Ca flotte en-dessous

Ca flotte en-dessous

– Alors, avoue qu’on a bien fait.

– Mouais.

– Mais si, allez. Il fait encore bon, la nuit est belle, et un peu de marche ne peut pas nous faire de mal.

– Tu sais, moi, la marche à pied…

– Fallait y penser avant de finir ton budget de la soirée sur une dernière tournée.

– Je ne me souviens pas que tu aies craché dessus.

– Je ne dis pas le contraire.

– En revanche je connais quelqu’un qui ne voit pas l’intérêt de commander un taxi parce que « ça ne fait qu’une petite balade de 20 minutes, tu verras, c’est sympa ».

– Je maintiens, c’est sympa.

– Ca fait plus de 20 minutes.

– Je…comment dire…ne le prends pas mal, mais on serait déjà arrivés si tu marchais droit.

– HEY !

– Ben si, sincèrement, on n’est pas à la pointe de l’efficacité.

– Non, je veux dire : HEY !

– Quoi ?

– T’as vu ?

– Mais quoi ?

– T’AS PAS VU ?

– On est parti pour tourner en rond, pour en revenir à…

– Mais non mais le machin là, LA !

– Le…ah oui, tiens. Ah ben voilà, il est parti.

– Mais c’était quoi ?!

– Franchement, j’ai pas bien vu.

– C’était énorme.

– Je pense que tu exagères un peu. Belle bête, mais bon. Au final, sans doute un rat, hein. A fortiori s’il s’est carapaté dans une bouche d’égout.

– Non, c’était plus gros qu’un rat.

– Je ne crois p…

– Ou un rat mutant, alors.

– Ah, d’accord.

– Si si. Ca existe. Pas étonnant avec tout ce qu’on balance dans les égouts. D’ailleurs moi j’ai vu ses yeux. Ils étaient luisants. Et rouges. Avec une lueur d’intelligence malsaine. Malveillante. J’ai bien senti que si j’avais été tout seul…

– Ok, ok, je vois comment ça va finir.

Ca n’arriverait pas s’il avait grandi en lisant la comtesse de Ségur.

– Tu ne sais pas ce qui rôde sous nos pieds. Tu n’imagines pas les flots monstrueux qui roulent dans ces tunnels impies, et les horreurs sans nom que charrie cette fange inconcevable.

– Euh, sans doute, disons que de manière générale je ne tiens pas particulièrement à passer du temps à y réfléchir, mais pour autant je persiste à douter de la présence de créatures mutantes, qu’il s’agisse de rats ou de tortues. Pis de toute façon ces saloperies n’ont pas besoin d’être mutantes pour être flippantes, hein.

– Les rats, tu veux dire ?

– Ben oui. Tu pensais à quoi d’autre ?

– Euh, je ne sais pas.

– Aaaaah, si si si. Je le vois bien, tu penses à autre chose.

– Non. Pas du tout. Et puis on n’est pas à New York, de toute façon.

– Ha ha. C’est donc ça. Tu as peur de voir sortir un gros saurien. Tant qu’à faire énorme, albinos, et affamé.

– Je dis juste que j’en ai trop souvent entendu parler pour ne pas me poser de questions. C’est tout. On a tous croisé cette histoire, non ?

– Probable. Il y aurait, tapie quelque part dans le vaste réseau des égouts de la Grosse Pomme, une colonie d’alligators plus ou moins mutants. Des animaux sans doute arrivés là après avoir été achetés à titre de curiosités domestiques par des résidents un peu inconséquents, qui les auraient balancés par la chasse d’eau une fois les bestioles devenues un peu trop encombrantes.

Qui ne l’a pas déjà fait pour un chat devenu pénible ? Comment ça personne ?

Une fois dans les égouts, elles se seraient gavées des rats abondants, tout en étant exposées à toutes sortes de produits chimiques, résidus de médicaments et autres, ce qui leur aurait permis d’atteindre des tailles hors du commun. Et pour compléter le tableau l’environnement obscur leur aurait fait perdre toute forme de pigmentation, en les rendant par ailleurs pratiquement aveugles (mais leurs autres sens ont grandement gagné en acuité, en faisant des prédateurs des ténèbres d’une terrifiante efficacité). C’est ça ?

– Oui.

« On se calme, je voudrais juste bronzer un peu. »

– Effectivement, l’histoire est connue.

– Mais c’est une légende urbaine.

– …

– Mais c’est une légende urbaine ?

