avoir à te ranimer.

– M’a pas l’air bien sorcier, au pire. Tu remets un coup de jus et hop.

– Tu rem… Mais doux Jésus, tu as lu ça où ?

– Dans Frankenstein. A « spark of life« , rappelle-toi ? C’est avec cette « étincelle de vie » que le docteur arrive à démarrer la créature.

– J’ai beaucoup d’admiration pour Mary Shelley, Sam, mais comment te dire… Et d’une, elle ne fait littéralement jamais allusion à l’électricité de manière directe. Et de deux, je te promets qu’elle s’y connaissait à peu près autant en que toi dans le domaine.

– Sornettes.

– Et pourtant, Sam, et pourtant. Ceci dit, j’exagère un peu : Mary a clairement été marquée par quelques expériences liées à l’électricité. Est-ce que le nom de Galvani te dit quelque chose ?

– Le ministre de l’Agriculture et de la Pêche de Jospin ? Bien sûr. Un homme et un nom inoubliables.

– Hein ? Mais non, ça c’est Jean Glavany, patate. Je te parle de Luigi Galvani.

– Plutôt un prénom de plombier, ça, si tu veux mon avis.

‘Faut savoir se diversifier, quand on est artisan ».

– C’est malin. Bon : Mary Shelley est bien trop jeune pour avoir assisté aux expériences de Galvani puisqu’elle n’avait pas un an quand il a cassé sa pipe mais Galvani était un anatomiste italien célèbre pour pas mal de choses, une surtout. C’est grâce à lui que t’as branché des grenouilles mortes sur du 220 en cours de biologie au collège.

– Oh mon dieu j’avais oublié. La grande époque où on se faisait engueuler dès qu’on faisait des jeux de rôle mais où ça ne gênait personne que chaque foutu cours de sciences naturelles ressemble à une nouvelle de Lovecraft.

« Bonjour les enfants. Interro surprise, j’espère que vous avez révisé. »

– Voilà. Ben le premier à avoir théorisé l’idée d’un « fluide animal », d’une sorte de courtant électrique propre à la vie, c’est Galvani. D’où le nom de galvanisme pour décrire sa théorie : l’existence d’une « électricité animale » qui serait sécrétée par le cerveau. Le tout appuyé par une série d’expériences au cours desquels le bon docteur fait passer de l’électricité dans les nerfs de bestioles franchement décédées pour le plaisir simple de voir leurs muscles se contracter. T’es tout pâlichon, minou, d’un coup ?

– Je revois encore les guibolles de cette pauvre grenouille tressauter sur ma paillasse. 14 ans, bon dieu. On avait 14 ans et on nous faisait électrocuter des foutus cadavres de batraciens.

– C’était pédagogique, on était même notés pour ça mais ça manquait de fait de cuisson, d’ail et de fines herbes. Mais revenons à Galvani qui a laissé plusieurs choses derrière lui dont un verbe, galvaniser, et un neveu : Giovanni Aldini.

– Sans compter une belle ardoise chez EDF, si tu veux mon avis.

– Possible. Bref : Aldini travaille longtemps dans l’ombre de son cher tonton et publie en 1803 un ouvrage qui récapitule toutes ses théories et tente de clouer le bec à ses détracteurs dont l’inventeur de la pile, Volta. Pour le citer très directement, il se fait fort de « transmettre un fluide énergétique jusqu’au au siège de toutes les sensations, répartir sa force dans les différentes parties des systèmes nerveux et musculaire, produire, réanimer et, pour ainsi dire, contrôler les forces vitales. Tel est l’objet de mes recherches, tel est l’avantage que je compte retirer de la théorie du galvanisme. »

– Contrôler les forces vitales ?