– Les alligators dans les égouts de New York ? Absolument…

– Ouf.

– Pas.

– Non attends c’est pas sympa de jouer avec mes nerfs comme ça.

– Je ne joue pas, mais tu vas voir qu’il n’y a pas de quoi paniquer. Ca fait…à peu près un siècle qu’on repère de temps en temps des alligators dans les réseaux d’eaux et rivières de plusieurs grandes villes américaines qui se situent en dehors de leur zone habituelle de peuplement. C’est assez régulier.

– Super, merci.

– Tiens, regarde. Parmi les épisodes les plus récents, un saurien a été aperçu dans le secteur ouest de Chicago en juillet 2019. Un peu avant, en juin 2008, une bestiole de 20 kg a été capturée dans la Chicago river. Ce qui est une excellente nouvelle : ce cours d’eau a longtemps été considéré comme l’un des plus dégueus au monde, mais aujourd’hui il est à nouveau propre et riche en poissons. C’est bien non ?

– Euh…

– Et ils étaient loin d’être les premiers. En juillet 1902, une bête de près d’un mètre est observée par un policier et un ouvrier sidérurgiste, toujours dans la Chicago river. Le policier lui tire dessus à 4 reprises, mais le manque, et son compère l’attrape avec une corde.

– Sortez de l’eau et lâchez ce sac à main.

– C’EST PAS UN SAC A MAIN !

– Je retiens qu’il faut plus se méfier des sidérurgistes que des policiers.

– Mais évidemment, là je te parle de Chicago et pas New York. Or il se trouve que dans l’état de New York, bien que pas franchement mitoyen de la Floride, il y a au final pas mal d’alligators qui traînent. Quelqu’un a pris la peine d’éplucher les archives du New York Times entre 1905 et 1993, et il y a de quoi se faire quelques paires de bottes.

– A ce point ?

– Je te fais une petite recension. Le 4 septembre 1924, un alligator « de bonne taille » échappé de la résidence d’un docteur est capturé dans un cours d’eau gonflé par les pluies de la bourgade de Middletown, état de New York. Le 3 juillet 1929, un résident de Port Jervis, NY, trouve un alligator de moins d’un mètre sur sa pelouse. Le 22 mai 1932, c’est un habitant de Pleasantville qui a la même surprise en taillant sa haie.

– Je vais aller apporter quelques modifications à la tondeuse.

– Tu n’es pas crédible, tu ne passes pas la tondeuse. Je continue. Le 30 juin 1932, deux garçons se présentent au bureau de la police du comté de Westchester. Ils informent que la rivière Bronx grouille d’alligators.

– Mais oui bien sûr. Allez, circulez et revenez le 1er avril.

– Sauf que les gamins apportent comme preuve une bestiole morte d’environ un mètre de long.

– Alarme générale !

– Le NYT raconte que le chef de la police et ses hommes ont longuement réfléchi à la meilleure méthode pour attirer et capturer les bêtes. L’un des hommes, ayant entendu que l’appel nuptial de l’alligator était un mélange entre l’aboiement d’un chien et le grognement d’un cochon, suggère qu’un de ses collègues, chanteur basse dans la chorale de la police, s’entraîne à le reproduire.

– Non mais attends, c’est la Police ACADEMY de Westchester, non ?

– Le chef de la police, sur la suggestion d’un visiteur qui lui assure que les alligators en raffolent, passe plutôt commande d’une grande quantité de foies auprès d’un charcutier local. Sans succès. La chasse prend fin le 2 juillet 1932, sur un bilan nul. La police conclue que les deux garçons ont vu des lézards ou des serpents, et que ce qu’ils ont ramené est en fait un croco « domestique » échappé plusieurs semaines auparavant.

– Oh ben tout va bien alors.

– Le 12 septembre 1933, un détachement de 6 hommes en arme est organisé pour mener une chasse au gator dans la rivière Passaic à Belleville, dans le New Jersey. Il s’agissait sans doute de bêtes échappées du parc urbain de Military Park, à Newark. Le 8 mars 1935, deux alligators, un vivant d’un mètre et un mort du double, sont retrouvés dans le réservoir de Grassy Sprain dans le comté de Westchester. Et un phoque, aussi.

– On n’est plus à ça près.