– Exactement. Tu comprends un peu mieux pourquoi beaucoup de gens pensent que c’est dans ce bouquin que Mary Shelley puisera son inspiration quelques années plus tard, au moment d’écrire la fameuse scène de la « naissance » de la créature de Frankenstein. Non seulement elle, Shelley et Byron avait parlé du galvanisme sur les bords du lac de Constance, le soir où ils ont eu l’idée d’écrire des histoires d’horreur pour se distraire, mais la scène où la créature ouvre les yeux pourrait être une référence directe à LA grande expérience que décrit Aldini dans son ouvrage.

– Avec quoi il avait fait joujou, ce coup-ci, Aldini ? Encore des grenouilles ?

– Ah non. Plus gros ?

– Des chats ?

– Nope. Plus gros.

– Quoi, pas des chèvres ?

– Nope.

– Encore plus gros ?

– Oui.

– Je donne ma langue au chat.

– Je serais toi, j’éviterais de laisser traîner le chat d’une part et ta langue d’autre part près d’Aldini, il avait une fâcheuse tendance à planter des électrodes dedans pour les faire gigoter. C’est en tout cas ce qu’il a fait avec la langue de ce pauvre Georges Foster.

– Il a planté des électrodes dans la langue d’un type ?

– Non mais il était mort, à ce moment-là, Sam.

– Aaaah bon ben alors ça va, suis-je bête.

– Ne sois pas sarcastique et console-toi en te disant que Georges Foster n’était pas un garçon particulièrement sympathique. C’était un meurtrier, condamné à mort par la justice de Sa Majesté Georges III et dûment pendu le 18 janvier 1803. Et devine qui attendait tout frétillant d’impatience sous le gibet en attendent que ça fasse klok ?

– Aldini ?

– Gagné. Il avait reçu l’autorisation parfaitement officielle de récupérer le cadavre du défunt, encore bien frais. De quoi rire et s’amuser en société et même en société savante, en l’occurrence. Bref, on fout ce pauvre Georges Foster sur une charrette et zou, direction le Royal College of Surgeons de Londres, où l’attendent de nombreux gentlemen impatients, médecins professionnels ou simples curieux.

– Mais il leur a promis quoi, enfin ?

– Pas de ressusciter Foster, en tout cas : Aldini n’a jamais, au grand jamais prétendu redonner la vie à un cadavre. Mais pour être franc, c’est bien ce qu’espère une partie du public londonien, qui ne recule jamais devant la perspective d’un grand moment d’horreur gothique. Et pas seulement lui, d’ailleurs, pour être franc. Un peu partout en Europe et aux Etats-Unis, les dissections sont ouvertes depuis lurette au grand public, moyennant finances le plus souvent. Assister à la dissection d’un corps humain dans un « théâtre anatomique » n’est pas vraiment fréquent mais ce n’est pas non plus rarissime. Et en Angleterre, ce sont souvent des condamnés à mort pour l’excellente raison que c’est un des rares moyens légaux dont disposent les anatomistes de se procurer une bonne tranche de bidoche, au moins jusqu’à l’Anatomy Act de 1832. Pour ce qui est des moyens illégaux, on en a déjà parlé.

– Enfin là, on ne parle pas de dissection.

– Non, mais c’est le cadre juridique qui a permis à Aldini d’obtenir le corps de Foster.

– Et il lui fait quoi, au corps de Foster ?

– DES TAS DE TRUCS PAS COOL.

– Va falloir être un peu plus précis.

– Sûr ?

– Attends…

– OKAY. Il commence par lui remplir les oreilles d’eau salée.

– Ah oui c’est moche, oulalala.

– Rigole tant que tu peux, va. Il branche ensuite deux tiges sur une batterie. En métal, les tiges, donc conductrices. Et puis il commence à les promener un peu de partout sur le corps de Foster.