– Le 1er juin 1937, le capitaine Fisk, à la tête d’une barge, capture un alligator d’1,2 mètre dans l’East River. Il le décrit comme plus épuisé qu’autre chose, et le propose à la police, qui décline. Il en conclue qu’il « va devoir le garder comme animal de compagnie », puisqu’il ne se voit pas le relâcher « là où des enfants se baignent ».

– Bien aimable de sa part.

Franchement, les histoires de pêcheurs, n’importe quoi.

– Et c’est pas fini. Le 7 juin 1937, des passagers qui attendaient le métro à la station Brooklyn Museum sur le coup de minuit voient un alligator d’une cinquantaine de centimètres sortir d’une benne à ordures. Des témoins ont vu un homme jeter un gros paquet dans la benne en question quelques minutes plus tôt. Le 16 août 1938, ce sont 5 gators, dont le plus gros fait 40 centimètres, qui sont capturés dans le lac Huguenot, comté de Westchester. Le 17 août 1942, un alligator d’1,2 mètre est signalé dans le lac Midowaskin, comté de Westfield (NY). Il s’était sans doute échappé d’un zoo local ou d’une résidence privée. Enfin plus récemment, le 12 août 1982, un alligator de 55 cm est pêché dans le réservoir de Kensico, comté de Westchester. Désolé pour l’inventaire un peu fastidieux, mais que peut-on conclure de tout ça ?

– Qu’il faudrait me payer bien cher pour que j’aille me baigner où que ce soit dans le comté de Westchester.

– Je te rejoins. Et aussi ?

– Mmm…je n’ai pas vu passer d’alligator dans les égouts.

– Effectivement. Parce que je t’ai gardé un épisode particulier pour la bonne bouche.

– D’égout.

– Voilà. Le 9 février 1935, des gamins d’East Harlem évacuent à grands coups de pelle de la neige dans une bouche d’égout. Ils aperçoivent du mouvement là-dedans en dessous. L’un d’entre eux regarde, et annonce à ses compères esbaudis que c’est un alligator.

– La troupe prend logiquement la fuite et va prévenir les autorités.

– Rien du tout oui. Ici c’est Harlem. Ils vont chercher une corde à linge, en font un lasso, et sortent la bête. Ce qui n’a certainement pas dû être une mince affaire, puisqu’elle fait près de 2,5 mètres pour une soixantaine de kilos.

– Vache !

– Non, tu n’as pas écouté. Tu as donc un groupe d’ados dans la rue avec un alligator de 2,5 mètres. Ce dernier ne doit pas apprécier, et commence à claquer des mâchoires.

– La troupe prend logiquement la fuite et va prévenir les autorités, cette fois.

– Toujours pas. Ils le tuent à coups de pelle.

– Les New Yorkais sont…vindicatifs.

– Le New York Times en fait donc un article, parce qu’il est hors de question de passer à côté de l’occasion de transformer la rubrique « chiens écrasés » en « alligators défoncés ».

– Dans l’absolu, un journal de New York qui sort quelque chose d’aussi sensationnel, je me méfie un peu.

– Il n’est pas le seul. Le New York Herald Tribune raconte l’événement avec suffisamment de petites différences, y compris dans l’orthographe du nom des gamins, pour qu’il ne s’agisse pas d’une simple reprise. Et une semaine et demie plus tard, le Brooklyn Daily Eagle raconte que des employés de l’incinérateur de Barren Island, qui ont eu la mission de brûler la carcasse, en ont gardé une partie en souvenir.

– Bon, donc c’est solide.

– Manifestement. Nous avons notre alligator rôdant dans les égouts. Et tu auras remarqué que c’est de loin le plus gros que nous ayons croisé jusqu’à présent.

– J’avais remarqué, oui, merci beaucoup.

– Ce qui pose deux questions, au moins. D’une, que foutent tous ces alligators à New York, et de deux, qu’en est-il d’une population locale spécifique aux égouts.

– J’en aurais d’autres, mais celles-là me conviennent.

– Eh bien commençons par dire qu’à l‘époque, dans les années 30, il était facile de se procurer un alligator. On en proposait dans les magazines pour jeunes, pour 1,5 dollar.

Un peu que j’en veux, oui.

Sachant par ailleurs qu’il était tout à fait légal d’en envoyer par la poste, ce que proposaient des fermes à alligators en Floride ou Californie.

Vous m’en mettez une pelote, merci.

Avant tout pour les zoos, ou les laboratoires, les fermes, ou encore les magasins, mais aussi les particuliers. Il y avait d’ailleurs régulièrement dans la presse locale des histoires de bureaux de poste qui devaient gérer des bébés alligators échappés de colis défaillants.

– Ca met toujours un peu d’ambiance au bureau.

– Et ça répond à la question de savoir comment les gators sont arrivés dans le nord. Parce que ce qui est certain c’est qu’ils ne sont pas venus d’eux-mêmes dans un pays où il fait significativement plus froid que chez eux. Ce qui nous amène à la deuxième question : une fois que nos bestioles se sont échappées, ou ont effectivement été dégagées par leurs propriétaires, et se retrouvent dans le réseau des eaux usées, que deviennent-elles ?

– Des cauchemars, en ce qui me concerne.

– Malheureusement pas.

– Merci, ça fait toujours plaisir.

– Malheureusement pas pour elles. Les chances de survie d’un alligator dans les égouts de New York sont nulles au-delà de quelques jours, au plus semaines. D’abord, il se pèle. Ce n’est pas parce que tu évacues un pipi à 37°C au milieu de trois litres de flotte que la température ambiante est comparable à celle d’un marécage de Floride. En outre, ben on parle des égouts. Ce n’est pas vraiment un environnement sain, c’est au contraire saturé en bactéries diverses, notamment de type E.coli et salmonelle, qui ne conviennent pas du tout à nos pauvres sauriens. Donc on va être clair : il ne saurait y avoir de population indigène d’alligators dans les égouts de New York, parce qu’ils ne peuvent pas vivre là-dedans.

– Ca fait une bonne chose d’établie.

– Sauf que manifestement elle a du mal à l’être pour tout le monde, et la rumeur est pour le moins persistante.

– A cause de l’épisode de février 1935 ?

– Pas forcément. Il apporte une base historique, mais la rumeur vient largement du livre de Robert Daley World Beneath the City, publié en 1959. Il y relate le témoignage  de Teddy May, responsable des égouts jusqu’en 1955. May raconte que des employés municipaux lui avaient signalé des alligators dans le réseau dès 1935, ça se tient, mais qu’il n’y croyait pas. Il était donc allé vérifier lui-même, et avait vu de ses yeux une véritable colonie.

– Je le savais !

– Mais non, parce que de toute façon toujours selon May, la municipalité a pris des mesures. Le livre explique que les bêtes ont été abattues, empoisonnées, ou guidées vers les voies principales pour être évacuées vers la mer.

– Oui mais y’en a eu.

– Non, toujours pas. Non seulement quand May raconte l’histoire à Daley en 1959, il a 84 ans et l’histoire remonterait à plus de 20 ans, mais en plus il avait auprès des services la réputation d’être un raconteur d’histoire. Et en fait il n’a jamais été en charge des égouts. Il y a travaillé, c’est tout.

– Donc c’est du pipeau.

– Oui, ne serait-ce que pour les raisons que j’ai listées plus haut. Mais on ne va pas faire semblant de croire qu’il suffit d’arguments rationnels et cohérents pour faire mourir une légende urbaine. Par conséquent le Bureau des égouts de New York reçoit encore régulièrement des questions et demandes à ce sujet. Les employés et responsables interrogés à ce sujet à la fin des années 90 ont bien attesté qu’ils n’ont jamais vu la queue d’un alligator, mais que veux-tu…

– Donc pour ce qu’on en sait, il y a eu un alligator dans les égouts de New York.

– Voilà. Autant qu’à Paris.

– Pardon ?

– Le 7 mars 1984, les pompiers de Paris sont appelés par le service des égouts. Des agents ont vu un animal bizarre sous la rue du Pont-Neuf dans le 1er arrondissement.

– Et plutôt que d’y aller à la pelle comme des gamins de New York, ils appellent les pompiers. Pffff…

– Faut croire qu’ils n’avaient pas envie de s’en faire une ceinture. Les pompiers interviennent, et capturent une grosse bêbête de 80 cm de long, qu’ils emmènent au Jardin des Plantes. La bestiole est identifiée comme une femelle crocodile du Nil.

– Ca fait loin quand même, qu’est-ce qu’elle fait là ?

– Alors ça, on n’en saurien. Les experts qui l’examinent estiment qu’elle a pu vivre un à deux mois dans les égouts, où la température est relativement clémente, en se nourrissant…de ce qui passait, déchets et rats. Et qu’elle est néanmoins en parfaite santé.

– Et tu me fais les gros yeux quand je reprends des frites.