– Oh ben jusque-là pardon mais j’ai vu plus impress…

– Oh ça ne pisse pas le sang de partout, je te l’accorde. Mais quand ils commencent à toucher la bouche et l’oreille du défunt, ça part en cacahuète dans l’amphithéâtre, Sam. Le courant fait comme prévu réagir les muscles du mort dont la mâchoire commence à se convulser et dont l’œil gauche s’écarquille brusquement, pendant que tous les muscles du visage se contractent. Imagine l’effet sur le public non averti. Et même sur les médecins, d’ailleurs. Aldini lui-même en a gardé un souvenir frappant. Dans son livre, il écrit ceci : « j’ai observé de fortes contractions dans les muscles de la face, tordue d’une manière si anarchique qu’elle présentait l’apparence des grimaces les plus horribles. L’action des paupières était extrêmement frappante, bien que moins sensible sur une tête humaine que sur celle d’un bœuf ».  Autant te dire que sur les bancs, on commence à se sentir un peu mou des genoux. Et puis…

– Et puis quoi, pour l’amour du Christ ?

– Et puis Aldini commence à lui électrifier le fion, au pauvre Foster.

«  »HEY PAS PAR LA ON A DIT. »

– Hein ?

– C’est pour la science. Et tu connais la principale caractéristique d’un anus, Sam ?

– Je… Non. Rien.

– C’est bourré de nerfs. Quand le courant se met à brusquement lui dévaler dans l’oignon, le cadavre se met à tressauter sérieusement en donnant comme des coups de poing et des coups de pied dans le vide, tout en se cambrant de tout son long. D’après le Newgate Calendar, un journal spécialisé dans le compte-rendu des exécutions…

– Attends, un journal spécialisé dans quoi ?

– Dans le compte-rendu des exécutions, pourquoi ?

– Rien, tout est parfaitement normal, continue.

– D’après le Newgate Calendar donc, c’est le moment où une partie du public a commencé à se barrer, saisi de trouille à l’idée qu’on était vraiment en train de ressusciter le cadavre d’un type qui avait de surcroît toutes les chances d’être un peu énervé puisqu’on venait de lui faire péter les cervicales deux heures plus tôt. Au passage, réanimé ou pas, Foster aurait eu du mal à courir partout avec la moelle épinière coupée mais les gens paniquent pour un rien.

– On parle bien de citadins pour qui assister à des dissections revenait à passer une bonne soirée ?

– Ben justement. On venait dans les théâtres pour regarder des messieurs compétents découper des gens morts, pas pour voir des macchabées s’agiter comme des damnés sous prétexte qu’on leur tripotait le pot d’échappement avec une tige de métal.

– C’est vrai qu’on se rend ailleurs que dans des théâtres anatomiques, pour ce genre de pratiques. Même si ça reste anatomique et théâtral, tu me diras.

– Je… ne veux rien savoir. Quoi qu’il en soit, la panique est montée et pas mal de gens se sont barrés en catastrophe. Dont l’appariteur de la société de chirurgie qui en aurait d’après les journaux de l’époque fait un infarctus en sortant du bâtiment.

– Aldini n’a pas tenté de le ranimer, non ? Il avait l’air chaud, là.

– Non, Aldini a continué son travail comme si de rien n’était, un peu contrarié de voir qu’il n’arrivait pas à faire redémarrer le cœur. Quinze ans plus tard, Mary Shelley écrivait le chapitre 5 de Frankenstein, dont la fameuse phrase qui m’a valu une belle nuit blanche à 15 ans : « Il était déjà une heure du matin ; une pluie funèbre martelait les vitres et ma bougie était presque consumée lorsque à la lueur de cette lumière à demi éteinte, je vis s’ouvrir l’œil jaune et terne de cet être ; sa respiration pénible commença, et un mouvement convulsif agita ses membres. » 

– Dis-moi qu’on a fini par interner Aldini dans le pavillon des agités de Sainte-Anne.

– Pas du tout, on l’a couvert d’honneur et l’empereur d’Autriche lui a même refilé la médaille de l’Ordre de la Couronne de Fer, ce qui est tout de même classieux, voire metal.

« Tu vas peut-être sentir un léger picotement ».

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