– Pour qu’il en reste plus pour moi, c’est la seule raison. La crocodile est donc baptisée Eléonore, et confiée à l’aquarium de Vannes. Puis à la ferme des crocos de Pierrelatte, où elle vit jusqu’à…eh ben y’a pas longtemps, mai 2021. C’est que ça peut durer jusqu’à 100 ans en captivité. Elle faisait alors 4 mètres de long et près de 200 kg, pour un âge estimé à 40 ans.

Alors voilà, ça arrive sans papier ni rien et ça vit des décennies aux frais de la princesse.

– Belle bête. Pour autant la légende des crocos de Paris n’a pas pris.

– Non. Peut-être parce qu’il n’y a pas eu de livres à succès racontent n’importe quoi sur l’histoire parisienne.

– Euh, si. Si si.

– Ok. Alors peut-être parce qu’il n’y a pas dans l’imaginaire français l’histoire des cochons de Londres.

– Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ?

– C’est la légende d’avant la légende. Et là encore on va partir d’un livre, écrit un peu plus de 100 ans avant celui sur la vie souterraine de la Grosse Pomme. En 1851, Henry Mayhew publie London, Labour, and the London Poor. Il est journaliste, et c’est le résultat de plusieurs années de travail de terrain à suivre la vie des plus pauvres résidents de la capitale, que Mayhew a côtoyés pendant les années 40. Parmi eux, les « chasseurs des égouts », travailleurs des berges, ou toshers, qui explorent les canaux accessibles depuis les bords de la Tamise à la marée basse. Ils se déplacent en groupe, pour se défendre des rats, ou pire, et cherchent notamment tous les objets en cuivre qu’ils peuvent récupérer, mais aussi des pièces, des bijoux, des clous, du métal de manière générale.

Tout ça pour gagner des clous.

– Ca fait envie.

– A fond. Le travail des toshers est particulièrement ingrat et dangereux. Mayhew parle d’un millier de miles de tunnels et galeries construits sans grand plan d’ensemble sur des siècles. La hauteur moyenne est d’1,2 mètre. Il y a des gaz toxiques ou explosifs, les rats, le risque de submersion avec les marées, qui emplissent les tunnels jusqu’au plafond, ou quand des grilles et cloisons sont manœuvrées. Ceux qui s’y aventurent risquent également d’être ensevelis sous un éboulement, puisque dans certaines zones les briques sont complètement moisies et érodées, au point qu’on peut les attaquer « à la cuillère ».

– C’est comme mineur, mais les pieds dans les eaux usées.

– C’est ça. Encore que, pendant longtemps, les égouts charriaient surtout des eaux pluviales, puisque les eaux usées étaient versées dans des fosses spéciales. Mais en 1847 une loi ordonne leur fermeture, et impose que les latrines s’évacuent dans les égouts. Qui deviennent beaucoup, beaucoup plus crades, ce qui conduira d’ailleurs à ce que la Tamise finisse biologiquement morte en environ une décennie, avec d’ailleurs les conséquences que l’on sait.

La Grande Puanteur ?

– Celle-là même. En plus de tout ça, l’activité des toshers est déclarée illégale en 1840. Interdiction est faite de pénétrer dans le réseau, et une prime de 5 000 livres est offerte à quiconque dénoncerait un contrevenant. En conséquent de quoi les toshers travaillent de nuit.

– Mais enfin pourquoi ils insistent à la fin ?

– La réponse est la plus simple qui soit : ça rapporte. Il y avait manifestement dans les égouts de Londres suffisamment à récupérer pour occuper une population estimée à environ 200 personnes, en leur procurant un revenu loin d’être ridicule. Et même un peu au-dessus de la moyenne de la classe ouvrière, en fait.

– Ils n’ont pas volé leur prime d’insalubrité, même si je ne fais pas d’illusion sur les conditions de travail dans les usines et ateliers à l’époque.

– En effet.

– Attends, maintenant que j’y pense…

– Oui ?

– Tu as dit un truc là…ils se déplacent en groupe pour éviter les attaques des rats, ou pire.

– Ben oui, une morsure de rats peut te filer une quantité d’infections et saloperies potentiellement mortelles. Et ça peut être agressif en plus. Alors si tu tombes sur tout un groupe… Sans rire, c’est un réel danger.

– OU. PIRE.

– Ah, oui. Mayhew fait également état d’une histoire qui circule parmi les toshers. Une grosse truie…

– Hé ! Pas le physique !

– Non mais je veux…

– Et pis faut arrêter les clichés désobligeants sur ces braves bêtes, d’abord.

– C’est pas du t…

– Non non, je serai intraitable sur ce point.

Cherchez pas, c’est générationnel.

– Je peux ? Une truie grosse, au sens où elle n’allait pas tarder à mettre bas, se serait aventurée dans le réseau du côté d’Hampstead. Là, elle se perd, et donne naissance à ses petits dans les canaux. Gavée par l’afflux constant de nourriture, la portée aurait bénéficié d’une croissance remarquable, devenant à la fois nombreuse, sauvage, et féroce. Ce sont les cochons sauvages des égouts, ou sewer swines en VO.

The swines swiftly swept the sewers swimming from the swamps. Répétez-le 10 fois.

Et par conséquent les toshers faisaient état du risque d’attaque de ces monstres, certains allant jusqu’à prendre des armes pour s’en défendre.

– Mais c’est vrai ?

– Ben tu prends ta lanterne et tu vas vérifier.

– Nan.

– Mayhew ne prend pas de risque : il pointe avec étonnement le fait que les habitants n’aient jamais vu les cochons à travers les grilles, ou ne les aient jamais entendus. Mais ajoute que pour autant, certains sont convaincus de l’existence des cochons des égouts. Son livre connaît un succès certain, et devient une référence de culture populaire.

– Et la légende des cochons des égouts aussi.

– Probable, puisque l’histoire de la harde d’Hampstead est encore reprise dans le Daily Telegraph en octobre 1859, en parlant d’une monstrueuse population de cochons noirs qui se serait propagée dans cet environnement propice. Elle est même mentionnée par Dickens.

En passant, mesdames mesdemoiselles, Charles Dickens jeune. Ou pour le dire vite, une Dick Pic.

– Ca en fait des légendes qui circulent sous nos pieds.

– Sachant que l’histoire des cochons de Hampstead n’est même pas la première dans son genre.

– Comment ça ?

– On raconte en 1736 qu’un sanglier aurait échappé au couteau du boucher du côté du marché à viande de Smithfield Bars, et de la même façon se serait enfui dans les égouts. Où il aurait également prospéré pendant plusieurs mois avant de réémerger du côté de Fleet Ditch.

– Bon cela dit c’est pas invraisemblable, pour le coup.

– Non, il n’est pas aberrant d’imaginer que dans le Londres de l’époque, au 18e ou au 19e, des animaux d’élevage divers pouvaient s’échapper d’une façon ou d’une autre et finir dans le réseau des égouts. Après, qu’ils puissent y prospérer et s’y reproduire, c’est une autre histoire.

– Oui, et puis quand même, on aurait fini par les remarquer. Sans même parler du fait qu’ils peuvent ressortir comme ils sont supposément entrés.

– Exact. Les énormes travaux de rénovation et modernisation du réseau des égouts menés après la Grande Pestilence de 1858 n’ont d’ailleurs pas permis de repérer la moindre queue en tire-bouchon. Mais la vraisemblance de l’histoire, comme peut-être le précédent, qu’il soit réel ou non, de 1736, ont pu donner naissance au sein des toshers à cette légende. Comme cela s’est produit pour les mineurs ou les travailleurs de la sidérurgie, dont le folklore faisait état de différentes créatures fantastiques, qui intervenaient pour les sauver ou au contraire les mener à leur perte. Il y avait d’ailleurs chez les toshers la légende de la Reine des rats, qui pouvait se transformer en belle femme et tenter de séduire les travailleurs isolés.

– Une belle fille qui se promène comme ça dans les égouts, c’est pas suspect du tout.

– Ben en attendant il valait mieux ne pas la contrarier. Ceux qui acceptaient ses faveurs en étaient récompensés en faisant des récoltes particulièrement favorables, tandis que ceux qui l’offensaient d’une manière ou d’une autre finissaient noyés.

– Je note : si je croise une nana aguicheuse dans les égouts, je ne dis pas non. Pour mon bien.

– Voilà. Il est également possible que certains aient cru en cette histoire comme en une forme de revanche de la nature à l’époque où se construit la ville industrielle, avec notamment ses aménagements urbains y compris en termes de réseaux de canalisations.

– Donc dans les égouts y’a pas d’alligators, pas de cochons sauvages, mais pas non plus de filles délurées et entreprenantes.

– On peut pas tout avoir.

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